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Éditorial

La réforme de l’Église
Jérôme Levie

Le thème de la Réforme est d’actualité à plusieurs titres : d’abord parce que la réforme est inhérente à l’histoire et à l’être de l’Église – « loi de tension asymptotique de conformité au Christ des Évangiles », selon la formule du Cardinal Journet –, ensuite parce qu’on s’accorde à dire que les réformes voulues par le Concile sont loin d’avoir été menées à bien, enfin parce que le thème, pour ce qui concerne au moins les questions liturgiques et ladite « réforme de la réforme », est dans l’air de ce pontificat.

Bien penser et bien mener ces réformes – et, a minima, se dégager de l’idéologie perverse du « changement pour le changement » – nécessite à la fois d’être au fait de la situation et des besoins de notre époque, et d’avoir en tête les enjeux théologiques fondamentaux de toute réforme de l’Église. Vu l’ampleur de la tâche, ce numéro de Résurrection ne saurait prétendre à l’exhaustivité mais se propose seulement d’illustrer en profondeur et selon ces deux axes certains aspects de la nécessaire réforme.

La centralité de la liturgie dans notre réflexion n’est ni erreur ni hasard : n’en déplaise à ceux pour qui ces « questions de burette » ne peuvent que détourner le regard de ce qui serait vraiment l’urgence, au fondement de toute théologie pastorale doit être placé le primat théocentrique de l’adoration, la primauté du culte divin. Réformer l’Église doit avoir pour unique but de l’aider à remplir toujours mieux son rôle, le salut des âmes en prolongement de l’Incarnation du Fils, et c’est un enseignement majeur du Concile que d’établir la liturgie comme source et sommet de cette action. La liturgie, « principal instrument de la Tradition », comme l’a vu de façon prophétique Dom Guéranger, est à la fois le lieu où l’Église est le mieux manifestée à elle-même et le lieu où elle se reçoit elle-même par l’effet du Sacrifice de son Seigneur. Sans négliger le fruit de l’oraison silencieuse de tant d’âmes fidèles qui s’offrent, c’est bien cette adoration, ce culte digne, qui l’unit à Dieu avec ses membres, étant ainsi la source de son renouvellement le plus authentique.

Le texte de Dom Diradourian témoigne du renouveau liturgique tel qu’il est vécu dans la communauté Saint-Martin – dont la liturgie digne et authentiquement catholique mérite d’être saluée et connue au-delà du cercle malheureusement restreint de ceux qui peuvent en bénéficier au quotidien – et qui converge avec l’esprit du Cérémonial de la sainte messe à l’usage des paroisses récemment paru. Rejoignant des mouvements d’origines diverses – citons le livre de l’abbé Barthe, La Messe à l’endroit –, l’article situe ce « nouveau mouvement liturgique » dans le sillage de la pensée liturgique du pape, contenue notamment dans son livre L’Esprit de la liturgie, et de son impulsion réformatrice, telle qu’elle s’exprime dans sa propre pratique de la liturgie et dans son motu proprio Summorum Pontificum.

Ladite pratique liturgique se fonde sur trois principes : fidélité à servir la forme ordinaire du rite, dans l’obéissance aux lois liturgiques, subsidiarité menant au respect de l’autorité de l’usage, prudence pastorale dans les changements. L’insistance sur l’ars celebrandi séculaire de la liturgie latine, qui traverse les frontières des deux formes du rit romain et qui s’est notamment transmis de cérémoniaire en cérémoniaire au sein de cette communauté fondée en 1976, fait comprendre que, en lisant les rituels actuels dans l’esprit des précédents – herméneutique de la réforme et de la continuité oblige –, il n’y a pas à opposer recherche du respect du missel rénové et enrichissement de ce dernier. Ceci permet d’éviter d’accréditer l’idée, guère traditionnelle comme le souligne – après Pie XII dans Mediator Dei – le P. Gitton dans l’introduction au Cérémonial déjà cité, que la liturgie « prendrait sa valeur de l’obéissance à des règles fixées arbitrairement par l’autorité supérieure ».

Sont ainsi dégagées des résolutions pratiques pour une « réforme de la réforme », suivant une typologie graduelle d’enrichissement de la forme ordinaire : purification de tout ajout mondanisant ; valorisation des choix traditionnels (orientation de la célébration, usage du grégorien, distribution traditionnelle de la communion) ; explicitation des rubriques par la coutume ; addition, ou plutôt rétablissement de gestes ayant disparu des textes sans être pour autant proscrits (de la jointure des mains après la consécration aux prières de vestition, en passant par les génuflexions) ; enfin, éventuel enrichissement par mode de suppléance.

Le second article resitue ce thème de la réforme dans l’histoire de l’Église, dont le passé peut inspirer le futur renouveau – pensons aux ordres mendiants ou encore à la rénovation de l’ordre canonial par saint Norbert de Xanten. Qu’il s’agisse de la réforme menant au deuxième concile de Nicée, de la réforme grégorienne, etc., les grands moments de la vie de l’Église sont des moments de réforme et les relire permet de dégager l’idée de réforme des connotations individualistes et révolutionnaires venant de la réforme protestante.

L’article se penche sur sainte Catherine de Sienne et l’exemple de son attitude, intransigeante face aux péchés des prêtres mais respectueuse de leur ministère. Ses écrits lient constamment Réforme et retour au Christ, retour à la source inspiratrice et respect du caractère d’organisme vivant de l’Église, à l’aide d’images fortes exprimant tout le tragique de la situation, ressenti avec douleur par les fidèles, par celui qui voit dans sa vérité l’Église sainte, l’Épouse du Christ, souillée « parce qu’on lui suce le sang par derrière ». Le lien est fait avec la direction indiquée par le Saint-Père à la réforme de l’Église, fondée sur le discernement entre deux herméneutiques des textes conciliaires, « l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture » et « l’herméneutique de la réforme », du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église.

Ce thème de la réforme de l’Église est cependant présent dès la pensée chrétienne primitive, et c’est ce qu’illustre l’examen par J. Moreau d’un texte qui connaît depuis plusieurs décennies un certain regain de faveur. L’intérêt du Pasteur pour notre sujet vient en particulier de deux allégories développées par Hermas au sein de ce texte, qui est du reste en son entier un appel urgent à la conversion. La première est celle d’une tour progressivement édifiée et dont les pierres sont les apôtres, les saints et les fidèles purifiés ; le Fils de Dieu en est le rocher qui la porte, la porte qui y donne accès et le maître de la construction. L’accent est mis sur la sainteté de l’Église, présentée comme déjà parfaite : les chrétiens en font partie dans la mesure où ils se purifient de leurs péchés. Ceux qui ne sont pas purs sont appelés à s’y intégrer dans la perspective de la visite du Maître de l’Église qui la met à l’épreuve, afin qu’il puisse se réjouir de retrouver son peuple pur, uni dans un seul corps, une seule foi, un seul esprit.

Cette vision montre l’Église, « non comme un système, à l’intérieur duquel viendraient s’insérer les chrétiens, mais comme une communion de croyants rachetés par le baptême et vivant dans la sainteté ».

La seconde allégorie examinée présente des visions de l’Église comme une femme, plus jeune et plus solide à mesure que le cœur et le regard de celui qui la contemple se purifient. Elle enseigne que le jugement de chacun sur l’Église dépend directement de sa propre vie spirituelle, celle-ci conditionnant le critère plus ou moins mondain de nos critères de jugement et la pureté de notre cœur et de notre intelligence.

Les réflexions réformistes des dernières décennies s’articulent autour d’un livre célèbre dont ce numéro a voulu reprendre le titre, Vraie et fausse Réforme dans l’Église. Le P. Gitton et le professeur Perrin nous en retracent le contexte historique : les renouveaux biblique et patristique ont mené aux grandes encycliques de Pie XII mais aussi à une certaine ébullition réformiste, à un vent de révolution dans la manière de faire de la théologie. L’expérience, faite durant la Seconde Guerre mondiale, que la légalité pouvait camoufler l’injustifiable, poussait certains à transposer cela dans la vie de l’Église et à prôner la désobéissance prophétique pour « faire avancer les choses ».

Le P. Congar montre, d’un point de vue à la fois ecclésiologique et historique, comment le désir de réforme fait partie du mouvement même de la vie de l’Église, comme, à plus petite échelle, dans l’histoire des ordres religieux. Il tente de préciser le domaine de légitimité d’un mouvement réformiste qui ne mettrait pas en cause les données fondamentales, que sont la structure de l’Église (sa constitution hiérarchique) et son dogme : il toucherait la formation dans les séminaires, la catéchèse des enfants et des adultes, la liturgie, les relations entre prêtres et laïcs au sein des paroisses – il serait « pastoral »…

Le retour sur cet ouvrage et sa réédition en 1969 permet un regard critique sur les visions de la réforme qui ont circulé ces dernières décennies : une certaine fascination pour le « vécu » a vite entraîné une réduction de la foi à une recherche d’harmonie dans les relations entre personnes et de prise en compte des problèmes du monde « réel ». L’écart entre les deux éditions permet de lire un premier bilan sous la plume du P. Congar : malgré les remaniements des séminaires, des ordres religieux, des rites… les même questions demeuraient, plus angoissantes que jamais. La distinction entre la vie et les structures s’était révélée inopérante : on ne peut réanimer la « vie » de l’Église sans partir de l’être même de l’Église, de sa constitution divine, de sa Tradition liturgique, spirituelle et doctrinale. Est tangible ici l’impact désastreux pour l’ecclésiologie contemporaine d’un certain durcissement hégélien de l’opposition möhlérienne [1] entre organisme et organisation (structure et vie, droit et amour…).

Une réforme fondée sur une pastorale ne s’ancrant pas dans un renforcement de la compréhension des vérités divines et dans une union plus profonde à Dieu ne peut être une vraie réforme, car l’Église repose d’abord sur la foi, sur l’amour de son Seigneur, la beauté et la dignité du culte qu’elle lui rend, sur la prière et l’exemple de ses saints. Dans ce sens, on pourrait presque dire que les réformes ont fait barrage à la vraie réforme ; cette dernière impliquant notamment une chose qui semble parfois impossible aujourd’hui : la remise en cause, non des pratiques et des enseignements d’avant-hier, mais de ceux qui prévalent aujourd’hui ou depuis peu.

À rebours de l’opposition entre théologie antiphilosophique de l’histoire du salut et spéculation métaphysique abstraite, le travail théologique doit être marqué par l’unité de l’histoire et de l’être, unité originelle dans la pensée chrétienne et dont témoigne le développement et la cohérence du Credo, comme le cardinal Ratzinger l’expliquait dans Les Principes de la théologie catholique. Confession de l’Église et foi en l’Esprit doivent se conjuguer, et c’est bien cette ouverture à l’Esprit qui rend l’Église inassimilable aux institutions terrestres.

L’articulation de l’oïkonomia et de la theologia au sein d’un point de vue sacramentel assurera le maintien d’une conception théocentrique de l’Église, pensée comme communion des saints et donc inséparablement de l’objectif de sanctification et de conversion de ses membres. Ne jugeons pas de l’Église, qui comme le Christ sera en agonie jusqu’à la fin du monde, comme des choses liées au temps ; « le bien surnaturel dont elle est ici-bas l’ouvrière se totalise dans l’invisible ».

Les divers fils de ce thème se rejoignent, puisque Vatican II fut un lieu crucial où s’affrontèrent plusieurs visions de la crise de l’Église, comme on peut le lire à travers les écrits du P. de Lubac (dont un volume est recensé à la fin de ce numéro). Le sens de l’Église dont celui-ci a pu faire preuve dans la tourmente aide à développer une saine vision de ce que peuvent être une véritable réforme et la façon juste de la mener. Ce n’est que dans cet esprit et en s’ancrant dans une vision renouvelée de l’histoire de l’Église que pourra s’amorcer une vraie réflexion au-delà des appels incantatoires au Concile ou de sa diabolisation. Les lignes du Cardinal, dans sa Méditation sur l’Église et ailleurs, sont à relire pour acquérir ce réalisme catholique sans lequel les réflexions sur ce thème de la réforme risquent de sombrer dans de nombreux écueils, du volontarisme au fatalisme, du désespoir paralysant à l’agitation stérile. Ainsi, la « crise » ne connaîtra pas de dénouement tant que dure le monde, et quelque chose de la prostituée de Jéricho restera en l’Église, en tant qu’elle est faite de pêcheurs, jusqu’à la consommation finale. Au cœur croyant il est cependant donné de considérer le salut dans l’ensemble de son histoire, dans la dynamique de sa transmission, et d’y voir son propre rôle avec loyauté et sérénité.

Les différents articles de ce numéro convergent tous pour lier irrémédiablement les légitimes « désirs anxieux et ardents pour la réforme de [l’]Épouse » (sainte Catherine de Sienne) à l’appel à la conversion de chacun, jusqu’à ce qu’il vive du sang même du Christ, comme l’Église.

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

[1] Johann Adam Moelher (1796-1838), théologien catholique allemand, auteur notamment de L’Unité dans l’Église ou le principe du Catholicisme, trad. française, première édition : Paris, Cerf, 1938.

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