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Éditorial

Isabelle Ledoux-Rak

L’historicité des faits relatés dans les évangiles a été largement contestée depuis plus de deux siècles, que ce soit du fait d’un positivisme étroit incapable de tenir pour réels des faits inexplicables, ou d’un idéalisme tendant à réduire les événements à leur interprétation par le sujet, qu’il soit individuel ou collectif. Ce présupposé réduit donc les évangiles à une élaboration (de préférence tardive) des communautés chrétiennes primitives, au détriment de celui dont elles se réclament (Jésus de Nazareth), dont la dimension historique devient insignifiante, voire inexistante. Les deux courants (positivisme et idéalisme) parvenant à la même conclusion : le noyau historique de la vie de Jésus est quasiment insaisissable, et ce qu’en disent les évangiles n’est qu’une réinterprétation mythique, par les communautés anciennes, d’événements marqués à l’origine par leur insignifiance.

Il convient au passage de remarquer que Jésus n’a pas été l’unique victime d’une telle relégation de l’historicité dans le mythe. On sait que l’existence de Troie et même d’Homère fut mise en doute au XVIIIe siècle avant la découverte, non pas d’une seule ville, mais de plusieurs, par Schliemann à partir de 1870. Certes, la connaissance historique se nourrit de faits, et la mise en doute de l’antique Ilion n’était peut-être pas totalement injustifiée avant le développement d’une archéologie moderne. Mais à l’inverse, réduire tout récit à un mythe dénué de toute réalité risque de fermer à l’historien des voies de recherche pourtant fécondes.

Cependant, il ne s’agit pas ici de présenter au lecteur le dernier état de la question en matière d’historicité des évangiles et de Jésus lui-même. D’abord parce que le Christ n’est pas seulement un personnage historique à l’image de Napoléon ou de Louis XIV, ni même de Bouddha ou de Mahomet. Parce qu’il se dit lui-même Fils de Dieu au sein même d’une humanité authentique jusque dans la souffrance et la mort, le statut de son historicité revêt un caractère paradoxal par lequel ce qui était compris jusqu’alors comme le plus transcendant et le plus intemporel (le divin) fait irruption dans l’espace et dans le temps des hommes, en devenant l’un d’entre eux. Si l’histoire, selon les présupposés positivistes, ne peut étudier que les réalités terrestres, comment peut-elle accepter cette complète communication du divin et de l’humain dans la personne et la vie de Jésus-Christ ? Comment ne serait-elle pas tentée d’éluder ce redoutable problème, en mettant en pièces cette pierre d’achoppement fondamentale que représente l’Incarnation – et donc la réalité des faits et gestes de Jésus ? Comme il est plus simple de considérer que ces textes résultent de l’interprétation amplifiée et sublimée d’événements originels dont on ne saurait à peu près rien, ce qui confirmerait par là même leur insignifiance…

Or, d’une manière très différente il est vrai, les contributions de Guy Stroumsa et de Michel Gitton affirment exactement le contraire : pour le premier, Jésus n’est pas seulement un maître de sagesse, un rabbin charismatique, un Juste, un thaumaturge, un prophète, voire un « révolutionnaire » : il est tout cela à la fois, ce qui en fait un personnage unique : « ce qu’on ne trouve pas [ailleurs], c’est une autre figure qui ait tous ces caractères réunis ». Pour le P. Gitton commentant le Jésus de Nazareth de J. Ratzinger, au lieu de chercher systématiquement à considérer l’événement originel de la vie du Christ comme quantité négligeable, ne faudrait-il pas au contraire supposer, comme l’écrit Benoît XVI, que « la grandeur se trouve au commencement » ? Les évangiles ne seraient plus, dès lors, une inflation interprétative à partir d’un point de départ quasiment indétectable, mais au contraire le récit fidèle d’une rencontre avec un être dont la présence bouleverse toute vie humaine, et cela depuis le commencement. L’incomplétude même du récit évangélique, avouée par Jean lui-même, serait ainsi une indication de la grandeur des événements relatés par ces textes, et non plus de leur insignifiance. Le deuxième tome de l’ouvrage du Pape, tel qu’il est évoqué dans l’article de Samuel Pruvot, confirme le caractère essentiel de l’historicité du Christ et de son message, indispensable à une compréhension authentique des Écritures, au-delà du caractère réducteur de nos représentations. Enfin, l’article de Jérôme Moreau et Jérôme Levie sur Blondel montre en quoi le philosophe chrétien, en dénonçant les pièges symétriques de l’extrinsécisme (que nous appellerions aujourd’hui fondamentalisme) et de l’historicisme, propose, pour une juste lecture des évangiles, une connaissance fondée sur la raison, mais qui ne peut être pleinement comprise et assimilée que dans l’action, c’est-à-dire par une vie spirituelle et morale se nourrissant de la Tradition de l’Église pleinement vécue et appropriée par chaque homme.

On rejoint ici la formule d’adhésion du peuple d’Israël à la première révélation divine : « nous ferons, et nous écouterons » (Ex 24, 7). Comprendre le Christ et son message, c’est d’abord, comme l’ont fait les Apôtres, les évangélistes, les Pères de l’Église, c’est d’abord se mettre à sa suite.

Isabelle Ledoux-Rak, née en 1957, mariée. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure. Chercheur en optique au Centre National d’Études et Télécommunications.

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