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Éditorial

Les derniers temps
Résurrection

L’eschatologie est, il faut bien le dire, le parent pauvre de la théologie d’aujourd’hui, les catholiques laissant aux sectes et autres mouvements aux marges du christianisme la spécialité de spéculer sur la fin des temps. Le dialogue avec l’Islam risque même d’achopper sur ce qui semble bien un désintérêt des chrétiens pour les perspectives du Jugement dernier [1]. Ceci est d’autant plus curieux que l’exégèse du Nouveau Testament n’a cessé dans le même temps de remettre en valeur la visée eschatologique qui sous-tend la prédication du Christ tout autant que celle des apôtres : là où le protestantisme libéral avait cru pouvoir résumer l’enseignement de Jésus autour des thèmes de la paternité divine et de la fraternité universelle, on a dû reconnaître toujours plus que seule l’imminence de l’eschaton donne tout leur sens aux miracles, comme à l’enseignement moral et aux paraboles : le Maître galiléen a conscience de préparer son peuple à l’échéance ultime, qu’il voit comme un passage au crible radical, qui s’accomplira d’abord dans sa Passion, puis s’étendra à Israël et finalement à l’humanité entière.

Mais, précisément, dans ce domaine de l’exégèse, on a vu comment l’eschatologie avait pu être détournée de son véritable objectif par une théologie qui prétendait la démythologiser. On a pu détourner les affirmations les plus claires des évangiles attestant chez Jésus une attente vive du Royaume dans le temps de l’histoire, en leur prêtant une perspective « existentiale », c’est-à-dire en les réinterprétant dans le sens d’une attente constante, d’une ouverture inconditionnelle sur un horizon toujours reporté plus loin, mais qui relance à chaque fois l’espérance [2]. On trouve certes dans le judaïsme moderne une telle vision de l’ère messianique, refusant toute identification du futur attendu avec un évènement, si transcendant soit-il, qui se produirait à une date repérable sur l’échelle du temps [3]. Mais le christianisme, à cause même de sa foi dans l’Incarnation, ne peut se plier à une telle volatilisation du terme : l’absolu (le Règne de Dieu) peut avoir commerce avec l’histoire commune que nous vivons, puisque déjà, dans le Christ, celle-ci a été habitée par l’eschaton.

Il est amusant de constater qu’après la redécouverte fiévreuse, dans les années de l’après-seconde guerre, de la temporalité biblique [4], si différente de la métaphysique grecque qui pense en terme d’essences, après la mise en cause de l’anthropologie dualiste âme/corps qui, il faut bien le dire, avait longtemps conduit les chrétiens eux-mêmes à valoriser la vie de l’âme aux dépens de l’enveloppe charnelle, on en revient aujourd’hui à écarter comme suspecte et impossible la croyance en une résurrection de la chair qui voudrait dire que notre corps biologique revivrait de quelque façon que ce soit [5] !

Trois fois au moins dans l’histoire de la pensée chrétienne, l’assaut avait été mené autour de la question de l’identité substantielle du corps glorieux avec le corps humain actuel [6], signe que la pensée théologique a toujours de la peine à concevoir la nouveauté, sinon dans un ailleurs (ou un au-delà) qui laisse en arrière la réalité concrète de ce monde. Or toute l’audace de la Révélation biblique est bien de montrer que la victoire ultime de Dieu se déroulera dans cette histoire, qui est celle de son Peuple au milieu des Nations, non pour la laisser inchangée ou rajouter un épisode de plus, mais pour la renouveler complètement. Si la chair du monde présent n’était qu’un point de passage provisoire, si elle n’était pas destinée à être transfigurée, si elle était comme le premier étage de la fusée qui doit disparaître quand celle-ci décollera de l’attraction terrestre, nous serions amenés à reconnaître l’insignifiance de la première création, à innocenter le mal et la souffrance qui ne seraient alors que des malheurs provisoires – et nous reconduirions finalement la vision cyclique de l’histoire, qui est celle de la plupart des pensées non bibliques.

Le terrain premier de l’eschatologie est au fond celui d’une théodicée [7] : comment Dieu, qu’on sait bon et tout puissant, qui a élu en toute liberté la postérité d’Abraham pour la conduire au repos sur sa terre, peut-il laisser se dérouler tant d’événements contraires qui viennent perturber son dessein ? Ou bien on cherche une justification intemporelle (à la manière de Leibniz : Dieu a fait un calcul de probabilités pour arriver au « meilleur des mondes possibles »), ou bien on entre dans une vision du « Mystère » de Dieu, qui ne peut se révéler que dans un dévoilement (une « apocalypse » au sens exact du mot) et on accède à une perception de l’histoire qui laisse pressentir un terme, dans lequel Dieu ressaisira toute son œuvre dans un accomplissement inimaginable.

C’est pourquoi l’eschatologie suppose toujours une protologie, c’est-à-dire une réflexion sur l’origine. Le P. Paul Beauchamp a fait grandement avancer la réflexion sur la composition des livres bibliques en montrant que les cinq livres de la Torah n’avaient pu être mis à part du reste de la narration des origines d’Israël qu’à partir du moment où la réflexion sur le terme avait laissé deviner un accomplissement ultime [8]. Il devenait désormais possible de penser une origine qui ne soit pas seulement un commencement chronologique, mais la révélation d’un projet global de Dieu qui englobe le cosmos, l’humanité et le peuple d’Abraham. C’est ainsi que la réflexion sur le péché, qui dès le chapitre III de la Genèse accompagne la présentation de la destinée humaine, permet de comprendre que seule une victoire ultime sur le péché peut ouvrir la perspective d’un vrai renouvellement de toutes choses en Dieu. Il est significatif que l’oubli, ou la négation, du péché originel accompagne l’effacement de l’eschatologie chez les catholiques d’aujourd’hui. Si le mal reste une déficience, la marque d’une finitude, on ne peut lui imputer la mortalité de l’homme qui lui serait alors congénitale. L’idée d’une résurrection de la chair rendue possible par la victoire pascale du Christ sur le péché perd toute sa raison d’être.

C’est donc toute l’économie de la rédemption qui est en jeu et pas seulement une curiosité suspecte sur l’avenir de la planète.

Ce numéro de Résurrection voudrait apporter sa pierre à la redécouverte de ce « Mystère ».

Le P. Édouard-Marie Gallez, dont on sait le double engagement pour ressaisir les sources orientales du christianisme et pour un dialogue de vérité avec l’Islam, nous dit en termes forts l’urgence d’une véritable pensée de l’eschaton pour la vie de l’Église d’aujourd’hui. Entre l’idéologie du progrès et l’enlisement dans le présent, la foi chrétienne fournit des réserves d’intelligence pour concevoir l’avenir à la hauteur de l’espérance du Christ. Ce propos trouve une illustration inattendue dans l’analyse d’un instrument au service de l’évangélisation, le Kéry Cube, plein de bonnes intentions, mais où la perspective de la seconde venue du Christ est malheureusement absente.

Une étude de vocabulaire sur le terme d’éon (= siècle, comme dans l’expression « les siècles des siècles ») nous aide à percevoir un aspect de la vision du temps qui est celle de la Bible et qui se distingue d’une vision cyclique de l’histoire.

Une étude de Vincent Richoux nous fait pénétrer dans l’univers des Églises d’Orient, qui ont sans doute conservé plus vive l’attente des derniers temps. Les sermons en vers de Jacques de Saroug consacrées à ce sujet sont d’une grande richesse d’images pour décrire le bouleversement complet de la nature qui surviendra avec le retour du Christ, mais la perspective reste celle d’un jugement inéluctable, que ne vient tempérer aucune image de tendresse et de miséricorde.

Grâce à l’autorisation des Amitiés judéo-chrétiennes, nous publions quelques extraits d’un copieux article de M. Édouard Robberechts, qui nous montre comment la réflexion des rabbins pharisiens a intégré la croyance en la résurrection des morts et sur quelles bases bibliques ils l’ont fondée.

Enfin, comme chaque année, le pèlerinage à Vézelay de la communauté Aïn Karem et des équipes Résurrection a donné l’occasion d’approfondir un thème théologique. C’était cette année celui des Derniers Temps. Nous publions le plan-guide qui a servi de canevas pour préparer les échanges.

Mais ce n’est sans doute qu’un début…

[1] É-.M. Gallez, Le Malentendu islamo-chrétien, Salvator, 2012.

[2] H. Urs von Balthasar a fort bien ressaisi, dans Dramatique Divine II/2, p. 72, ce moment de l’exégèse moderne où, avec Rudolf Bultmann, on arrive à colmater l’ouverture inespérée qu’avaient aménagée les travaux d’Albert Schweitzer.

[3] On a un bon écho de cette problématique dans les propos de David Banon dans son dialogue avec le cardinal Ph. Barbarin (Revue Sens, 2009/11, pp. 617-618).

[4] Un des ouvrages les plus significatifs de cette époque est le livre d’Oscar Cullman, Le Christ et le Temps, série théologique de l’Actualité protestante, Delachaux et Niestlé, 1947, qui contestait l’application à la Bible de d’une vision philosophique de l’éternité (comme instantanéité).

[5] On peut lire sur ce sujet P. Grelot, Corps et sang du Christ en gloire, Enquête dogmatique, Cerf, 1999, et E. Falque, Métamorphose de la finitude, Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, Cerf, 2004. La revue Résurrection (n. s., no 122, 2007, pp. 69-117) avait accueilli dans ses colonnes des réflexions de ce dernier, auxquelles répondirent des « Questions ouvertes » (même livraison, pp. 117-122) qui n’ont pas reçu à cette date de réponse.

[6] Au VIe siècle, le monophysite Jean Philopon, dans son traité Sur la résurrection, soutenait que les morts ressusciteraient, non dans leurs corps actuels, mais dans de nouveaux corps « plus subtils que l’air », un peu plus tard le futur pape Grégoire Ier, lors d’une ambassade à Constantinople, eut à rectifier des erreurs analogues qui avaient pénétré à la cour de Byzance, et c’est encore saint Bonaventure au XIIIe siècle qui devait remettre en avant l’identité du corps humain avant et après la Résurrection.

[7] Théodicée : justification de Dieu, en fait réponse au problème du mal, vu comme objection à la doctrine traditionnelle du Dieu bon. Titre d’un célèbre ouvrage du philosophe Leibniz (1646 -1716) paru à titre posthume en 1747.

[8] Paul Beauchamp, Le Pentateuque et la lecture typologique dans Le Pentateuque, Débats et Recherches, XIVe congrès de l’ACFEB, coll. Lectio Divina 151, Paris, Cerf, 1992, pp. 241-259.

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