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Éditorial

Résurrection

Notre époque qui se croit libérée et qui exhibe le corps de l’homme et de la femme avec une indécence jamais vue n’a pas une grande estime pour le corps.

Celui-ci est souvent fantasmé, vu comme un réservoir inépuisable de forces et de plaisirs, on le représente toujours jeune, séduisant, sans tare. On cache sa décrépitude et on occulte sa disparition. Pour ne pas avoir le spectacle de son handicap, on est prêt à tous les eugénismes. Mais, en fait, on ne s’intéresse pas véritablement à lui, ce qu’on poursuit, c’est un rêve, ce n’est pas cette humble réalité où se joue la présence de l’autre, dans sa fragilité et sa grâce. Comme l’a bien noté Rémi Brague [1], le débauché n’aime pas la matière, il est attiré par la forme (les formes !). Ce qui l’intéresse ce n’est pas cet être de chair qui va s’offrir à lui, c’est un objet insaisissable qu’il cherche en vain à atteindre, d’expérience en expérience, et qu’il projette pour un moment sur la proie qu’il convoite.

Notre époque est spiritualiste, si l’on entend par là non la recherche de ce qu’on appelle la vie spirituelle, mais le rêve de l’esprit qui se veut le maître absolu de la matière. Du corps de l’homme, on a l’illusion de pouvoir faire tout ce que l’on veut : on peut remodeler à volonté ses traits, le doter de toutes les prothèses possibles, transformer sa fécondité, on peut, parait-il, changer son sexe, influer sur son code génétique, avant de le mettre au rebut quand il ne servira décidément plus à rien. Qu’a-t-il encore d’humain ? Tout l’humain s’est replié dans l’esprit qui analyse, organise, répare, utilise ce merveilleuse mécanique comme un apprenti sorcier.

Les chrétiens, qui pourraient être en mesure de redire les droits du corps, sa dignité inamissible, sa place unique dans le projet de Dieu, sont souvent gagnés par le même mal, et, tout en se disant affranchis des tabous d’hier ou d’avant-hier (qui, paraît-il, dépréciaient l’expérience corporelle), tiennent pour une religion épurée où le corps n’a plus guère sa place.

Parler de pénitence (l’abstinence de viande du vendredi, par exemple) parait décidément d’un autre âge. On admire le jeûne des musulmans, mais c’est pour souligner que nos privations à nous sont « intérieures », invisibles, comme Jésus nous a conseillé de le faire. Mais l’invisible aboutit le plus souvent à l’inexistant. Demandez donc, dans une réunion de clercs ou de laïcs, quelle abstinence ils ont pratiquée vendredi dernier. Tout se ramène à une intention, à une bonne volonté, mais reste dans l’esprit.

La dignité du corps, c’est justement d’être le terrain d’un engagement de notre liberté. Je peux vouloir me réconcilier, mais si je vais embrasser la personne avec qui j’ai eu des mots, mon geste donnera une réalité à mon intention, il sera reçu comme le gage d’une attitude nouvelle et il m’obligera à persévérer dans cette voie. Certes, il y a des gestes faux, comme il y a des paroles mensongères, mais, à ne jamais poser de geste, il y a le risque bien plus grand de ne jamais grandir, d’en rester à de vaines intentions sans suite. La grandeur de la pénitence corporelle, c’est qu’elle fait descendre l’amour dans la réalité de notre corps. Ce corps qui peut devenir l’auxiliaire du péché, peut aussi être l’instrument de la grâce. Il donne une consistance à la volonté d’aimer. Qui n’a rêvé de pouvoir affronter, pour celui ou celle qu’il aime, la pluie, l’orage et le froid pour aller lui chercher le médicament nécessaire, ou la fleur préférée ? Sans rien qui marque notre chair, notre affection est en mots et en idées. L’ascèse chrétienne, loin de rabaisser le corps, lui rend au contraire sa dignité.

La méfiance que beaucoup de catholiques manifestent vis-à-vis de ce qu’ils considèrent encore comme des observances judaïques « dépassées » doit nous faire réfléchir. Il n’y a pas encore si longtemps, on voyait dans le Christ l’initiateur d’une religion humaniste qui s’affranchissait des observances matérielles de la Loi. Une meilleure connaissance de la réalité juive du temps de Jésus et surtout une prise de conscience récente du fait que le maître galiléen a été jusqu’au bout un juif observant ont obligé à de nécessaires remises en place. On s’étonne qu’on ait pu oublier que Jésus n’était pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir, et que les libertés qu’il prenait avec le sabbat par exemple n’avaient pas pour but de vider celui-ci de sa réalité, au profit d’une religion toute intérieure. Il n’était pas venu enseigner qu’il ne faut plus marquer le temps avec des repères sacrés et qu’on doit s’adapter selon les besoins aux circonstances, mais, comme « maître du sabbat », il redonnait à celui-ci son sens de libération, et c’est pourquoi il considérait que la guérison, signe de la libération imminente qu’il apportait, était possible et même souhaitable un jour de sabbat. Ceux qui sont prêts à remplacer le repos et la messe du dimanche par n’importe quoi de pieux et de gentil ont bien tort de s’appuyer sur l’exemple évangélique.

Ce qui reste de la grandeur du judaïsme d’hier et d’aujourd’hui, c’est son refus de l’idolâtrie, or celui-ci n’est pas seulement théorique, il concerne aussi le corps, car c’est là que se joue souvent la réalité de nos choix. Dans l’éthique d’abord, là où le respect de la volonté de Dieu passe par un usage droit des réalités charnelles, notamment (mais pas exclusivement) dans le domaine de la sexualité, mais elle se manifeste aussi dans la fidélité à des signes matériels qui traduisent la référence à Dieu des moindres choses de la vie : la nourriture, le vêtement, etc... Dieu n’est pas seulement le maître de nos âmes, mais également celui de nos corps. Toute chose doit pouvoir participer au culte du vrai Dieu, et si elle ne le peut, c’est qu’elle nous détourne de lui et qu’il faut alors s’en séparer.

Sur ce terrain aussi les catholiques ont de sérieux progrès à faire. Non pas que nous dussions forcément, goï que nous sommes pour la plupart, singer les observances du Talmud, mais nous pouvons au moins accepter, dans leur exigence précise, les règles que nous fixe l’Église pour la célébration du culte, les gestes de pénitence, la fréquence dans la réception des sacrements etc…, ce qu’on appelait naguère les commandements de l’Église, et qui ne sont pas moins obligatoires que ceux de Dieu. Or ils ont en commun de mettre en jeu nos corps, de nous demander des démarches à des dates précises, une gestuelle, des privations. Tout cela n’est pas à voir seulement sous l’angle de l’obligation juridique, c’est plutôt une incitation à découvrir le rôle de notre corps dans le culte du vrai Dieu.

Nous avons à retrouver ces gestes que l’usage a pétris, que nous n’avons pas inventés, qui disciplinent nos corps, aident notre esprit à s’affranchir de la recherche inquiète de ce que nous avons à faire. On dit de Bède le Vénérable, offert dès son plus âge à un monastère où il avait grandi, qu’il n’a pas fait moins d’un million de fois au cours de sa vie le geste de l’inclinaison profonde au nom de la Sainte et Indivisible Trinité. Quelle force dans cette possibilité qui lui fut donnée, de faire de son corps (corps d’enfant, puis d’adulte et de vieillard) l’expression durable d’un amour plein de respect pour la majesté divine ! On dit que Jacques, le frère du Seigneur, a été trouvé à sa mort avec la peau des genoux si fripée qu’elle ressemblait à celle d’un chameau, tant il avait passé de temps dans cette position… Il y a de vieux époux qui gardent sans doute en leur corps la trace de cette longue vie d’amour vécue ensemble.

C’est ce corps-là qui ressuscitera, dégagé bien sûr de tout ce qui l’obscurcit ou le limite, ce corps qui aura été plié lentement, progressivement à un don total de lui-même. Ce don, bien sûr, met en jeu d’abord le cœur, la volonté, mais il saisit ensuite nécessairement notre vie charnelle et la transfigure. La liturgie en est une des plus magnifiques réalisations.

On trouvera dans ce numéro de la Revue Résurrection l’écho d’un pèlerinage à l’abbatiale de Vézelay qui a mobilisé toute la mouvance de Résurrection, de la communauté Aïn Karem et de tous les groupes qui lui sont affiliés. « La gloire de nos corps », tel a été le thème sur lequel pendant deux jours ont réfléchi et prié les quelque cinq cents participants de cette marche. Nous en avons rassemblé ici quelques éléments de synthèse (cf. le plan-guide qu’on trouvera à la fin), ainsi que des articles dus à nos amis qui ont aidé la réflexion ou l’ont prolongée.

Le P. Henri de l’Éprevier nous a confié le résumé de sa conférence sur le corps dans les deux premiers chapitres de la Genèse, Jérôme Moreau a abordé pour nous la réflexion des Pères de l’Église dont l’abord est assez difficile, car l’influence platonicienne qui s’est beaucoup exercée sur eux a parfois abouti à masquer la dignité du corps (qui est souvent exclu de l’image divine), mais nous y trouvons des perles. Emmanuel Ménager nous fournit un aperçu sur ce que l’on a appelé la Théologie du Corps de Jean-Paul II, Pierre-Henri Beugras et Laurence Henry abordent des questions plus particulières liées à l’actualité : l’enseignement sur les réalités du corps et les avatars médicaux et juridiques du respect du corps de la personne.

On restera sans doute convaincu à la lecture de ce numéro que la réflexion chrétienne sur le corps n’en est encore qu’à ses débuts, qu’il y a encore beaucoup de préjugés à vaincre et qu’il y a beaucoup à creuser, dans le donné biblique pour commencer. Mais la tâche est urgente, car, sur ce point particulièrement, seul le christianisme est à même de proposer une image alternative du corps, que notre monde croit valoriser, sans voir qu’il prépare pour demain les pires désenchantements.

[1] « Le corps est pour le Seigneur », Communio V/6 (novembre-décembre 1980), p. 5-6.

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