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Éditorial

La Parole
P. Henri de l’Eprevier

Notre société occidentale, qui n’en est pas à une contradiction près, manifeste un intérêt surprenant, souvent indiscret, mais toujours significatif, envers ce que dit l’Église. Accueillie avec bienveillance ou bien incomprise, facilement caricaturée, parfois rejetée de manière injuste, sa parole est attendue. Et cela est bien normal : la parole, au sens le plus large, fait partie de l’essence même de l’Église, et elle s’adresse à tous les hommes. L’Église parle. Elle est constituée par la Parole de Dieu, nourrie par la foi qu’elle professe, et envoyée pour annoncer l’Évangile. Pour les chrétiens, il y a donc une exigence, s’ils veulent ne pas manquer à leur mission, de comprendre ce qu’est la Parole qui leur est confiée et qu’ils ont la tâche de transmettre.

Dans le monde chrétien qu’était l’Europe jusqu’au début du XXe siècle, la question de l’annonce missionnaire se posait de manière assez extérieure, géographiquement et théologiquement. Les grands bouleversements du siècle dernier ont fortement renouvelé la donne. Pour les catholiques, le problème posé n’a pas été simplement d’ordre stratégique – comment surmonter la rupture de transmission aux nouvelles générations ? –, il a été profondément théologique. L’Église a-t-elle le droit de parler ? Quelle est sa mission dans le monde d’aujourd’hui ? L’annonce du salut ne doit-elle pas chercher de nouveaux modes plus adaptés au monde contemporain que ceux d’une annonce verbale et organisée du mystère chrétien ?

Nous avons la chance de recueillir aujourd’hui le résultat de l’extraordinaire bouillonnement théologique qui a traversé tout le XXe siècle. Les renouveaux biblique et patristique ont permis de réintroduire la notion de Parole dans la pensée théologique d’une façon vivante et riche. La constitution dogmatique Dei Verbum du Concile de Vatican II en donne un fruit remarquable. Il faut pourtant bien reconnaître que la question de la parole missionnaire a trouvé peu de place dans l’immense corpus de la réflexion théologique des dernières décennies. Il est bien question de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler « annonce explicite » dans certains textes du magistère, mais, au moins en milieu catholique, ce point est rarement abordé, que ce soit dans les parutions théologiques ou chez les fidèles. On en vient à se demander si ladite annonce explicite doit être rangée parmi les outils pastoraux, utiles mais relatifs, ou si elle a réellement sa place dans la réflexion théologique.

L’expérience de l’évangélisation telle que la pratiquent de nombreux catholiques depuis quelques décennies, à travers une annonce verbale, directe et explicite du mystère chrétien sur des lieux publics (dont l’article de Samuel Pruvot donne une illustration), a l’avantage de poser cette question du statut de la Parole dans la vie de l’Église.

Pour les chrétiens, la réflexion sur la parole ne peut se faire qu’en référence à la Parole, la personne du Verbe, Celui que le Père a envoyé dans le monde. On ne peut s’interroger sur la parole qu’en la resituant par rapport à la mission du Verbe, une mission qui embrasse toute l’histoire du Salut, qui lui est coextensive. Le Verbe en qui Dieu a tout créé (Jn 1,3 ; Col 1,16) conduit à son achèvement l’œuvre créatrice, quand il offre à Dieu dans l’Esprit Saint la louange du monde sauvé. C’est par le cœur de l’homme et par sa voix que s’exprime cette louange voulue par Dieu, et en premier lieu par la voix de l’Homme-Dieu qui vient libérer la parole de l’homme en lui faisant retrouver le chemin de la vérité. C’est pourquoi Jésus envoie les Apôtres pour annoncer la parole du salut, afin de « mener les païens à l’obéissance de la foi » (Rm 1,5).

Il est essentiel, pour avoir une compréhension juste de la parole chrétienne, de ne pas dissocier les deux aspects, celui de l’annonce, et celui de la louange, la parole qui retourne vers Dieu, riche des fruits qu’elle a portée en pénétrant en ce monde (Is 55,10-11). Ces deux aspects sont ceux de la mission du Verbe. Et cette mission révèle ce que le Verbe est éternellement : le Verbe exprime Celui qui l’engendre et en réponse se tourne vers Lui en s’offrant librement. Ce mouvement, qui est celui de la vie trinitaire, le Verbe l’inscrit dans notre histoire, dans notre chair, et il veut l’inscrire dans nos âmes.

Cette réflexion sur le caractère « total » de la Parole et de sa mission constitue le cadre de notre réflexion sur la place de la parole dans la mission de l’Église.

Assumée par le Verbe incarné, la parole humaine reçoit, d’une certaine manière, une mission. Comme si elle n’appartenait pas aux chrétiens, comme si ceux-ci n’avaient pas le droit de la garder pour eux. Ils ne peuvent la taire (cf. Ac 4,20). Samuel Pruvot, rapportant son expérience d’évangélisation de rue, intitule son article « La Parole déchaînée ». On y retrouve l’écho de la conviction de saint Paul, souvent entravé dans sa tâche missionnaire, mais sûr que « la parole de Dieu n’est pas enchaînée » (2 Tm 2,9). Cette parole de salut confiée aux chrétiens n’est pas pour autant une chose extérieure, ils la prononcent avec tout ce qu’ils sont. Ils sont habités par l’amour qu’ils ont à communiquer. Le R.P. Philippe Verdin, dominicain, en donne une illustration dans son article « Ouvre la bouche, moi je l’emplirai ! », à travers l’une des figures les plus impressionnantes et les plus significatives de la prédication chrétienne, celle du P. Lacordaire au XIXe siècle.

On ne peut limiter la parole de la prédication à une fonction utilitaire. C’est pourtant ce que l’on risque de faire en l’excluant de la réflexion théologique. Elle est l’instrument d’un drame spirituel qui se joue dans le cœur de l’homme. Ce drame n’a cessé de se jouer dans l’Église, comme le montre l’article d’Odile Pruvot : « Le développement de la prédication à la fin du Moyen Âge ». Les prédicateurs voulaient toucher leur auditoire, en n’hésitant pas à parler de la damnation éternelle, en cherchant à semer dans les cœurs le désir de la vertu et à faire grandir l’amour de Dieu. Dieu vient chercher le cœur de l’homme, il vient susciter sa liberté par la prédication de la parole de vérité, car c’est face à la vérité que la liberté s’éveille. Nous avons à retrouver une certaine confiance dans la capacité de la parole à toucher les cœurs. C’est ce que veut montrer l’article « Attester, ou convaincre ? »

Il nous faut bien mesurer l’enjeu de cette réflexion. Il ne s’agit pas, nous l’avons compris, d’une question pratique ou stratégique, il s’agit d’une question qui touche l’essence même de la mission de l’Église, il s’agit d’un enjeu vital, celui du salut. Il est donc indispensable d’aborder la question de la parole évangélisatrice au plan théologique. Annoncer l’Évangile par une parole explicite, c’est une exigence pour notre monde qui meurt d’exclure la vérité de son champ. C’est ce que montre l’article de Thibaut Collin, « L’évangélisation face à la crise de la raison ». Il y a là une exigence, une urgence, un défi. Puisse ce numéro de la revue nous aider à nous en saisir.

P. Henri de l’Eprevier, aumônier des Universités Paris VI-VII à Jussieu. Aumônier général du mouvement « Résurrection ».

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