Rechercher

Éditorial : Je veux voir Dieu

P. Michel Gitton

Ce numéro reprend le thème qui fut celui du Pèlerinage de Vézelay 2014 pour les amis de Résurrection. Il souhaite offrir un panorama assez large sur l’adoration eucharistique, en montrant qu’il y a, dans l’actuel renouveau de cette pratique dans l’Église catholique, beaucoup plus qu’un effet de mode, ou la nostalgie du passé.

On a beaucoup trop dit, dans les années du Concile Vatican II et celles qui ont suivi, que l’adoration du Corps du Christ en dehors de la messe résultait d’une évolution fâcheuse, due en grande partie à la raréfaction de la communion des fidèles au cours du Moyen-Âge. En retrouvant la forme « normale », supposée primitive, de la célébration eucharistique, on croyait que celle-ci réunirait ce qu’on avait autrefois dispersé en dévotions particulières : adoration du Saint Sacrement d’un côté, messe basse de l’autre permettant une assistance recueillie au Saint Sacrifice, sans parler de la communion donnée pieusement à quelques-uns, parfois même en dehors de la messe [1]. L’eucharistie communautaire était le cadre normal de la communion, on pouvait penser que c’était aussi celui de l’adoration (toute eucharistie n’est-elle pas cela, au premier chef ?).

La suite a prouvé qu’il y avait là beaucoup d’illusions. Il ne suffisait pas de créer une assemblée chantante et communiante pour que soit aussitôt assurée la perception intime de la grandeur du Sacrifice et la splendeur de la Présence. Trop d’exemples contraires prouvent que la plupart des fidèles qui viennent dans nos célébrations ne dépassent pas le sentiment de participer à un rassemblement plus ou moins festif où on leur explique la Parole de Dieu et où ils se trouvent réunis dans le chant et les gestes accomplis en commun (dont la communion fait partie). On leur a souvent expliqué que l’eucharistie était effectivement une fête, au cours de laquelle on remerciait Dieu pour le don de son amour et où on priait les uns pour les autres et pour le monde. La présence de Jésus dans l’eucharistie n’est certes pas niée, mais elle est vue comme une forme particulière de son action dans l’Église, sans que la différence qualitative soit perçue.

Il y a quelques années, dans un article très diffusé, on montrait une photographie du pape Jean-Paul II en train de célébrer la messe devant une immense assemblée, le regard un peu perdu dans le lointain et on en déduisait que le pape n’était pas en adoration devant les saintes Espèces,… mais devant le Corps du Christ qu’est l’Église, Présence du Seigneur, qu’il voyait dans ces foules rassemblées. Sans prétendre se glisser dans les pensées du pape, on peut facilement comprendre que celui qui, dans sa chapelle privée disait la messe tourné vers le Seigneur et non vers l’assistance, n’était pas en train de « contempler » le rassemblement des chrétiens qui n’est le Corps du Christ qu’en puissance, dans la mesure (jamais complète sur cette terre) où ceux-ci se laissent saisir et transformer par le Christ, à travers précisément son Corps eucharistique. Mais le contre-sens est révélateur : si l’Eucharistie fait l’Église, cette opération ne sera achevée que dans la rencontre finale, où le Peuple de Dieu sera rassemblé dans la Résurrection. Et, même là, on n’adorera pas l’Église, c’est elle, l’Épouse fidèle, qui se tournera vers son Dieu, vers le Père, en regardant le Fils, pour l’adorer dans l’Esprit.

La résurgence de plus en plus nette de la dévotion eucharistique prenant la forme de l’adoration correspond à une nécessité que l’on a trop longtemps méconnue : celle d’un vis-à-vis effectif avec le Christ homme et Dieu, tel que précisément son Incarnation l’a rendu possible. En venant sur terre, il a répondu au besoin inscrit dans tout être humain de voir Dieu. Si le mot religion a un sens, c’est celui de mise en relation. Or l’homme, qui a été fait pour une relation avec Dieu, pour le connaître et l’aimer, est rendu incapable d’y parvenir par le péché, qui l’amène à substituer au Dieu vivant et vrai des idoles, qui sont le reflet de ses désirs plus ou moins pervertis. En se faisant homme, Jésus, comme dit saint Jean (1,18), nous a révélé Dieu que nul ne peut voir : homme, il fait pénétrer dans notre expérience sensorielle et notionnelle la splendeur inouïe de la divinité. Sans la réduire le moins du monde à nos prises, il l’a approchée de nous et nous a permis d’y communier.

Mais ce qui a été vrai en un sens singulier de l’humanité du Christ pendant sa vie terrestre (et surtout au moment de sa résurrection) se redouble pour nous dans la sainte eucharistie. Déjà, l’apparition du Christ au voyant de l’Apocalypse dans un contexte nettement eucharistique (Ap 1,9-20) nous laisse deviner comment s’opère, sous un mode différent, mais profondément lié à l’expérience de la vie commune avec Jésus qu’avaient eue les Douze, la rencontre personnelle avec le Christ vivant pour toute la durée du temps de l’Église. Ne peut-on comprendre ainsi la parole dite à Marie Madeleine au jour de Pâques : « ne me touche pas (ou ne me retiens pas), je ne suis pas encore monté vers mon Père » (Jn 20,17). Si Jésus ne lui laissait pas entrevoir là un autre toucher, une rencontre plus profonde, quand il serait au ciel près de son Père et donc à même d’étendre sa présence à tous les lieux et tous les temps, pourquoi ferait-il de son départ un argument pour sembler l’écarter ?

Éliminer cette nécessité, sous le fallacieux prétexte de ne pas revenir à une religion intimiste et sentimentale, aboutit par contrecoup à un moralisme insupportable : l’essentiel du christianisme n’est plus la rencontre du Christ, mais c’est l’application de ses valeurs. La rencontre de l’autre humain devient le seul horizon de la vie chrétienne. Si le Christ se confond avec le frère, le pauvre, l’étranger, par suite d’un usage abusif de la scène de Matthieu 25 où le Christ révèle qu’il a pris pour lui ce qui était fait (ou pas fait) pour l’un de ces petits qui sont ses frères, on tourne le dos à ce qui a été le ressort de toute la sainteté chrétienne : une suite aimante de Jésus recherché pour lui-même. La liturgie n’est plus qu’une école de conscientisation, on est ensemble pour « faire Église », pour célébrer les valeurs dont on se veut porteur. L’ennui n’est pas loin et la désaffection générale a répondu à cette triste substitution qui dépouille la foi chrétienne de cet « art éminent de la prière » que lui reconnaissait le pape Jean Paul II [2].

On objectera sans doute que, s’il y avait là un élément si essentiel à la vie chrétienne, il se serait présenté tout de suite et serait universel dans l’Église de Dieu. Or on sait bien que l’adoration eucharistique ne remonte pas au-delà du XIIIe siècle, et qu’elle n’a été vraiment reçue que dans l’Église latine. Commençons par une remarque de méthode : il est des pratiques dans l’Église qui ont pris forme à une date plus ou moins tardive (comme par ex. la confession auriculaire) et qui se sont révélées peu à peu comme des éléments essentiels de la vie sacramentelle, au point que leur abandon ou leur rejet a signifié un recul incontestable. Nous ne savons pas à la vérité quels éléments contrebalançaient l’absence de la confession sacramentelle dans l’Église des premiers siècles, mais ils devaient exister (sans parler de la pénitence publique dont on sait qu’elle était possible mais restait exceptionnelle, car très onéreuse) : démarches de conversion, jeûnes pénitentiels, aumônes, aveu à un père spirituel, etc… On peut penser qu’il en a été longtemps de même avec l’eucharistie, sans qu’une exposition en forme ait lieu. On sait que les ermitages des moines d’Égypte comportaient souvent une réserve eucharistique, pour la communion des ermites certes, mais sans doute aussi pour leur prière.

Il n’est pas faux de dire que ce qui a occupé en Orient la place qui sera celle de l’adoration du Saint Sacrement en Occident, c’est la vénération des icônes. Nous retrouvons là le même désir de « voir » Jésus, qui sous-tend la demande des fidèles latins. Ce désir n’est païen que s’il réclame un Dieu à sa mesure, mais quand il a été purifié (par l’hiératisme des icônes ou l’absence de tout trait reconnaissable dans l’hostie consacrée), quand surtout il repose sur l’intention même du Christ de se donner à travers la chair qu’il a assumée, il devient un élément essentiel de l’avancée de l’homme vers Dieu. Remarquons que l’icône a pour vocation de nous mettre en contact avec la personne humano-divine de Jésus. Comme le disaient les défenseurs des Images : l’icône n’a pas la prétention de circonscrire la nature divine, elle ne cherche pas non plus à représenter ce qu’il y a d’humain en Jésus, elle nous donne la personne du Fils qui par amour de nous a revêtu une humanité. L’icône est finalement un don qui nous est fait, une ultime extension de l’Incarnation pour nous rejoindre dans notre espace-temps. Et en ce sens, elle devient objet de culte, occasion pour la piété de s’appuyer sur un don objectif.

Ce dernier aspect n’a pas pu, faute de temps, être abordé dans ce numéro, mais on y trouvera en revanche plusieurs dossiers pour mieux comprendre comment l’adoration s’instaura dans l’Église d’Occident : la manière dont l’élévation répondit au « désir de voir l’hostie » (Jérôme Moreau), l’œuvre hymnographique de ce grand théologien que fut saint Thomas d’Aquin, qui était avant tout un grand contemplatif (Jaqueline Silverio), le rôle marginal, mais non sans importance, que jouèrent les miracles eucharistiques (Alexis Pérot).

Le P. Michel Gitton s’efforce ensuite de répondre à l’objection qui veut que l’eucharistie ne soit pas là pour être regardée, mais pour être consommée : mobilisant les ressources de l’Écriture, il nous montre que l’approche sensorielle fait partie de la rencontre dont la manducation est l’ultime étape.

Trois illustrations plus modernes viennent conclure ce numéro. C’est d’abord un témoignage sur un saint qui fut un passionné de l’eucharistie et qui fonda deux ordres religieux destinés à magnifier la divine Présence : Pierre-Julien Eymard (P. André Guitton, des Pères du Saint Sacrement). C’est ensuite une réflexion plus indirecte, consacrée au cinéma quand il s’efforce de faire voir Dieu (L. Soucouville et P. Touque). Enfin, nous avons le plaisir de rééditer un article de Mgr Maxime Charles (1908-1993) qui défendit l’adoration perpétuelle du Saint Sacrement au Sacré-Cœur de Montmartre dans les années difficiles qui suivirent mai 68, et l’illustra par une pratique que ses fils ont gardée comme un précieux héritage : la messe dite d’adoration, c’est-à-dire au cours de laquelle l’hostie est présentée pendant un certain temps à la prière des fidèles juste après la Prière eucharistique.

Souhaitons que ce numéro ajoute à la production d’aujourd’hui sa note propre, une attention plus poussée à la démarche de l’Homme-Dieu, qui par amour de nous a consenti à ce double anéantissement de l’Incarnation et de la Présence sous l’apparence d’une chose. Car, comme dit l’hymne Adoro Te :

Sur la croix, se cachait ta seule divinité,
Mais ici, en même temps, se cache aussi ton humanité.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] On raconte qu’il n’y a pas si longtemps, dans le sanctuaire de Notre Dame de Lorette en Italie, il y avait un écriteau au-dessus d’un bouton près de la sacristie destiné à appeler un prêtre, marqué per fare la santa communione (« pour faire la sainte communion ») !

[2] Novo Millenio ineunte, §32.

Réalisation : spyrit.net