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Éloge du droit naturel (Jean-Alphonse Bernard)

Paris, Desclée de Brouwer, coll. Philosophie, 2015, 274 pp.
Jean-Gabriel Piguet

Le second et dernier livre du défunt Jean-Alphonse Bernard, fruit d’une longue fréquentation du centre Raymond Aron, entreprend un travail en tout point essentiel à la pensée catholique morale et politique contemporaine. Si l’auteur présente son analyse comme un « pari », selon lequel le passé peut encore éclairer l’avenir par-delà la rupture moderne, c’est une certitude qu’elle tend à fonder : il serait parfaitement inutile de souhaiter quoi que ce soit comme un retour philosophique et politique du droit naturel, puisqu’il ne nous a jamais réellement quitté. L’ambition qui structure chacune des trois parties de l’ouvrage est à la fois plus modeste et plus convaincante que celle des partisans du retour du droit naturel : montrer tout ce que la pensée contemporaine, philosophique, politique et scientifique, doit effectivement à la loi naturelle de façon consciente ou inconsciente, à rebours du positivisme dominant la philosophie du droit française, mais également de nombreux travaux jusnaturalistes catholiques.

Il s’agit tout d’abord pour l’A. de montrer dans la première partie de son ouvrage qu’il existe des Lumières modérées, qui ont pour point commun de contester au contractualisme de Hobbes la thèse de l’insociabilité naturelle de l’homme et le positivisme qui s’ensuit logiquement – les lois du Leviathan n’assurant leur rôle pacificateur qu’à la condition de se constituer artificiellement par négation de la nature belliqueuse de l’homme et de ses fins eudémoniques. « L’horrible Monsieur Hobbes » aurait trouvé en la personne de John Locke l’adversaire que la tradition jusnaturaliste attendait. C’est logiquement autour des figures de Locke et Montesquieu que se structure cette première démonstration de la présence « oubliée » de la loi naturelle chez les auteurs libéraux, essentiellement comme loi opposable aux lois positives et instance critique. L’A. résume à ce propos d’intéressants travaux sur Locke et Montesquieu pour prouver, contre l’autorité de Léo Strauss sur le sujet, que la vérité de la modernité ne se trouve pas dans le nihilisme et le positivisme.

Mais la thèse de la continuité jusnaturaliste entre Anciens et Modernes libéraux suppose néanmoins un référent que même les partisans des Lumières modérées ne comprenaient plus tout à fait. Passant de la cité antique à la cité de Dieu, nous arrivons dans la seconde partie à l’exceptionnelle rencontre de la philosophie et de la foi, d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Ici, le récit de J.-A. Bernard se fait plus classique, à ceci près qu’il n’entend pas tant corriger les Modernes que les ramener à leurs propres sources – contrairement au récit de M. Villey dans la Formation de la pensée juridique moderne.

La troisième partie s’attaque à une tâche plus ardue, et quasiment jamais entreprise : montrer, contre l’enseignement que l’on tire communément de la physique moderne et de l’anthropologie issue de l’historicisme du XIXe siècle, que la plupart des travaux canoniques de ces sciences convergent et renforcent l’hypothèse jusnaturaliste, en manifestant clairement ce qui constitue les lois inaltérables des communautés humaines. Ces lois s’appellent selon l’A. la prohibition de l’inceste (C. Levi-Strauss), l’organisation politique de la vie commune (M. Godelier), et la primauté du spirituel sur le matériel (von Neumann).

En dépit du fait que ce syncrétisme semble impossible à soutenir sérieusement à l’échelle d’un seul livre, en particulier pour la troisième partie, le principal mérite de l’ouvrage consiste à rompre avec l’éternelle deploratio temporis acti, comme l’indique P. Raynaud dans sa préface, qui distingue si souvent les philosophies morales fondées sur des penseurs pré-modernes, et en particulier le jusnaturalisme contemporain. Il s’agit bien, à chaque fois, de retrouver le droit naturel là où il n’est pas nommé, et, plus largement, de faire entendre la voix du sens commun au tribunal de la science moderne, du scepticisme moral et de ses semi-habiles. Néanmoins, l’entreprise peut surprendre, même si l’on en perçoit l’enjeu pour la crédibilité du jusnaturalisme contemporain. Certes, il est essentiel à l’idée même de droit naturel qu’elle ne quitte jamais tout à fait le monde des hommes. Rien de plus dommageable à la tradition jusnaturaliste que sa version platonicienne. L’histoire pourrait-elle nous déposséder de notre nature ? En quelque sorte, partir du constat d’une disparition du droit naturel, pour en appeler le retour, reviendrait à concéder l’essentiel au relativisme contemporain ; que tout change et peut varier en ce monde, même notre lumière intérieure et la loi qu’elle indique, qui, dans la théologie catholique, constitue le signe tangible d’une communication entre l’homme et Dieu.

Mais peut-on réellement déduire de la permanence du jusnaturalisme comme loi opposable au souverain une sorte de concorde générale sur l’existence d’un seul et même droit naturel ? Outre la difficulté matérielle à étayer sérieusement la lecture de chacun de ces auteurs en si peu de pages, la thèse de la Modernité des Anciens et de la sagesse des Modernes minore l’écart entre les droits individuels modernes et le langage aristotélo-thomiste des fins, sans jamais se justifier réellement. Si l’A. reconnaît à la toute fin de son ouvrage l’existence d’une différence entre droit naturel ancien et moderne, il ne nous dit pas s’il la tient pour négligeable ou si l’un peut opérer la synthèse de l’autre, auquel cas force est de reconnaître que la synthèse reste encore à faire, soixante-dix ans après celle tentée par J. Maritain dans Les Droits de l’Homme et la Loi naturelle.

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