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En douceur vers un totalitarisme euphorique

L’enseignement sous tutelle d’une religion séculière
Pierre-Henri Beugras

Le totalitarisme moderne s’est construit comme un anti-théisme violemment opposé au judaïsme et au christianisme. Les deux principales figures en furent le nazisme et le communisme marxiste-léniniste. Si elles ont plus ou moins disparu (le communisme violent subsiste dans différentes parties du monde malgré l’effondrement du bloc soviétique), leur « noyau dur » reste prégnant et forme l’infrastructure de la modernité et par conséquent de la formation des jeunes et de l’enseignement.

De violent, le totalitarisme est passé à euphorique, c’est-à-dire jouant de l’oubli du moi par le plaisir, ou plus précisément par l’identification de celui-ci au plaisir-déplaisir. Par le « compassionnel », par la dogmatisation de l’égalité, par l’exacerbation de l’individualité, relayés dans les programmes de l’éducation nationale et dans les campagnes de sensibilisation, le système totalitaire s’installe au gré des réformes « sociétales » et des progrès biotechnologiques permettant progressivement à l’homme de changer sa propre nature.

Face à cet extrême danger, une résistance chrétienne se manifeste, mais de manière irrégulière et parfois timorée. C’est l’Apocalypse de saint Jean qui « révèle » le sens de cette situation en décrivant le gigantesque combat qui se livre sur Terre et au Ciel et dont le Christ est déjà vainqueur.

La crainte de parler des fins dernières, notamment aux plus jeunes, conduit les chrétiens à édulcorer le message et à rester souvent perplexes, impuissants, déprimés, devant l’effacement progressif des références sociales chrétiennes. Ainsi le message ne peut être perçu que comme rétrograde alors qu’il devrait être prophétique. Dans le premier cas, il glissera sur les jeunes sans laisser la moindre trace, dans le second il donnera l’espérance nécessaire au pèlerinage terrestre.

I. Le totalitarisme fondé sur le « Je », « moi » absolu

L’image habituelle que nous avons du totalitarisme est celle des grands rassemblements unanimistes dans les stades allemands des années trente, ou sur la Place Rouge avec ses défilés, et bien sûr celle de la violence des camps d’extermination ou de concentration. Le régime totalitaire est considéré comme nécessairement militarisé et brutal. Les millions de victimes, la persécution, la violence, la misère, la déportation, complètent le sombre tableau de ce que l’homme a été capable de s’infliger à lui-même alors que le progrès lui promettait un monde meilleur.

Ces totalitarismes sont liés à des doctrines considérant l’Homme sous l’aspect d’une masse anonyme (Peuple, Nation, Classe, etc.). L’individu y est ignoré, la personne niée.

Il reste de nos jours d’importantes « poches » de totalitarisme militarisé, auxquelles s’ajoutent des régimes islamiques brutaux. Mais la menace d’idéologies totalitaires globales semble écartée. C’est ignorer la nature profonde du totalitarisme de considérer ainsi les choses. Les crimes des régimes totalitaires ont rendu suspects les révolutionnaires et affaibli leurs organisations jusqu’à les faire disparaître par endroit. Mais le rejet de toute transcendance et l’espoir de l’homme de réaliser par ses propres moyens les paradis promis par les religions n’ont pas disparu et se sont au contraire répandus par le biais de la consommation de masse et des progrès scientifiques et technologiques. D’un totalitarisme véhiculé par la masse nous sommes passés à un totalitarisme véhiculé par l’individu absolutisé.

L’absolutisation de l’individu commence par l’autonomie du sujet chez Descartes. Le cogito, « je pense donc je suis », fait tourner toute la réalité autour du sujet pensant. L’existence de Dieu elle-même est déterminée par la capacité de l’intelligence à juger de sa réalité. Kant accentue ce trait en donnant à la raison un pouvoir absolu sur les choses et en reléguant la foi dans le sentiment.

Avec Rousseau, Hegel et Marx, le « moi » deviens un « sujet politique abstrait » qui va se dissoudre dans une masse : la classe, le parti, le peuple, la nation.

Rousseau prétend refonder le contrat social sur une hypothèse, l’état de nature, et considère que son raisonnement lui permet de cerner l’origine du mal – à savoir la propriété. « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire "ceci est à moi" est le véritable fondateur de la société civile. »

Hegel, dans une vision prométhéenne des choses, pense avoir cerné le sens de l’histoire, et le déploiement dans celle-ci de « l’Esprit absolu », dont il connaît par la dialectique la nature profonde – perspective qui fait de Hegel un esprit supérieur à l’Esprit absolu lui-même. Marx, hégélien matérialiste, utilise un schéma identique pour prédire l’achèvement de l’histoire dans le communisme. Les théories de l’évolution renforcent l’idée d’un achèvement de l’histoire par la domination d’une race humaine ayant terminé son évolution, acquérant ainsi le droit de soumettre la nature à son bon vouloir.

Tous les scientismes issus du XIXe siècle ont ceci en commun qu’ils regardent l’histoire comme un passage de l’ombre à la lumière par le progrès qui réalisera ici-bas la promesse de paradis des religions.

L’élément commun à cet ensemble est le « moi » grisé par l’illusion de sa toute-puissance, qu’elle se manifeste sous sa forme de masse ou par l’exacerbation de l’individu. Tel est le noyau dur du totalitarisme où l’homme remplace Dieu pour prétendre se sauver lui-même.

II. Du totalitarisme violent au totalitarisme euphorique

Les totalitarismes violents ont échoué et jeté le discrédit sur les utopies. La tentative de réalisation de celles-ci s’étant transformée en un univers carcéral cauchemardesque, toute vision de transformation globale et violente de la société suscite rejet et défiance. Cependant l’histoire n’est pas terminée. Lénine disait qu’il y avait deux voies pour accéder au communisme : le socialisme et le capitalisme.

Dans les années 1920, un écrivain bolchévique, Eugène Zamiatine, a décrit le communisme abouti dans un livre intitulé Nous autres. Le monde y est enfin en paix. L’ensemble des problèmes de l’humanité y sont résolus. Une dernière étape est cependant nécessaire : la « grande opération ». Celle-ci conduira l’humanité à la fin de l’histoire par l’éradication de la conscience et surtout de l’âme. Quelques décennies plus tard, Aldous Huxley dans son Meilleur des mondes décrit l’humanité vivant dans un plaisir absolu sous l’égide de Ford et Freud. Le développement scientifique et technologique permet d’accéder à un bien-être matériel tel que jamais l’homme a pu en rêver. Quels sont les points communs de ces textes désignés communément comme des « contre-utopies » ?

  • L’humanité vit dans un bien-être matériel complet, et ce dans une parfaite égalité.
  • La famille a disparu, rendant ainsi obsolètes les problèmes qui lui étaient liés.
  • La sexualité est une activité de détente ludique à laquelle sont initiés les enfants dès leur plus jeune âge.
  • Chacun appartient à tout autre comme moyen de réaliser ses désirs.
  • Les loisirs sont intégralement organisés et procurent des sensations fortes compensant l’absence totale d’aventure.
  • Les états d’âme sont « soignés » par de puissantes drogues euphorisantes fournies par un État garantissant leur fiabilité sanitaire.
  • Cette même drogue « endormira » doucement ceux dont la vieillesse aura rendu vulnérables aux maladies et inutiles.

Si la lecture de ce monde parfait nous conduit à le rejeter lorsqu’on lit confortablement assis, il n’en est pas de même lorsque l’on connaît la souffrance.

Qui sera assez fort pour refuser une de ces solutions s’il est brisé par une crise familiale, déclassé par la pauvreté, plongé dans la dépression ou gisant sur un lit de douleur ?

Le triomphe de l’individualisme, associé aux progrès de la science et de la technique, crée les conditions pour que chacun d’entre nous se voie offrir une solution pour tel ou tel problème ou situation conduisant à la souffrance. Il ne sera pas demandé d’épouser une doctrine totalitaire mais de consentir à ne plus souffrir. Ainsi naît le totalitarisme euphorique. Euphorique car l’humanité y va consentante et joyeuse, dans l’oubli de toute sagesse et surtout de l’Espérance. Il avance masqué car aucune doctrine systématisée et incarnée par un groupe identifiable ne le soutient de manière explicite.

Le totalitarisme euphorique est partout et nulle part. Il se répand de proche en proche par les différent biais de ce que nous nommons « questions sociétales ».

III. Pédagogie du totalitarisme euphorique

Le pédagogue était à l’origine l’esclave qui conduisait l’élève de chez lui au seuil de l’école. Les tenants des idéologies totalitaires ont compris la nécessité de conduire pas à pas l’homme vers le meilleur des mondes espéré, de le faire sortir de « chez lui » et de l’emmener là où il n’aurait jamais voulu aller par lui-même. L’outil de cet accompagnement est le compassionnel. Le malheur et la souffrance sont mis en scène de façon à susciter des émotions déterminant à terme l’acceptation de ce que la conscience guidée par la raison rejetterait autrement. Le témoignage d’une personne torturée par la souffrance due à une maladie incurable, empêchant ses proches et elle-même de vivre normalement, la souffrance de ceux qui ne parviennent pas à avoir d’enfants, celle des personnes vivant dans la violence conjugale, etc., forment le conditionnement progressif à la présentation d’une technique, d’une loi, érigées en unique et absolue solution. Toute autre conception est accusée de ne pas prendre en compte la souffrance et de vouloir, par malveillance, maintenir l’homme sous son joug. Les réformes « sociétales », de l’avortement à l’euthanasie en passant par le mariage homosexuel, forment un faisceau de changements fondés sur le sentiment compassionnel. Le résultat est que les souffrances demeurent ou se déplacent, engendrant mécaniquement d’autres questions sociétales avec leurs réformes.

Les progrès scientifiques et techniques complètent l’édifice : clonage, manipulations génétiques, P. M. A., G. P. A., utérus artificiels, techniques gérontologiques augmentant considérablement l’espérance de vie, sont à la nature humaine ce que les progrès de la mécanique et de la chimie ont été au XIXe siècle pour la révolution industrielle.

Le capitalisme fait de ces éléments de nouvelles sources de développements marchands et industriels. Mais surtout, l’éducation se transforme en catéchèse du meilleur des mondes euphorique, pour ancrer dans les jeunes consciences les conditionnements comportementaux permettant à la fois l’acceptation des nouveautés sociétales et la nécessaire modification de la nature humaine.

Pour y parvenir, deux moyens sont mis en œuvre :

  • Un surdéveloppement de l’affectivité, du sentimentalisme et du compassionnel.
  • Une libération sexuelle précoce à l’aide de programmes nationaux et internationaux.

Par l’image, les dessins animés, et surtout les séries télévisées à destination des jeunes, auxquels s’ajoutent les programmes d’information et de prévention à destination des écoles, il y a, selon une expression parfaitement adéquate, « sensibilisation ». Puis des « programmes » viennent donner des solutions en prenant soin d’écarter les influences familiales et religieuses. Ainsi un programme de l’Organisation mondiale de la santé prévoit une éducation sexuelle de 0 à 4 ans, avec la demande spécifique faite aux éducateurs de garder les « outils pédagogiques » afin d’éviter toute réaction des familles.

Les conditions pour d’autres « réformes sociétales » sont donc installées. Qui pourra dès lors imaginer empêcher l’avènement de la P. M. A., G. P. A., euthanasie pour les mineurs (comme en Belgique), abaissement de l’âge de la majorité pour soustraire l’individu à l’influence de la famille – qui est effectivement et à juste titre soupçonnée d’être une « Église domestique » ?

IV. Résistance et mission apocalyptique des chrétiens

Comme chrétiens nous sommes plongés dans ce monde avec un message de plus en plus fortement décalé par rapport à lui. Mais le message ne suffit pas. Il nous faut la force de vivre autrement, de ne pas nous laisser aller à dire une chose mais en vivre en fait une autre. Jamais, ou rarement, la vision des choses de saint Jean n’a été aussi réaliste : « Vous êtes dans le monde mais pas du monde. »

L’Apocalypse révèle la nature profonde de ce rapport. Nous sommes bien dans le sens profond de ce mot « Apocalypse » : Révélation. Nous portons cette révélation, nous devons en témoigner en l’incarnant et la proclamant en situation d’apparente faiblesse voire de défaite. L’évangélisation et l’éducation n’accompagnent pas l’histoire du monde mais la jugent, au sens Johannique du terme. L’évangélisation « sépare », « discerne », ce qui anticipe le règne du Christ et ce qui emprisonne dans le vieil homme et le « vieux monde ».

Non, ce monde ne deviendra pas parfait. Plus les hommes s’emploieront à l’avènement du « meilleur des mondes », plus ils engendreront de malheurs et de déséquilibres, dont l’état actuel de notre jeunesse témoigne déjà. Il faut tout le talent d’une habile propagande pour encore laisser croire que le bonheur de l’humanité progresse. Plus ce bonheur factice est mis en scène, moins les hommes y croient au fond d’eux-mêmes. Manifestations diverses, rassemblements massifs autour du Pape, attestent que ce qui est considéré comme inéluctable n’est pourtant pas l’objet d’une adhésion du cœur.

Nous sommes bien dans ce grand combat décrit dans le dernier livre de la Bible et dont l’issue est la victoire déjà acquise par le Christ. Notre éducation chrétienne se doit donc d’être fondée sur ce texte qui nous est enseigné par la liturgie de la Parole notamment au temps de l’Avent. Que de craintes avons-nous pourtant de parler des fins dernières, notamment aux plus jeunes, alors que cette donnée essentielle de la foi est celle qui peut les faire bien vivre dans ce monde…

« Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois […] peut être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle ou les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins parfaite et plus libre. » (Nicolas Berdiaeff, préface au Meilleur des mondes).

Puissent les baptisés, de par leur état de prophète, témoigner de ce chemin qui ouvre les portes de la Jérusalem céleste par l’acceptation de la croix, par le sacrifice librement consenti. Il ne s’agit pas en effet d’échapper à la souffrance et au caractère tragique de la destinée humaine par de quelconques stupéfiants, mais de les affronter et de les assumer pour en faire la Pâque, le passage vers l’homme nouveau.

Pierre-Henri Beugras, né en 1961, chef d’établissement dans l’enseignement catholique, professeur de philosophie. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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