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Enjeux de la miséricorde dans l’Église et dans le monde aujourd’hui

Mgr Albert-Marie de Monléon

Depuis le début de son pontificat, le pape François, à la suite de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI, ne cesse de nous inviter à la miséricorde. Il aime répéter : « c’est le temps de la Miséricorde ». Le pape ne fait pratiquement aucune intervention sans faire référence à la miséricorde. Dans le texte de l’édition italienne de l’encyclique La Joie de l’Évangile, en 2013, le mot miséricorde est évoqué 31 fois. Et, comme nous le savons, François l’a inscrite dans sa devise épiscopale et papale : miserendo et eligendo. « C’est une expression qui n’est pas traduisible, dit le pape, parce qu’en italien un des deux verbes n’a pas de gérondif et en espagnol non plus. La traduction littérale serait “en miséricordiant et en choisissant”, presque comme un travail artisanal [1]. »

Par ailleurs, c’est dans une sorte de sentiment d’urgence que le pape a décidé de faire entrer l’Église dans une année jubilaire de la Miséricorde, du 8 décembre 2015 au 20 novembre 2016, solennité du Christ-Roi, et il importe de comprendre pourquoi.

Je rapproche également ce sentiment d’urgence de l’importance que revêt la présence de la Vierge Marie dans l’Église, surtout en notre temps. Le pape François ne fait pas ce rapprochement mais il me semble implicite, et par la date de l’ouverture de l’année de la Miséricorde, et par l’intense dévotion du pape à Marie. De son côté, saint Jean-Paul II soulignait ce rapprochement très caractéristique entre Marie et la miséricorde : « Marie est celle qui connaît le plus à fond le mystère de la miséricorde divine. Elle en sait le prix et combien il est grand […] Cet amour [miséricordieux] ne cesse pas, en elle et grâce à elle, de se révéler dans l’histoire de l’Église et de l’humanité. Cette révélation est particulièrement fructueuse, car, chez la Mère de Dieu, elle se fonde sur le tact particulier de son cœur maternel, sur sa sensibilité particulière, sur sa capacité particulière de rejoindre tous ceux qui acceptent plus facilement l’amour miséricordieux de la part d’une mère [2]. »

Je propose donc ici ce qui me semble être quelques enjeux majeurs, pour l’Église et le monde d’aujourd’hui, de la conversion à la miséricorde. Cependant, auparavant, il convient de lever certaines ambiguïtés ou malentendus sur ce que l’on entend par miséricorde.

Qu’est-ce que la Miséricorde ?

La Miséricorde divine a été découverte ou redécouverte par les catholiques du XXe siècle avec Jean-Paul II. Elle est, comme il l’a dit lui-même et comme l’a rappelé Benoît XVI, « la clé et la lecture privilégiée de son pontificat ». Cependant la miséricorde, en France, pendant toutes ces années et même avant, n’a pas eu toujours très bon accueil. En 1980, dans son encyclique Dieu riche en Miséricorde, Jean-Paul II notait : « La mentalité contemporaine semble s’opposer au Dieu de miséricorde, et elle tend à éliminer de la vie et à ôter du cœur humain la notion même de miséricorde. » (no 2) Jusqu’à sa réintroduction massive par le pape François, le terme et ce qu’il désigne étaient mal aimés, peu utilisés, on les avait même fait pratiquement disparaître des traductions de la Bible [3], pour les remplacer par amour, fidélité, tendresse.

Je vois à cette occultation assez généralisée deux raisons, que j’évoque afin, non seulement de réhabiliter la miséricorde, mais de percevoir ses enjeux majeurs pour notre temps.

La première raison des soupçons qui pèsent sur la miséricorde, vient de ce que, généralement, devant les malheurs qui frappent les hommes, on s’en fait une idée fausse, on la considère comme un sentiment un peu mièvre, une bienveillance paresseuse, une pitié dévalorisante, ou, pire, un laisser-faire devant le mal. On craint le misérabilisme de la « misère » qui résonne dans le mot miséricorde. On la méconnaît également parce que, me semble-t-il, même si cela est en train de changer, les catholiques semblaient craindre de la pratiquer…

La miséricorde est considérée comme une approche qui ne prend pas les problèmes de la misère à bras-le-corps et, peut-être même, constitue une démission devant le mal. Or, la miséricorde ne consiste pas en de « bons sentiments » sans effets concrets, en une vague compassion sentimentale devant la souffrance ou les blessures d’autrui, mais qui s’abstient de leur porter secours. En réalité, la miséricorde est une réponse active, empressée, délicate, et réfléchie, devant toute détresse.

Être miséricordieux, c’est prendre à cœur, faire sienne la « misère », au sens large, de ceux qui souffrent et c’est, indissociablement, leur venir en aide. Dans le mot miséricorde nous trouvons le mot latin cor, le cœur. La miséricorde a incontestablement une dimension émotive, elle est, selon l’un des termes hébreux (rahûm, avoir pitié, faire miséricorde) qui la caractérise dans la Bible, une émotion viscérale, comme celle d’une mère pour son enfant en danger, ou d’un père pour son fils en souffrance. Mais elle n’est pas que cela, elle est active, efficace ; elle porte secours. Je cite volontiers la très belle et très exacte définition qu’en donne saint Augustin : « Qu’est-ce que la miséricorde sinon, dans notre cœur, la compassion pour une misère d’autrui, et qui nous pousse absolument à lui porter secours si nous le pouvons [4]. » Être miséricordieux, c’est se déterminer à agir, à venir en aide ; c’est mettre une limite au mal, le tenir en échec, en ce qu’il atteint physiquement ou moralement, spirituellement, des personnes humaines.

En effet, dans le mot miséricorde résonne le mot misère, qui lui aussi n’a pas très bonne presse, mais il faut le comprendre au sens large et complet. Il désigne tout ce qui manque à une personne pour son bien-être, sa dignité, son bonheur. « C’est en effet au bonheur que la misère s’oppose », écrit saint Thomas [5], que cette misère soit d’ordre matériel, physique, moral ou spirituel. La misère, l’homme l’éprouve d’abord physiquement, corporellement : c’est le manque de nourriture, de logement, de travail, de soins, etc. Mais la misère peut être également d’ordre moral, spirituel :« l’homme ne vit pas seulement de pain ». Ce sont des misères profondes que d’être rejeté, isolé, que de porter un poids de culpabilité lancinant, que de ne pas avoir accès à l’éducation, que d’ignorer l’existence de Dieu, son amour pour nous, etc. « La misère, écrit Madeleine Delbrêl, c’est manquer du nécessaire. Une intelligence humaine qui est dans la misère, c’est une intelligence qui n’a plus ce pour quoi elle est faite [6]. » Elle parle de « misère spirituelle ». « Lentement s’est réalisé pour des multitudes humaines un état de “misère spirituelle” singulièrement comparable à la misère sociale sous laquelle on ne recouvre généralement que la non-satisfaction des besoins physiques et culturels [7]. » La véritable miséricorde consistera donc à secourir toutes les misères, à commencer par les misères corporelles, à mettre un terme à ces souffrances, à mettre en échec tous ces manques. La miséricorde c’est aussi mettre des limites à l’injustice, au mépris, au mensonge.

Pour saint Jean-Paul II, « la miséricorde est nécessaire pour faire en sorte que chaque injustice du monde trouve son terme dans la splendeur de la vérité [8] ». De son côté, Benoît XVI disait : « La miséricorde n’est pas faire comme si le bien et le mal était égaux, sous prétexte que Dieu ne peut être que miséricordieux. Ce serait là une tromperie [9]. »

En effet, il est indispensable de rappeler, pour ceux qui craignent que la miséricorde ne soit une manière de se donner bonne conscience à bon compte, qu’elle n’exonère en rien de faire justice. Elle accomplit, achève, toute justice, va au-delà. Le pape François, dans la Bulle d’indiction pour annoncer et lancer l’année de la Miséricorde, consacre deux paragraphes entiers (20-21) sur la nécessité de d’accomplir la justice. À l’égard du pécheur, « Dieu va au-delà de la justice avec la miséricorde et le pardon. Cela ne signifie pas dévaluer la justice ou la rendre superflue, au contraire. » (no 21)

Dans l’encyclique Dieu riche en miséricorde, saint Jean-Paul II écrivait avec force : « Dans aucun passage du message évangélique, ni le pardon, ni même la miséricorde qui en est la source, ne signifient indulgence envers le mal, envers le scandale, envers le tort causé ou les offenses. En chaque cas, la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort causé, la satisfaction de l’offense, sont conditions du pardon. » (no 14)

J’évoque maintenant un second motif pour lequel, me semble-t-il, on est passablement allergique à la miséricorde, au moins dans certains secteurs de l’Église en France, c’est qu’elle est le plus souvent connue et interprétée à travers la spiritualité de sainte Faustine Kowalska, son Petit Journal, la peinture de Jésus Miséricordieux, le dimanche de la Miséricorde (institué par Jean-Paul II en 2000). Toutes formes de piété et de dévotion où certains ne se reconnaissent pas – et cela peut se comprendre. Mais la miséricorde ne se réduit pas aux impressions que peut en laisser l’œuvre de sainte Faustine, pourtant son interprète privilégiée pour notre temps.

Il est tout à fait compréhensible que l’on ne se sente pas spécialement attiré par la spiritualité de sainte Faustine, ni spontanément en affinité avec elle. On a le droit de trouver les tableaux de Jésus Miséricordieux (car il y a au moins deux représentations « officielles », celui de Vilnius et celui de Lagiewniki) pas très inspirants, un peu mièvres, etc. Mais Jésus a dit à Faustine que la grâce de ces peintures ne venait pas de leurs qualités picturales mais de lui, Jésus [10]. De fait on constate que ces tableaux, de plus en plus présents dans les paroisses, touchent bon nombre de personnes.

Enfin, en ce qui concerne le Petit Journal, il est clair qu’il n’est pas de lecture très facile ni attrayante ; il est abondant, répétitif. Ce n’est que progressivement que l’on découvre ses richesses. Faustine, petite paysanne qui n’a pu avoir d’éducation, car il fallait faire vivre la famille, a, sur la miséricorde, sur le salut des âmes, des formules particulièrement justes, profondes, limpides, qui ne lui viennent pas de son seul savoir humain.

Enjeux de la Miséricorde dans l’Église et dans le Monde, aujourd’hui

Après ces remarques préliminaires pour mieux comprendre ce qu’est la miséricorde, venons-en à ses grands enjeux pour l’Église et le monde d’aujourd’hui.

Dans la bulle Le Visage de la Miséricorde (cité plus bas VM), le pape François donne une très belle synthèse de ce qu’est la miséricorde et il en souligne notamment deux axes majeurs pour cette année jubilaire. D’une part, ce qu’on appelle traditionnellement « les œuvres de miséricorde », c’est-à-dire les principaux gestes de miséricorde, tels que nous les enseignent l’Évangile et la tradition de l’Église. D’autre part, le pape insiste sur le sacrement du pardon, sacrement de la miséricorde par excellence. Dans d’autres interventions, François met l’accent sur les liens entre la miséricorde en actes et l’évangélisation. De ces aspects essentiels découlent d’autres enjeux de la miséricorde pour l’Église et pour le monde aujourd’hui, j’en retiens six, qui ne sont pas exclusifs :

1/ L’enjeu de l’urgence à secourir les situations de détresse de notre temps.

2/ L’enjeu de la crédibilité de l’Église et de notre conversion.

3/ L’enjeu d’avoir à surmonter le péché et de vivre le pardon.

4/ L’enjeu de l’annonce de l’Évangile.

5/ L’enjeu de « la sauvegarde de la maison commune », la création.

6/ L’enjeu de la paix dans le monde.

1/ L’enjeu de l’urgence à secourir les situations de détresse de notre temps

Un premier enjeu de la miséricorde aujourd’hui, et qui concerne toute la société, c’est l’urgence qui s’impose de venir en aide à tant de personnes en détresse dans le monde. C’est un devoir fondamental de l’Église, auquel le pape nous appelle instamment. Pour comprendre cet enjeu, et l’urgence de la miséricorde aujourd’hui, il suffit d’évoquer les innombrables épreuves qui frappent des hommes et des femmes autour de nous : santé, chômage, précarité, familles divisées, recomposées, enfants en détresse, personnes désespérément seules, etc.

Dans l’ensemble du monde, que voyons-nous ? D’abord des conflits armés en tous genres, et répandus dans nombre de pays. « C’est une sorte de troisième guerre mondiale livrée “par morceaux” – a dit le pape – et, dans le contexte de la communication globale, on perçoit un climat de guerre [11]. » Il ne se passe pas une journée sans victimes d’attentats de toutes sortes, souvent horribles. En bien des pays on trouve la barbarie du terrorisme qui prolifère, les violences de systèmes oppressifs, les ravages d’une culture de mort, les destructions massives. Tout cela, sans parler des désastres humains et ceux causés, dans l’environnement, par la domination de l’argent, le pouvoir des intérêts financiers et des groupes économiques. De même, les États semblent indifférents ou impuissants devant les exodes massifs de migrants, victimes de la misère, de la famine, de la violence, de massacres, d’exactions de toutes sortes. Parmi les premières victimes, les plus vulnérables, on trouve les enfants et les minorités religieuses, tout particulièrement les chrétiens.

Combien de situations de précarité et de souffrance n’existent-elles pas dans le monde d’aujourd’hui ! Combien de blessures ne sont-elles pas imprimées dans la chair de ceux qui n’ont plus de voix, parce que leur cri s’est évanoui et s’est tu à cause de l’indifférence des peuples riches ! Au cours de ce Jubilé, l’Église sera encore davantage appelée à soigner ces blessures, à les soulager avec l’huile de la consolation, à les panser avec la miséricorde et à les soigner par la solidarité et l’attention [12].

En évoquant toutes ces tragédies dont sont victimes des millions d’hommes et de femmes aujourd’hui, il ne s’agit pas, de sombrer dans un pessimisme désespérant mais, paradoxalement, de trouver espérance et détermination. En effet, la miséricorde est active, inventive, efficace, pour stopper et conjurer le mal. Le mal ne prolifère pas seulement à cause de ceux qui le répandent, mais également « à cause de ceux qui regardent et laissent faire [13] ». L’expérience montre qu’un simple geste de compassion peut soulager une détresse et parfois avoir un grand retentissement.

Par conséquent, un des enjeux de la miséricorde dans l’Église est d’apprendre ou de réapprendre aux fidèles à exercer la miséricorde, à s’extraire de l’indifférence et de l’inertie du monde contemporain devant la misère [14], et notamment à pratiquer les « œuvres de miséricorde » qu’aime à nous rappeler le Pape. « J’ai un grand désir – écrit-il dans Le Visage de la Miséricorde – que le peuple chrétien réfléchisse durant le Jubilé sur les œuvres de miséricorde corporelles et spirituelles [15]. » (VM, no 15) Ces actes de miséricorde ne sont que la mise en œuvre des préceptes évangéliques (cf. Mt 25, 34-46).

Rappelons que, à l’égard de beaucoup de « misères », il est difficile d’aider efficacement, si l’on n’a pas un minimum de compétence, de moyens, d’expérience. Ces insuffisances peuvent détourner d’agir ou à l’inverse, dans un élan de générosité, à le faire de manière inappropriée. Devant l’ampleur et la complexité des détresses, il arrive que nous soyons totalement démunis, cependant, même dans ces cas-là, il est toujours possible d’avoir un sourire, de dire un mot, un bonjour, d’alerter un service compétent. Et ceci peut transformer la journée de quelqu’un. « Un peu de miséricorde fait en sorte que le monde soit moins froid et plus juste [16]. »

Je pense également à cette grande miséricorde que sont l’écoute, l’accueil, le fait d’aller à la rencontre de personnes isolées. Il y a tellement de détresses cachées, de solitudes. À cause de toutes les misères qu’elle engendre, l’un des besoins prioritaires, dans notre société, anonyme, informatisée, technique, connectée mais sans réels contacts humains, est le besoin de lieux d’écoute. Tant de personnes en souffrance, dans l’épreuve physique ou spirituelle, le plus souvent les deux, sont avides de personnes sachant les écouter avec bienveillance et attention. C’est sans doute une des miséricordes les plus importantes et les plus nécessaires que l’Église peut offrir aujourd’hui.

« Là où l’Église est présente, la miséricorde du Père doit être manifeste. Dans nos paroisses, les communautés, les associations et les mouvements, en bref, là où il y a des chrétiens, quiconque doit pouvoir trouver une oasis de miséricorde. » (no 12)

À rapprocher de cette autre parole du Pape dans son message de carême 2014 : « Combien je désire que les lieux où l’Église se manifeste, ainsi que nos paroisses et, spécialement nos communautés, deviennent des îles de miséricorde au milieu de la mer de l’indifférence. »

Par conséquent, nous sommes appelés à nous convertir à la miséricorde. Au soir de notre vie le Seigneur ne nous jugera pas sur nos réussites, nos grandes idées, nos programmes et nos réalisations, il nous jugera sur notre charité, sur l’amour [17]. Il nous dira : « Qu’as-tu fait pour moi dans la personne en souffrance, seule, manquant du nécessaire ? J’étais malade et tu m’as visité, j’avais faim, j’étais en manque de considération et tu t’es occupé de moi, entre dans la joie de ton Seigneur. »

2/ L’enjeu de la crédibilité de l’Église et de notre conversion

Un second enjeu de la miséricorde aujourd’hui, pour les chrétiens, c’est la mise en œuvre effective de l’Évangile dans leur vie et dans l’Église. La miséricorde est au cœur de l’Évangile, elle est le cœur de l’Évangile, celui-ci ne parle pour ainsi dire que d’elle. Si nous n’essayons pas de pratiquer la miséricorde, au moins dans l’une de ses multiples formes, même les plus humbles, il est difficile de nous dire chrétiens. L’urgence ici, comme nous y invite constamment le pape, c’est de nous convertir à l’Évangile.

Par ailleurs, dans Le Visage de la Miséricorde, François n’hésite pas à dire à plusieurs reprises que, dans la mise en œuvre de la miséricorde, il y va de la crédibilité de l’Église.

Dans son annonce et le témoignage qu’elle donne face au monde, rien ne peut être privé de miséricorde. La crédibilité de l’Église passe par le chemin de l’amour miséricordieux et de la compassion. (no 10)
Il est déterminant, pour l’Église et pour la crédibilité de son annonce, de vivre et de témoigner elle-même de la miséricorde. Son langage et ses gestes doivent transmettre la miséricorde pour pénétrer le cœur des personnes et les inciter à retrouver le chemin du retour au Père. (no 12)

François le répète encore dans la conclusion de la bulle d’indiction du jubilé : « La vie de l’Église est authentique et crédible lorsque la miséricorde est l’objet d’une annonce convaincante. » (no 25)

Lorsque l’on a pris conscience de l’urgence de la miséricorde pour notre temps, alors la nécessité d’une conversion et d’une mise en œuvre de la miséricorde prend toute sa valeur. Dans les communautés ecclésiales, paroissiales, familiales, religieuses, il convient d’insister sur une pastorale de la miséricorde, pour accueillir, vivre, témoigner de la miséricorde dans le Christ. On découvre d’ailleurs combien une telle approche répond profondément aux attentes et aux besoins spirituels des chrétiens, mais également aux attentes, parfois confuses, de personnes loin ou aux marges de l’Église.

Pour devenir miséricordieux, nous n’avons pas de meilleur moyen que l’Évangile. « La miséricorde, disait le pape Benoît XVI, est le noyau central du message évangélique [18]. » Par conséquent, la fréquentation de l’Évangile, non seulement est riche d’enseignement sur la miséricorde, mais nous forme à la miséricorde. En approfondissant sans cesse l’Évangile, nous nous imprégnons de la miséricorde, nous recevons la force d’en vivre et de l’annoncer. La miséricorde du Seigneur s’adresse à tous les hommes, à tout homme, à tout l’homme ! Accueillir et vivre de la miséricorde, c’est accueillir le Christ, c’est se nourrir de Lui. Cette Bonne Nouvelle de Miséricorde est source de Vie, de Lumière, de Paix.

Un second chemin pour nous convertir à l’Évangile de la miséricorde, c’est d’apprendre, comme nous l’enseigne Jésus dans la parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37), à ne pas craindre de s’approcher, d’avoir un contact avec les personnes en souffrance, de nous faire leur prochain. Ceci suppose aussi que nous-mêmes n’ayons pas peur de nous laisser approcher et aider par des personnes qui peuvent nous rendre service, nous assister dans nos limites, nos manques, nos insuffisances.

3/ L’enjeu du rejet du péché et de l’accueil du pardon

L’urgence de la miséricorde pour notre temps ne consiste pas seulement à venir en aide à tant de détresses, et c’est prioritaire, mais également à faire preuve de lucidité, à ouvrir les yeux sur les causes de tant de maux. C’est là un des enjeux majeurs auxquels doivent faire face les chrétiens avec courage et miséricorde, sinon ils soigneront généreusement les symptômes mais n’atteindront pas les causes. Il est indispensable d’aller à la racine du mal, de le désigner pour ce qu’il est. Il en va de notre responsabilité de croyants et de disciples de Jésus. Or seul un regard de foi, à la lumière de la Révélation et de l’Évangile, permet de discerner ce qui est réellement en cause dans toutes les détresses du monde, à savoir le péché de l’homme, son refus de Dieu, le rejet de Ses commandements et le mépris de ce qu’Il a confié à sa liberté. Nous savons bien que les causes des conflits entre les hommes et des destructions dans l’environnement sont multiples, et que le problème est complexe, mais, à la racine de tant de maux, il y le péché. Le péché a introduit une rupture dans les relations vitales de l’homme « avec Dieu, avec le prochain, avec la terre. […] L’harmonie entre le Créateur, l’humanité et l’ensemble de la création a été détruite. […] Le péché aujourd’hui se manifeste, avec toute sa force de destruction, dans les guerres, sous diverses formes de violence et de maltraitance, dans l’abandon des plus fragiles, dans les agressions contre la nature [19]. »

« La violence qu’il y a dans le cœur humain blessé par le péché se manifeste aussi à travers les symptômes de maladie que nous observons dans le sol, dans l’eau, dans l’air et dans les êtres vivants [20]. »

Le péché se manifeste ainsi dans le champ, malheureusement trop vaste, du mal qui a pour origine l’orgueil, la volonté de puissance, l’égoïsme, le pouvoir de l’argent, le besoin exorbitant du profit, « les marchands de la terre » comme dit l’Apocalypse, « leur commerce, leur prostitution et leur luxe » (cf. Ap 18, 3-13), mais également la course indéfinie à la maîtrise scientifique et technologique sans souci d’éthique, conduisant à la « perte des repères », comme on dit mollement. La conscience morale personnelle et collective n’exerce plus son rôle de poursuite du bien et de la vérité. La racine de ces maux s’appelle le péché, qui est foncièrement le mépris de Dieu, ou même la prétention insensée de le supplanter, de le réduire au silence, de faire comme s’il n’existait pas. La plus profonde et la plus grande misère de l’homme est le péché en tant qu’il oppose l’homme à Dieu, le rend étranger et hostile à son Créateur et Père, puis oppose les hommes entre eux. Le péché, comme révolte consciente contre Dieu, est vraiment une grande misère. Il est à la racine de tous les malheurs de l’homme et seule la miséricorde de Dieu peut l’en sauver. La miséricorde divine « est la manière propre dont [l’amour de Dieu] se révèle et se réalise pour s’opposer au mal qui est dans le monde, qui tente et assiège l’homme, s’insinue jusque dans son cœur et peut «  le faire périr dans la géhenne [21] » (Mt 10, 28).

Dans l’Écriture, l’homme pécheur et repentant, est, de la part de Dieu, l’objet privilégié et constant de sa grande miséricorde. Le péché, aussi grave et étendu soit-il, a une limite, qui est le pardon, c’est-à-dire la miséricorde divine qui rétablit l’homme dans son vrai bien. Le pardon, donné et reçu, rompt l’enchaînement du mal, de la haine qui appelle la haine, la violence la violence, l’injustice l’injustice, etc. Dieu ne cesse de vouloir venir au secours de l’homme pécheur pour le tirer des abîmes dans lesquels il se plonge pour sa propre destruction, celle de son prochain, celle de l’environnement. La miséricorde divine est infinie, sans limite, toujours accessible, Dieu ne se laisse jamais vaincre par le mal, il est toujours plus grand que le péché. La seule limite au pardon, à la miséricorde, c’est le refus de l’homme de l’accueillir.

Ainsi, l’enjeu de la miséricorde aujourd’hui est de permettre aux hommes, de nous permettre, de recourir à l’infinie bonté de Dieu qui veut venir au secours de l’humanité si elle accepte de se tourner vers lui. Vaincre le mal avec l’aide de Dieu, en soi et dans le monde, consiste à se convertir, faire repentance, demander le pardon de Dieu par le sang de l’Agneau qui porte le péché du monde.

Pour accueillir et vivre de la miséricorde, nous avons absolument besoin de remonter et de recourir à sa source première, qui est la miséricorde divine.

Le pape François, dans son message de carême 2014, écrivait : « L’Évangile est l’antidote véritable contre la misère spirituelle : le chrétien est appelé à porter en tout lieu cette annonce libératrice selon laquelle le pardon pour le mal commis existe, selon laquelle Dieu est plus grand que notre péché et qu’il nous aime gratuitement, toujours, et selon laquelle nous sommes faits pour la communion et la vie éternelle. Le Seigneur nous invite à être les hérauts joyeux de ce message de miséricorde et d’espérance ! »

Le pardon est sans doute l’expression la plus haute de la miséricorde, il en est la mise en œuvre la plus profonde, la plus efficace, mais aussi la plus difficile. C’est surtout dans le pardon, donné et reçu, que nous accueillons la miséricorde, que nous apprenons à la transmettre. « Le pardon des offenses devient l’expression la plus manifeste de l’amour miséricordieux, et pour nous chrétiens, c’est un impératif auquel nous ne pouvons pas nous soustraire. » (VM, no 9)

Nous savons tous que pardonner est une démarche difficile. Le pardon est la pierre de touche de l’authenticité d’une vie selon l’Évangile.

Seuls le pardon et la réconciliation peuvent guérir les hommes des blessures qu’ils subissent et qu’ils infligent. La repentance et le pardon les restaurent face à la responsabilité de leurs actes, responsabilité qu’ils ont tendance à déserter de plus en plus. Le pardon est la source et la force d’une liberté renouvelée pour suivre le Christ, pour témoigner de sa Miséricorde dans le monde, et pour servir nos frères, en particulier ceux et celles qui souffrent le plus.

Qu’est-ce que le pardon ?

Le pardon ne consiste pas à fermer les yeux sur le mal, sur les blessures, les violences commises, parfois très graves. « Le pardon s’oppose à la rancune et à la vengeance, et non à la justice [22]. » Le pardon selon l’Évangile est une remise de dette, non son occultation. De plus, le pardon, donné ou reçu d’ailleurs, n’est pas davantage la relativisation ni l’impossible oubli de l’offense. Il ne consiste pas à pactiser sourdement avec l’injustice, la violence, la vengeance, et à les laisser se perpétuer. Le pardon n’est pas un non-lieu, une indulgence molle ou une amnistie automatique. Il n’est pas non plus un aveu de faiblesse. Il suppose au contraire courage moral et force spirituelle pour dénoncer et combattre le mal, tout en respectant celui qui en est l’auteur, l’homme pécheur. « Le pardon est avant tout un choix personnel, une option du cœur qui va contre l’instinct spontané de rendre le mal pour le mal [23]. »

Pour qu’il y ait pardon, il faut qu’il y ait repentance ; rien n’est plus éprouvant et difficile que de pardonner à une personne qui ne reconnaît absolument pas ses torts et sa culpabilité. À l’inverse, pour celui qui, ayant reconnu sa dette, et à qui elle est remise, quelle libération extraordinaire ! Seuls peuvent le comprendre ceux qui étant lourdement endettés, se voient exonérés de leur dette.

En second lieu, pardonner est accepter de reconnaître que quelqu’un ne se réduit pas au mal qu’il a commis. Le plus grand criminel ne s’identifie jamais totalement avec son crime ; il demeure toujours en lui un fond de bonté qu’il faut déceler, raviver. Par conséquent, pardonner, c’est permettre à l’offenseur de changer, c’est permettre qu’il puisse reconnaître et sortir du mal qu’il a commis et qui l’enferme. Le pardon est une aide précisément pour faire revenir cette part de bonté, de vie, qui demeure en toute personne. En pardonnant, on admet que chacun peut être libéré de son passé et renaître à une vie nouvelle, d’autant que l’on découvre souvent à quel point des criminels ont pu être eux-mêmes des victimes dans leur enfance ou leur adolescence. « Le pardon est une force qui ressuscite en vie nouvelle et donne le courage pour regarder l’avenir avec espérance [24]. »

Enfin, nous devons reconnaître humblement que, sans le secours de Dieu, le vrai pardon est pratiquement impossible. En effet, l’homme, laissé à ses seules forces, ne peut parvenir à pardonner. Pour le faire, il lui faut un don, une grâce spéciale de Dieu, et cela aussi est miséricorde. C’est dans le Christ, par Lui et à cause de Lui, que le pardon est possible. Dans le Christ Sauveur, l’homme n’est plus enchaîné à la fatalité des injustices et des blessures mutuelles, à l’idolâtrie de la violence, à la fascination de l’instinct de mort. Jésus est la source et le modèle de tout pardon. Son Amour pour les pécheurs est immensément plus grand que tout ce qu’ils lui infligent. Aussi, lorsque nous n’arrivons pas à pardonner, parce que la blessure est trop vive, l’incompréhension trop profonde, le mal trop ancien, demandons à Jésus d’être lui-même notre pardon.

Le sacrement de la Réconciliation

« Avec conviction, remettons au centre le sacrement de la Réconciliation, puisqu’il donne à toucher de nos mains la grandeur de la miséricorde. Pour chaque pénitent, ce sera une source de véritable paix intérieure. » (VM, no 17)

Ce sacrement est le grand sacrement de la miséricorde. Le pape François insiste pour qu’il trouve ou retrouve une place importante dans l’année jubilaire de la Miséricorde. Car, dans ce sacrement, le prêtre, ministre du pardon, met en contact le pénitent avec l’immense et prompte miséricorde du Père, manifestée et donnée à la Croix. « Dans le sacrement de pénitence, disait le Curé d’Ars, Dieu nous montre et nous fait part de sa miséricorde jusqu’à l’infini. » Ce sacrement est le premier don du Christ ressuscité à ses Apôtres, il est le premier fruit de sa Passion, de sa miséricorde. Jésus ne fait aucun reproche aux Apôtres qui l’ont abandonné, trahi, il leur donne sa paix et en fait les ministres de la réconciliation (cf. Jn 20, 21-23) C’est pourquoi nous devons recourir inlassablement à ce sacrement comme appropriation de la miséricorde du Christ mort et ressuscité pour nous. Le pardon, la miséricorde pour celui qui l’accueille humblement et comme un don gratuit et aimant du Seigneur, est une résurrection spirituelle, une source de paix et de joie, celles mêmes de Dieu.

Dans les paraboles de la miséricorde, Dieu est toujours présenté comme rempli de joie, surtout quand il pardonne. Nous y trouvons le noyau de l’Évangile et de notre foi, car la miséricorde y est présentée comme la force victorieuse de tout, qui remplit le cœur d’amour, et qui console en pardonnant. (VM, no 9)

4/ L’enjeu de l’annonce de l’Évangile

En fixant l’ouverture de l’année du Jubilé le 8 décembre 2015, le Pape a voulu célébrer le cinquantième anniversaire de la conclusion du concile œcuménique Vatican II : « L’Église ressent le besoin de garder vivant cet événement. C’est pour elle que commençait alors une nouvelle étape de son histoire. Les Pères du Concile avaient perçu vivement, tel un souffle de l’Esprit, qu’il fallait parler de Dieu aux hommes de leur temps de façon plus compréhensible. […] le temps était venu d’annoncer l’Évangile de façon renouvelée » (VM, no 4) ; or, cette annonce renouvelée de l’Évangile est la miséricorde.

« À notre époque, l’humanité a besoin que soit proclamée et témoignée avec force la miséricorde de Dieu [25] », disait Benoît XVI en 2007, et, de son côté, le Pape François écrit : « De nos jours, où l’Église est engagée dans la nouvelle évangélisation, le thème de la miséricorde doit être proposé avec un enthousiasme nouveau et à travers une pastorale renouvelée [26]. »

Les chrétiens sont appelés à témoigner inlassablement de la Miséricorde de Dieu, de la Bonne Nouvelle de l’Évangile qui est Miséricorde ; c’est là un des grands enjeux pour l’Église dans le monde d’aujourd’hui. « Qu’à tous, croyants ou loin de la foi, puisse parvenir le baume de la miséricorde comme signe du Règne de Dieu déjà présent au milieu de nous [27]. »

La miséricorde doit être annoncée, proclamée comme une Bonne Nouvelle. Elle est la Bonne Nouvelle du Christ miséricordieux, du Christ qui est la miséricorde divine en personne, la miséricorde faite chair. « Dans le Christ et par le Christ, Dieu devient visible dans sa miséricorde. Le Christ incarne et personnifie la miséricorde [28]. »

« Il faut des chrétiens qui rendent visible aux hommes d’aujourd’hui la miséricorde de Dieu, sa tendresse pour toute créature. Nous savons tous que la crise de l’humanité contemporaine n’est pas superficielle, elle est profonde. Pour cela, la nouvelle évangélisation, tandis qu’elle est appelée à avoir le courage d’aller à contre-courant, de se convertir des idoles vers l’unique vrai Dieu, ne peut qu’utiliser le langage de la miséricorde, fait de gestes et d’attitudes avant même les paroles [29]. » Les idoles, nous le savons, ce sont le règne de l’argent, les pouvoirs, économique, politique, scientifique, sans limites, la violence, la consommation, le chacun pour soi, etc.

On a demandé au pape pourquoi il avait décidé cette année jubilaire de la miséricorde et, apparemment, avec une certaine urgence. Il a répondu dans son homélie d’annonce du Jubilé, la veille du dimanche de la Miséricorde, le 11 avril 2015, à Saint-Pierre de Rome, lors des premières vêpres : « Une question se pose dans le cœur de beaucoup ; pourquoi, aujourd’hui, un Jubilé de la Miséricorde ? Simplement parce que l’Église, en ce moment de grands changements d’époque, est appelée à offrir plus fortement les signes de la présence et de la proximité de Dieu. Ce n’est pas le temps pour la distraction mais au contraire pour rester vigilants et réveiller en nous la capacité de regarder l’essentiel. C’est le temps pour l’Église de retrouver le sens de la mission que le Seigneur lui a confiée le jour de Pâques : être signe et instrument de la miséricorde du Père. » (cf. Jn 20, 21-23)

Annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume est l’une des premières et grandes œuvres de miséricorde. Elle caractérise Jésus au plus haut point, c’est le cœur de sa consécration messianique : « L’Esprit du Seigneur est sur moi. C’est pourquoi il m’a consacré pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres.  » (Lc 4, 18) Regardons dans l’évangile selon saint Marc comment Jésus enseigne ses Apôtres à donner la priorité à la miséricorde par l’annonce de la Parole de Dieu. « Jésus en débarquant vit une grande foule. Il fut remué jusqu’aux entrailles parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il se mit à les enseigner longuement (polu, dans le grec de l’évangile : « beaucoup »). » (Mc 6, 34) Le premier acte qui jaillit de la profonde compassion de Jésus pour cette foule c’est de les enseigner, de leur annoncer longuement, près d’une journée entière, la Parole de Dieu.

Dans la tradition de l’Église, toutes les formes d’enseignement sont des vocations éminentes, parce que ce sont des œuvres de miséricorde au service de la croissance et de la dignité des personnes humaines, et de leur communion avec Dieu. C’est une miséricorde particulière et tellement nécessaire que de guider vers la vérité du Christ et de son Évangile. Car c’est une misère spirituelle, intellectuelle, affective, que de ne pas savoir que Dieu existe et qu’il nous aime, que Jésus est l’unique Sauveur. Comme c’est une misère intellectuelle, nous rappelait Madeleine Delbrêl, que de ne pas avoir accès à l’éducation.

Cette priorité donnée dans l’Église à l’enseignement, et spécialement à l’enseignement de la Parole de Dieu, devrait être un grand encouragement, pour les prêtres et les pasteurs protestants qui peinent à préparer leurs homélies du dimanche, pour toutes les catéchistes qui se dévouent à faire connaître le mystère du Christ, pour les enseignants, les éducateurs qui, à travers le monde, font grandir jeunes et adultes dans une humanité plus belle.

Un autre aspect de l’enjeu de donner la priorité à la miséricorde dans l’Église, c’est que c’est d’abord par elle que l’on évangélise, et que, réciproquement, sans une mise en œuvre effective de la miséricorde en actes, l’évangélisation tourne court. Sans la miséricorde, l’évangélisation et la vie de l’Église sont peu crédibles insiste le pape. Non pas que l’on doive chercher à faire des adeptes en leur offrant repas, vêtements, aides multiples, mais parce que la miséricorde est un impératif de la charité et qu’elle ouvre les cœurs à l’Évangile. Elle est comme Jean-Baptiste tournant les cœurs vers la venue de Jésus, comme peuvent l’être aussi les Sœurs de Mère Teresa ou les Petites Sœurs des Pauvres dans leurs œuvres de miséricorde. On aura noté que je n’ai pas parlé de l’évangélisation comme premier enjeu dans le monde contemporain, mais bien celui de faire face à l’urgence des détresses. Lorsqu’on s’approche de personnes en situation d’urgence, il ne vient pas à l’esprit de se dire : je fais cela pour convertir. Ce ne serait plus de la miséricorde mais du racolage et un grave manque de respect pour les personnes.

L’évangélisation passe par la miséricorde. Cette nécessité de nous convertir à la miséricorde pour évangéliser en vérité, est l’une des raisons pour lesquelles le pape François « a voulu ce Jubilé extraordinaire de la Miséricorde comme un temps favorable pour l’Église, afin que le témoignage rendu par les croyants soit plus fort et plus efficace » (VM, no 3).

5/ L’enjeu de « la sauvegarde de la maison commune »

En effet, c’est dans la miséricorde que l’on apprend aussi à respecter la création, alors que les développements scientifiques et techniques ne laissent pas ou peu de place à la miséricorde au regard de la gestion de l’environnement [30].

En effet, si l’on approfondit le rôle de la miséricorde dans le dessein de Dieu sur l’humanité, on découvre qu’elle a un rôle à jouer, qu’elle fait partie de la vocation de l’homme à l’égard de la Création, car il est appelé à la « servir » et non à la détruire. Si la création gémit par suite du péché, elle est en attente de la révélation des fils de Dieu (cf. Rm 9, 19-21), c’est-à-dire de leur salut ultime, de leur gloire, dont la miséricorde divine est la voie royale. Sans une conversion profonde, c’est-à-dire le recours à la miséricorde divine et un engagement personnel à faire miséricorde, les nombreux plans d’action mondiaux pour la sauvegarde de l’environnement, pour urgents qu’ils soient, ne seront pas pleinement efficaces. On a les moyens techniques de sauver la planète, mais seule la miséricorde est la clé du cœur de l’homme pour l’ouvrir à « la tendresse de Dieu pour toute créature ».

Dans sa belle encyclique sur l’écologie, « la sauvegarde de la maison commune » qu’est la création, le Pape François cite le patriarche de Constantinople, Bartholomée [31]. En se référant, pour la sauvegarde de la création, à la nécessité de se repentir, il a également « attiré l’attention sur les racines éthiques et spirituelles des problèmes environnementaux, qui demandent que nous trouvions des solutions non seulement grâce à la technique mais encore à travers un changement de la part de l’être humain, parce qu’autrement nous affronterions uniquement les symptômes. Il nous a proposé de passer de la consommation au sacrifice, de l’avidité à la générosité, du gaspillage à la capacité de partager. » (LS, no 8)

Les dérèglements climatiques, la pollution de la mer et de l’air, l’épuisement des ressources énergétiques, les déchets, la déforestation, la raréfaction de l’eau, provoquent des dégâts dont certains sont irréversibles ; sans parler des manipulations génétiques sur l’animal ou le monde végétal, et celles, insensées, sur l’homme. Tout cela relève d’une volonté de puissance, d’un désir de pouvoir, de profit, indéfinis, qui ont leurs racines dans leur cœur orgueilleux et avide de l’homme. Il en va de l’avenir de l’humanité au double sens, de celui de l’ensemble de la population mondiale et de celui d’une vie qui soit digne des hommes.

En tout cela sommes-nous trop pessimistes, désarmés devant l’immensité de la tâche et le peu de volonté et de lucidité politique des gouvernants des pays du monde ? Le pape François nous encourage : « Que nos luttes et nos préoccupations pour cette planète ne nous enlèvent pas la joie de l’espérance [32]. » Précisément nous sommes dans le temps de la miséricorde qui, par la conversion du cœur de l’homme, rayonnera sur le cosmos en attente de la souveraineté universelle du Christ. C’est pourquoi le pape François écrit, pour la conclusion de l’année jubilaire en la fête du Christ-Roi, le 20 novembre 2016 : « Nous confierons la vie de l’Église, l’humanité entière et tout le cosmos [33] à la seigneurie du Christ pour qu’il répande sa miséricorde telle la rosée du matin. » (VM, no 5)

6/ L’enjeu de la paix dans le monde

La paix est une des aspirations les plus profonde de l’homme et nous savons combien elle est, non seulement menacée, mais gravement atteinte dans le monde contemporain. Or « il n’y a pas de paix sans justice et il n’y a pas de justice sans pardon », répétait saint Jean-Paul II dans son message pour la célébration de la journée mondiale de la paix du 1er janvier 2002. Et, nous le savons, il n’y a pas de pardon sans miséricorde.

Lorsque le pouvoir du mal dans le monde semble croître et l’emporter, « il n’existe pas pour l’homme d’autre source d’espérance en dehors de la miséricorde de Dieu [34] ». Quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001, Jean-Paul II faisait paraître son message pour la Journée mondiale de la Paix : « L’humanité a pris conscience, avec une intensité nouvelle, de la vulnérabilité de chacun et elle a commencé à envisager l’avenir avec un sentiment jusqu’alors inconnu de peur profonde. Face à ce sentiment l’Église désire témoigner de son espérance, fondée sur la conviction que le mal, le mysterium iniquitatis, n’a pas le dernier mot dans les vicissitudes humaines. L’histoire du salut racontée dans la sainte Écriture […] montre que l’histoire du monde est toujours accompagnée par la sollicitude miséricordieuse et providentielle de Dieu. » (no 1)

Si l’on mesure bien l’ampleur et la profondeur de ce qui nous menace, on peut dire en vérité que le monde, laissé à ses seules forces, ne peut pas s’en sortir simplement par lui-même. À plusieurs reprises, le Seigneur Jésus a dit à Sœur Faustine : « L’humanité n’aura de paix que lorsqu’elle s’adressera avec confiance à la Divine Miséricorde. » (PJ, 300) « Le genre humain ne trouvera pas la paix tant qu’il ne se tournera pas vers la source de ma miséricorde. » (PJ, 699)

* * *

En août 2002, lors de la Dédicace du Sanctuaire de la Divine Miséricorde, à Lagiewniki-Cracovie, Jean-Paul II déclarait :

Comme le monde d’aujourd’hui a besoin de la miséricorde de Dieu ! Sur tous les continents, du plus profond de la souffrance humaine, semble s’élever l’invocation de la miséricorde. Là où dominent la haine et la soif de vengeance, là où la guerre sème la douleur et la mort des innocents, la grâce de la miséricorde est nécessaire pour apaiser les esprits et les cœurs, et faire jaillir la paix [35].

Le lendemain, à Cracovie, lors de la cérémonie de béatification de quatre témoins de l’amour miséricordieux, saint Jean-Paul II ajoutait, et, pour terminer, je le cite un peu longuement tant ce texte est fort :

Souvent, l’homme vit comme si Dieu n’existait pas et prend même la place de Dieu. Il s’arroge le droit du Créateur d’interférer dans le mystère de la vie humaine. Il veut décider, à travers des manipulations génétiques, de la vie de l’homme et déterminer la limite de la mort. […] Il tente de diverses façons de faire taire la voix de Dieu dans le cœur des hommes ; il veut faire de Dieu le ‘‘grand absent’’ dans la culture et dans la conscience des peuples. Le ‘‘mystère de l’iniquité’’ continue de marquer la réalité du monde.
En faisant l’expérience de ce mystère, l’homme vit la peur de l’avenir, du vide, de la souffrance, de l’anéantissement. Peut-être précisément à cause de cela, c’est comme si le Christ, à travers le témoignage d’une humble sœur (sainte Faustine Kowalska), était entré à notre époque pour indiquer clairement la source du réconfort et de l’espérance qui se trouve dans l’éternelle miséricorde de Dieu.
Il faut faire retentir le message de l’amour miséricordieux avec une vigueur renouvelée. Le monde a besoin de cet amour. L’heure est venue de faire parvenir le message du Christ à tous : en particulier à ceux dont l’humanité et la dignité semblent se perdre dans le mysterium iniquitatis.
L’heure est venue où le message de la Divine Miséricorde doit répandre l’espérance dans les cœurs et devenir l’étincelle d’une nouvelle civilisation : la civilisation de l’amour [36].

Mgr Albert-Marie de Monléon, o. p., évêque émérite de Meaux.

[1] Entretien accordé à l’hebdomadaire italien Credere, reproduit dans l’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en langue française, 31.12.2015, no 53, p. 16. Cette devise est inspirée par une homélie de saint Bède le Vénérable (673-735) dans laquelle celui-ci commente l’appel de Matthieu par Jésus, « Miserendo atque eligendo ».

[2] Dieu riche en Miséricorde, no 9 ; le mot « particulier » revient trois fois dans le texte.

[3] Voir, sur ce sujet des traductions de la Bible, l’étude précise réalisée par Jacques-Hubert Sautel dans ce même numéro. (NdE)

[4] La Cité de Dieu, IX, 5.

[5] I, q. 21, a. 4.

[6] M. Delbrêl, Nous autres, gens des rues, Seuil, Livre de Vie, 1966, p. 120.

[7] Ibid.

[8] Lagiewniki, 17 août 2002.

[9] Audience du 12 novembre 2008.

[10] Cf. Petit Journal (cité plus bas PJ), 313.

[11] Pape François, homélie du 6 juin 2015 à Sarajevo.

[12] VM, no 15.

[13] Albert Einstein, cité dans La Croix, 12-13 décembre 2015, p. 7.

[14] « Il n’y a plus de place pour la globalisation de l’indifférence », Loué sois-tu, no 52.

[15] « Redécouvrons les œuvres de miséricorde corporelles : donner à manger aux affamés, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, assister les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts. Et n’oublions pas les œuvres de miséricorde spirituelles : conseiller ceux qui sont dans le doute, enseigner les ignorants, avertir les pécheurs, consoler les affligés, pardonner les offenses, supporter patiemment les personnes ennuyeuses, prier Dieu pour les vivants et pour les morts. » (VM, no 15)

[16] Pape François, Annonce du jubilé de la miséricorde, 13 mars 2015.

[17] Cf. Jean de la Croix : « Au soir, c’est sur l’amour qu’on t’examinera. »

[18] Benoît XVI, dimanche de la Miséricorde, 30 mars 2008.

[19] Loué sois-tu, no 66.

[20] Ibid. no 2.

[21] Dieu riche en miséricorde, no 7.

[22] Jean-Paul II, Message pour la journée de la paix, 1er janvier 2002.

[23] Ibid.

[24] VM, no 10.

[25] Benoît XVI, 16 septembre 2007.

[26] VM, no 12.

[27] Ibid., no 5.

[28] Jean-Paul II, Dieu riche en Miséricorde, no 2.

[29] Pape François, Discours à l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, Rome, 14 octobre 2013.

[30] Cf. Jean-Paul II, Dieu riche en miséricorde, no 2.

[31] Un autre enjeu important de la miséricorde est sa dimension œcuménique ainsi que, par ailleurs, sa dimension interreligieuse.

[32] Loué sois-tu, no 244.

[33] C’est moi qui souligne.

[34] Jean-Paul II, Homélie au sanctuaire de la Divine Miséricorde à Lagiewniki, samedi 17 août 2002, D. C. 2277, 6 octobre 2002, p. 822.

[35] Homélie au sanctuaire de la Divine Miséricorde à Lagiewniki, samedi 17 août 2002, D. C. 2277, 6 octobre 2002, p. 823.

[36] Homélie au Parc Blonia à Cracovie, 18 août 2002, D. C. 2277, 6 octobre 2002, p. 826.

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