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Entre Nanterre et Montmartre

Entretien avec le P. Jacques Benoist sur les années soixante et mai 68
Michel Emmanuel , P. Jacques Benoist
Né juste après la guerre, adolescent dans les années soixante et étudiant à Nanterre au moment des événements de mai 1968, le P. Jacques Benoist a été un témoin privilégié de ces années et de ces événements. Cinquante années après, il nous livre un témoignage qui, à travers l’évocation de son histoire personnelle, reflète certains aspects essentiels de la jeunesse et de la société de cette époque sans lesquels on ne peut pas vraiment comprendre ce qui s’est passé en mai 1968.

Père Benoist, vous qui êtes né en 1946, pourriez-vous tout d’abord nous dire quelles sont vos origines ?

C’est une longue histoire ! Mes parents étaient des Normands arrivés à Paris en 1945 avec un enfant déjà âgé de 8 ans, mon frère Michel. Ma mère était concierge rue de Navarin dans le IXe arrondissement tandis que mon père a occupé divers emplois avant de travailler aux magasins du Printemps. Je suis donc venu au monde un an après leur arrivée à Paris et on ne peut pas dire que l’événement de ma naissance ait été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. À certains égards, je dois la vie à une dame de l’immeuble, Madame Madeleine Ferré, pilier de la paroisse de Notre-Dame-de-Lorette et elle aussi enceinte en même temps que ma mère, et qui a su la persuader de me mettre au monde... Les filles de Madame Ferré sont par la suite devenues comme mes sœurs. Si, comme je l’expliquerai, je n’ai pas dû la foi à la paroisse, je lui dois du moins la vie. À ce sujet, il faut aussi mentionner une autre famille qui a beaucoup compté pour moi, la famille Hoffmann : Madame Hoffmann avait employé ma mère entre ses 12 ans et ses 22 ans et elle a été comme une seconde mère pour elle. De fait, cette famille a un peu fait fonction de grands-parents maternels pour moi. Nous avons vécu dans une loge de 16 m² tandis que mon frère occupait une chambre de bonne au 6e étage. Mes origines familiales et sociales sont donc à la fois provinciales et modestes et mon existence même relève d’une sorte de miracle.

Vos parents vous ont-ils transmis la foi ?

J’ai été bien entendu baptisé, puis mes parents m’ont inscrit au catéchisme à la paroisse Notre-Dame-de-Lorette ‒ où j’ai d’ailleurs obtenu de bons résultats, étant classé 5e sur 120 enfants ‒ mais on ne peut pas dire à proprement parler que j’avais la foi dans ma jeunesse, ni même que je baignais dans une atmosphère particulièrement chrétienne. Le catéchisme a eu sur moi le même effet que l’eau sur les plumes d’un canard ! Il paraît même, selon Madame Ferré, que j’ai fait une profession de foi d’athéisme à la veille de ma profession de foi en 1958, mais je ne me souviens pas de cet épisode ! Le vicaire de la paroisse, l’abbé Jean Renard, avait renvoyé mon frère de la troupe scoute, mais j’ai tout de même gardé plus tard le contact avec lui. Le jour de ma communion solennelle, j’ai porté le brassard, eu une montre et nous avons fait un bon gueuleton, et dès le dimanche suivant, nous n’avons plus mis les pieds à l’église… Je replace mon expérience personnelle dans ce qui fut en quelque sorte l’échec de la pastorale paroissiale du diocèse de Paris par rapport aux provinciaux et aux milieux populaires. J’appartiens à ces 95% d’enfants catéchisés qui n’ont pas persévéré. A cet égard, mon histoire n’a rien d’original.

Quelle sorte d’enfant étiez-vous ?

Intellectuellement, je dirais que j’étais animé par une très grande curiosité et que je faisais feu de tout bois. Déjà mon frère Michel, de neuf ans mon aîné, m’avait ouvert l’esprit à toutes sortes de questions avant son départ pour le service militaire en Algérie en 1958. Cette curiosité intellectuelle s’est traduite par des études que l’on pourrait qualifier de bonnes, même si les choses avaient plutôt mal commencé, car j’ai sans doute vécu une angoisse de séparation très douloureuse quand j’ai été placé en nourrice. Les choses se sont si mal passées au départ et au retour que je situe là la cause d’un relatif retard scolaire qui a provoqué un redoublement de la classe de CP. Les choses se sont arrangées par la suite, d’abord dans le cadre de mon collège de quartier, puis au lycée Condorcet où j’ai plusieurs fois décroché le prix d’excellence malgré un niveau vraiment exécrable en anglais, et avant de rater deux fois mon bac pour des raisons que j’expliquerai ci-après. Toujours est-il qu’au début des années soixante ‒ et je crois que ceci est important pour comprendre la jeunesse de ces années-là, car mai 68 est incontestablement à certains égards un phénomène générationnel ‒ je me suis passionné pour toutes sortes de connaissances possibles : ayant du goût pour les disciplines scientifiques, j’ai fréquenté au début des années soixante le Palais de la Découverte, le Musée des Arts et Métiers et toutes sortes de musées. Bref, je crois que j’étais en enfant curieux de tout.

Avez-vous eu des guides dans votre histoire intellectuelle au collège et au lycée ?

Oui, sans aucun doute. Il me faut ici évoquer la figure d’un professeur de français fort singulier de mes années de 4e et de 3e, Jean Roussel, un homme fin et sensible qui, dans le cadre d’une association appelée « À tous vents », organisait toutes sortes d’activités pour les jeunes gens, depuis des sorties à la piscine du côté de la place de la République jusqu’à des promenades en forêt de Fontainebleau, ou encore des camps d’été au mois de juillet à Banyuls ou en Corse. J’ai fréquenté ce milieu jusqu’en 1964. J’y ai bénéficié d’une initiation culturelle très approfondie…

Il me faut aussi mentionner une association des anciens élèves du Collège d’enseignement général par lequel j’étais passé et dont les membres qui avaient réussi dans la vie et qui étaient plutôt de la génération de mon frère décernaient des prix à de jeunes élèves. Ce Nouveau Cénacle, car tel était son nom, m’a ainsi remarqué et distingué et a aussi contribué à me guider intellectuellement.

Et au Lycée Condorcet ?

Quand je suis arrivé au Lycée Condorcet en 1962, il faut se souvenir que l’on était en plein bouillonnement intellectuel. C’était le temps de la revue Planète, les années Pauwels et Bergier, et le temps de Janus, la revue opposée à Planète, qui n’a duré que le temps de quelques numéros, et dans laquelle écrivaient les catholiques intelligents du moment comme le R.P. Daniélou, ou encore Aimé Michel. Ces années furent aussi à la fois les années Marx, Camus, Sartre, mais aussi Lecomte de Nouÿ, Alexis Carrel, Teilhard, et celles de toute une littérature mystico-filandreuse. En Seconde et en Première, j’allais aussi à l’Union rationaliste, à la Société astronomique de France, et je rêvais de fabriquer un jour des fusées ! Intellectuellement donc, elles furent marquées pour moi et pour ma génération par tout un bouillonnement quelque peu anarchique manifestant une profonde quête de sens.

Au cours de ces années, mon frère a aussi joué un rôle dans ma formation intellectuelle. Il était en effet devenu assistant réalisateur à la télévision, et grâce à lui j’ai pu faire un peu de figuration. J’ai même pu une fois ou l’autre récupérer des costumes pour les besoins de ma vie sociale, comme lors d’une surboum qui avait lieu sur une péniche et où je me suis rendu habillé en Polytechnicien ! Plus sérieusement, en 1962-1963, il m’a emmené quasiment une fois par semaine au théâtre. C’est ainsi que j’ai fait une partie de mes Humanités dans le théâtre parisien, voyant au moins une trentaine de spectacles cette année-là, depuis Shakespeare jusqu’à René de Obaldia.

Certains de vos enseignants du Lycée Condorcet vous ont-ils marqué ?

Oui, incontestablement. Tout d’abord, il y avait certains enseignants très marqués à droite. Il faut se souvenir du contexte : c’était la Guerre froide, la décolonisation, juste après la guerre d’Algérie, dont certains profs proches voire membres de l’OAS venaient de débarquer. D’autres tendances politiques étaient également représentées. Il me faut ici évoquer un brillant professeur d’histoire socialiste devenu par la suite sénateur, Philippe Machefer (1933-1982). Je me rappelle en particulier que ce dernier m’a fait préparer un travail en Première sur Kennedy, Khrouchtchev et Jean XXIII dans la presse du soir, c’est-à-dire France-Soir, Le Monde et La Croix. L’expérience fut des plus intéressantes d’un point de vue méthodologique, et comme j’avais la chance d’avoir une mère concierge, j’avais accès à toute une documentation destinée aux locataires et qui, arrivant par le courrier, passait par la loge ! C’est ainsi que j’avais accès à des publications aussi diverses que Réforme, le Bulletin du comte de Paris ou encore Le Canard enchaîné, sans oublier les quotidiens que je dévorais, en particulier Le Monde ! Enfin, étant plutôt scientifique au départ, j’ai été très marqué par mon professeur de mathématiques Monsieur Lobry.

Vos camarades vous ont-ils influencé ?

Ils ont effectivement joué un grand rôle dans mon évolution intellectuelle et spirituelle. Quand je suis entré au lycée Condorcet, j’ai découvert un monde nouveau fait de marxistes, de Juifs, de catholiques tandis qu’à la maison, mon frère, revenu d’Algérie et très marqué par la découverte de la Franc-Maçonnerie, a tenté de me faire partager son intérêt pour elle. C’était un véritable melting pot ! Parmi les noms que je pourrais citer, il y a celui de Bernard Chatreau, demeuré fidèle à ses convictions marxistes, ou encore Jean-Paul Dayan, qui s’est orienté dans la publicité. J’avais également quelques amies de confession israélite, comme Sarah Arditi, qui ont joué un rôle important dans mon cheminement existentiel. Nous avions quelques activités sociales, allions en surprise-parties, en particulier chez Bernard Lebeau à Nanterre. Mais plus que la vie sociale ou affective, c’est une quête mystique qui m’animait alors.

Vous avez cité la présence de catholiques. Quel rôle vos camarades catholiques ont-ils joué dans votre vie ?

Ils ont joué un rôle essentiel. Il me faut mentionner ici un autre camarade, Pierre Duret. Il était le fils d’un boulanger de la rue Montmartre et ses opinions politiques n’étaient pas spécialement de gauche ! Toujours est-il que je lui dois de m’avoir entraîné à l’aumônerie dès ma première année à Condorcet en 1962. Il y avait donc des gens de mon lycée qui allaient à l’aumônerie et à la messe ! C’est là que j’ai fait la connaissance de l’aumônier qui fut aussi une figure importante dans mon itinéraire spirituel : Jean Müller.

Il y a cependant une différence entre aller à l’aumônerie et avoir la foi : comment êtes-vous « tombé dans le bénitier » ?

Toute cette quête, cette boulimie intellectuelle et toutes mes expériences n’ont pas débouché sur une sorte de syncrétisme mais bien plutôt sur une recherche de lieux de silence. C’est ainsi qu’entre 1962 et 1964, j’ai fait quatre séjours à l’abbaye de La Pierre-Qui-Vire. Au début, je n’y suis donc pas allé pour les offices mais bien plutôt pour le silence de la forêt, la table et la lecture. Le Père hôtelier a su intelligemment accueillir ce retraitant atypique et le contact a été gardé. J’y suis retourné trois fois, au début de l’année de Première à l’automne 1963, à Pâques 1964 et en septembre 1964. Ce quatrième séjour fut celui de ma première retraite. J’étais au bord de la conversion et j’ai demandé à parler à un moine qui m’a dit : « Vous savez tout ce qu’il faut. C’est une question de volonté ». Je suis venu en solitaire, et en Jésus je suis parti solidaire. Le P. Odilon m’a donné un livre qui a eu une influence décisive, l’ouvrage de Jean Steinmann : J’ai combattu le bon combat, une biographie de saint Paul. Cet ouvrage a cristallisé énormément de choses que je portais au sujet du judaïsme, de la foi, de l’argent et du sexe. À mon retour de La Pierre-Qui-Vire, je suis allé voir mon aumônier Jean Müller pour lui faire part de mon évolution intérieure. J’ai aussi voulu donner rendez-vous au Seigneur pour la fête de Pâques suivante, mais Il n’a pas attendu : le soir du 21 octobre 1964 en lisant l’évangile de saint Marc dans ma chambre de bonne au 6e étage, cette chambre occupée autrefois par mon frère, je suis tombé à genoux. C’était un mercredi soir. Le lendemain, j’ai téléphoné à l’aumônier, me suis confessé le vendredi et suis allé communier le dimanche avec un copain. Voilà comment je suis tombé dans le bénitier ! À propos de La Pierre-Qui-Vire, il faut aussi mentionner au passage la rencontre que j’y ai faite de dom Claude Jean Nemi, « un bénédictin qui avait fait vœu de stabilité sur un annuaire de chemins de fer » comme le disait plaisamment Mgr Maxime Charles qui ajoutait que les initiales o.s.b. signifiaient sans doute pour lui « on se balade » !

Dans quelle mesure cette conversion a-t-elle bouleversé votre vie ?

Dans une mesure… incommensurable ! Du point de vue familial d’abord. Quand l’abbé Müller est venu dîner à la maison et qu’il m’a dit : « Tu auras un gros problème avec ta famille », il y avait au fond de ces paroles la perception de tout un bouleversement à venir. Heureusement, les deux familles amies dont j’ai déjà parlé, celle de la dame à qui je dois en quelque sorte de vivre, la famille Ferré, ainsi que les Hoffmann qui avaient déjà beaucoup aidé mes parents du temps où ils vivaient en Normandie, m’ont beaucoup soutenu.

Ce bouleversement a également revêtu une dimension intellectuelle. L’ouvrage de Jean Steinmann qui m’avait tant marqué était celui d’un auteur quelque peu sulfureux dans les années soixante. Je suis également de la génération marquée par Jean-Claude Barreau, que l’abbé Müller avait fait venir nous parler à Condorcet. En outre, j’admirais tout à la fois des gens comme le R.P. Teilhard de Chardin ou le R.P. Daniélou. C’est par eux que je suis venu au christianisme et non par la petite porte d’un catéchisme quelque peu enfantin et par trop naïf. À propos du P. Daniélou, je me souviens d’ailleurs avoir fréquenté le fameux Cercle Saint-Jean-Baptiste en 1964-1965.

Enfin, très concrètement, ma vie a changé au quotidien dans la mesure où je me suis mis à fréquenter quotidiennement la messe de 7h25 à Saint-Louis d’Antin. Je n’étais d’ailleurs pas le seul jeune à y aller avant les cours. À Condorcet, j’ai passé une étrange année : alors que j’étais en Math-Élem, j’ai eu le prix d’honneur mais j’ai réussi à rater mon bac, essentiellement parce que les mathématiques ne m’intéressaient plus ! Un de mes camarades d’alors a noté que cette année-là, il y avait eu 42 collés sur 48 candidats ! J’ai fait en effet bien autre chose que des mathématiques. En philosophie, j’avais un professeur formidable, un prof de philo mystique qui s’appelait Pierre Morhange (1901-1972). C’était un poète juif qui a d’ailleurs publié et qui me disait que j’avais la chance d’avoir la foi, ce qui n’était pas son cas.

Bref, ma conversion a effectivement complètement bouleversé ma vie dans un monde lui-même en plein bouleversement en ces temps d’effervescence, d’apparition de la télévision mais aussi en ces années du Concile Vatican II et le passage de Jean XXIII à Paul VI. Pour résumer les choses en une phrase, l’automne 1964 a été marqué pour moi non seulement par ma conversion mais également par une vocation chrétienne, religieuse, sacerdotale et jésuite. C’est alors que j’ai fait ma révolution personnelle !

Tout cet itinéraire s’est déroulé avant votre découverte de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. Dans quelles circonstances y êtes-vous monté ?

Je suis donc devenu chrétien avant de découvrir la basilique de Montmartre et ses activités. C’est à la fin de l’année 1964 que j’y suis allé pour les fêtes de Noël, mais je n’ai pas du tout accroché avec le lieu car non seulement je n’aime pas la masse et les foules, mais en plus il y avait des détails qui m’irritaient grandement, comme le fait de devoir payer sa place par exemple. D’ailleurs, c’est chez les Jésuites dans leur maison de Manrèse à Clamart, et non à Montmartre, que j’ai séjourné entre Noël et le jour de l’an.

Au cours du carême de l’année 1965 cependant, un prêtre d’origine polonaise, le Père Georges Wierusz Kowalski, est venu nous parler à l’aumônerie de Condorcet. Il nous a expliqué qu’il fallait pratiquer la prière des pieds : « Ne rêvez pas de Compostelle quand vous pouvez monter au Sacré-Cœur ! » Je suis donc remonté à la basilique de Montmartre, lieu que je considérais dans ma jeunesse comme exclusivement destiné aux touristes, et c’est là-haut que j’ai passé la Semaine Sainte 1965 dans le cadre d’une retraite rassemblant 68 adoratrices et seulement deux étudiants, en l’occurrence moi et une jeune fille nommée Danièle Boullé. Pour dire la vérité, c’était le bazar, une véritable usine à gaz ! Au terme des célébrations pascales, j’ai donc quitté Montmartre pour toujours jusqu’au jour où j’ai reçu un mot signé des Bénédictines du Sacré-Cœur de Montmartre qui avaient encadré la retraite à laquelle j’avais participé et qui disait en substance : « Cher Jacques, nous avons été très heureuses de vous accueillir et nous serions plus heureuses encore de vous revoir à la Basilique ! » À l’époque, les Bénédictines participaient à l’office, au Conseil de la Basilique qui, autour du recteur, avait lieu le mardi soir jusqu’à point d’heure, mais faisaient également tourner la maison de retraites spirituelles « Ephrem » où j’avais été reçu pendant la retraite de Semaine Sainte. Les grandes figures en étaient Mère Marie-Agnès, Mère Marie-Michaël et Mère Paul-Marie. Elles m’ont vivement encouragé à m’inscrire pour le pèlerinage en Terre Sainte de l’été suivant, ce que j’ai fini par faire. Avant de partir, j’avais tout de même un contact avec un Jésuite de Manrèse qui m’avait conseillé d’entrer en relation avec le Maître des Novices. Je suis aussi allé voir le R. P. Louis Bernaert, psychanalyste lié à Jacques Lacan et à Françoise Dolto, qui m’a donné de précieux conseils tout en m’indiquant que je ne relevais pas d’une cure !

Comment s’est passé votre pèlerinage en Terre Sainte ?

Le mieux du monde ! J’ai été d’autant plus atteint par le virus de la Terre Sainte que j’ai été admirablement pris en charge, dans ce pèlerinage des Mille, car il y avait environ mille pèlerins cette année-là, par mon chef de groupe Jean Duchesne, qui a su prendre soin du fils de concierge que j’étais au milieu de tous ces fils de bourgeois qui étaient du voyage !

Surtout, c’est à ce moment-là que j’ai fait la connaissance du Mgr Maxime Charles. La scène s’est passée sur le bastingage du bateau qui nous ramenait en France. Mgr Charles cherchait du grain à moudre pour ses mouvements d’étudiants. Il est venu vers moi et nous avons discuté. Il a fini par m’inviter à prendre rendez-vous avec lui par l’intermédiaire de sa secrétaire perpétuelle Jeannine Boissart, et je suis bientôt devenu un inconditionnel de Maxime Charles !

Comment s’est passée votre année 1965-1966 ?

Au retour de la Terre Sainte, je me suis impliqué dans certaines activités de la Basilique dans le cadre du mouvement Saint-Paul. C’est là que j’ai vraiment découvert Jean Duchesne dans le cadre des cours de théologie de cette année 1965-1966 qui portaient sur l’Eucharistie. J’ai d’ailleurs voulu faire des équipes Saint-Paul au Lycée Condorcet. Il s’agissait de recruter des camarades pour des « montées » à Montmartre.

Mais la vie spirituelle et apostolique n’était pas le tout de ma vie. Il y avait aussi les camarades. C’est au cours de ma deuxième Math-Élem que j’ai fait la connaissance d’Alain Prochiantz. C’était un camarade dont les parents étaient chirurgiens anesthésistes et qui m’ont accueilli à bras ouverts. Monsieur Prochiantz était un homme extrêmement brillant qui, par exemple, lisait Erasme. Nous faisions avec son fils des mathématiques à longueur de temps. La famille Prochiantz m’a invité plusieurs fois en vacances, en particulier dans un château familial près de Carcassonne au printemps 1966. À cette époque, je me souviens que Mgr Charles m’avait invité à dîner avec Alain Prochiantz. Après le repas, il m’a simplement dit à propos de mon camarade : « C’est un génie ! »

Ce fut paradoxalement le travail scolaire qui pâtit de cette amitié pourtant relativement studieuse et c’est ainsi que j’ai essuyé un deuxième échec au bac en 1966 ! Ce fut un coup de tonnerre car il était inconcevable que j’aille au séminaire sans le bac, même si au séminaire d’Issy-les-Moulineaux la chose était possible ! Que faire ? Partir avec la famille Prochiantz en attendant d’y voir plus clair ? Mgr Charles a senti que cela risquait de compromettre ma vocation. C’est ainsi que j’ai passé un mois non pas dans la famille de mon camarade mais en Angleterre pour un séjour linguistique d’un mois. Puis j’ai passé une partie de l’été avec Mgr Charles à Onville, ce fameux été au cours duquel le pèlerinage en Terre Sainte fut annulé car le bateau prévu pour les pèlerins avait subi une grave avarie en Mer du Nord. À ce propos, c’est à cette époque-là également que j’ai fait la connaissance de Bruno Babin de Lignac, le patron des Pèlerinages de Paris, un personnage extrêmement important dans le dispositif de la Basilique de Montmartre.

Vous avez tout de même passé et enfin eu le bac l’année suivante. Comment cela s’est-il déroulé ?

Après quatre années de Lycée à Condorcet qui furent aussi quatre années auprès de l’abbé Müller, je suis passé à l’enseignement privé, moi, un fils de l’école publique ! Il faut savoir qu’à Montmartre, Mgr Charles avait repris en main l’établissement scolaire dépendant de la Basilique, la Maîtrise de Montmartre. Le changement d’univers a été quelque peu brutal. J’avais été initié aux collèges catholiques par la lecture de Montherlant au cours de la ma deuxième Terminale, en particulier Les Célibataires, Les Bestiaires, ou encore sa trilogie catholique. Ces ouvrages eurent aussi pour moi une certaine importance dans le domaine des questions affectives, d’ailleurs. Bref, je suis devenu un « nouveau » dans un univers autre et lui-même nouveau : en effet, j’ai intégré la Terminale de la Maîtrise l’année-même de l’ouverture de cette classe. Le directeur de cet établissement scolaire n’était autre que Christian de Chergé. Ordonné en 1964 au terme de sa formation sacerdotale au Séminaire universitaire des Carmes, il dirigeait la Maîtrise dans le cadre d’un accord avec le diocèse de Paris, avant d’être libre, au bout de cinq années de service dans le diocèse, de devenir religieux trappiste, ce qu’il fit en 1969. Christian de Chergé a beaucoup souffert à Montmartre. Il ne supportait pas le joug de Mgr Charles qu’il considérait comme vulgaire sans le dire. En tout cas, le courant ne passait pas, et quand il y eut deux tables et non plus une seule pour accueillir les convives habituels de la basilique, « celle des Princes du sang et celle des autres » selon un bon mot d’Elie Fournier, Christian de Chergé choisit ostensiblement la seconde.

Si l’inscription à la Maîtrise m’a coupé du mouvement Saint-Paul, elle m’a fait découvrir d’autres aspects de la vie de la Basilique. J’ai intégré le chœur liturgique, n’étant pas très doué pour le chant, à une époque antérieure à la réforme liturgique, au cours de laquelle tout était en latin, langue dans laquelle je ne brillais pas, préférant plutôt le grec. J’ai eu des enseignants qui m’ont quelque peu marqué, comme Stan-Michel Pellistrandi en histoire, mais j’ai surtout évolué alors dans un environnement de prêtres. Ils étaient nombreux à la Basilique. Outre le P. de Chergé, il y avait en effet le P. Robert de Gourmont, le P. Georges Kowalski ou encore le P. Michel Mombert. Le P. de Gourmont était un disciple du P. Garrigou-Lagrange et était un excellent pédagogue. Le P. Kowalski, à la fois scientifique et théologien, était sans doute la figure la plus impressionnante. Quant au P. Mombert, il s’occupait du Centre Saint Jean, destiné à ce que nous appellerions aujourd’hui les Jeunes professionnels, et il en faisait véritablement un mouvement de masse. Il faudrait encore évoquer la figure du P. Gassilloud, un prêtre savoyard ancien professeur de lettres et de latin à la retraite devenu confesseur à la basilique, sorte de curé d’Ars un peu intellectuel qui professait au niveau politique des idées pas exactement dans le vent, car il considérait les résistants comme des terroristes depuis l’exécution d’un membre de sa famille au temps de l’Épuration.

C’est donc à la Maîtrise de Montmartre que je me suis préparé une troisième fois au baccalauréat, au cours de l’année 1966-1967. C’est au cours de cette année, au printemps 1967, que Mgr Veuillot, coadjuteur depuis 1961, devint archevêque de Paris, succédant ainsi au vieux Cardinal Feltin. En juin 1967, j’ai d’ailleurs participé au pèlerinage à Rome qui eut lieu à l’occasion du cardinalat du nouvel archevêque. C’est alors que j’ai échoué au bac pour la troisième fois. Mgr Charles était consterné ! Il lui a fallu prendre sur lui pour ne pas m’envoyer promener ! J’ai profité de l’été pour passer mon permis de conduire payé par le recteur de la Basilique, ce qui m’a permis de lui servir occasionnellement de chauffeur, car s’il possédait une voiture, en l’occurrence une 404, il ne savait pas conduire ! Après des vacances du côté de Toulon avec Mgr Charles et son filleul Jean-François Lorber, ainsi que sa sœur Odile, j’ai passé le mois d’août dans une boîte à bac à Paris rue de Vaugirard en compagnie de Bernard Aubonnet, et c’est finalement lors de la session de rattrapage de septembre 1967 que j’ai enfin décroché mon bac, et encore avec une mention « Assez bien » ! Il est important de mentionner au passage que, la Maîtrise de Montmartre étant désormais un établissement accueillant des élèves jusqu’à la Terminale et comptant ses premiers bacheliers, c’est au cours de ce séjour à Toulon que Mgr Charles a rédigé un texte qui résume l’essentiel de ses idées éducatives, la « Charte de la Maîtrise ». On peut aussi mentionner le fait que si une avarie eut raison du pèlerinage en Terre Sainte en 1966, la Guerre des Six-Jours n’empêcha pas celui de 1967 de se dérouler.

Vous voici donc enfin devenu bachelier au seuil de cette fameuse année 1967-1968 ! Comment s’est-elle passée pour vous ?

Au début de l’année 1967-1968, je me suis retrouvé à la fois étudiant, maître d’internat, membre des équipes Saint-Paul tout en participant aux activités de la communauté chrétienne de Nanterre et même à l’occasion chauffeur du recteur de la basilique ! Chaque matin, après l’internat, je partais à Nanterre par la gare Saint-Lazare et descendait à la station Nanterre-la-Folie pour rejoindre la fameuse université. J’étais inscrit en Lettres modernes, un problème administratif m’ayant empêché de m’inscrire en histoire. C’est là que j’ai commencé une année qui s’est terminée par les fameux événements de mai. C’est sans doute au tout début de cette année universitaire que Mgr Charles m’a dit : « Je connais deux jeunes gens qui m’ont demandé rendez-vous et qui ont voulu visiter la basilique. Il y en a un qui lit les hiéroglyphes, qui sait tout et qui va nous faire visiter les trésors de Toutankhamon. » C’est ainsi que j’ai participé à une expédition au Petit Palais au cours de laquelle Michel Gitton – car il s’agissait bien sûr de lui – nous a expliqué les merveilles de l’Égypte.

Que se passait-il dans la communauté chrétienne de Nanterre ?

La communauté chrétienne de Nanterre dépendait d’une organisation héritière du Centre Richelieu qu’avait fondé Mgr Charles et qui était dirigée par l’abbé Jean-Marie Lustiger depuis 1959. Je participais à toutes les activités qui avaient lieu dans un pavillon situé à proximité de l’Université. Il y avait là Jean-François Deniaud, Gérard Tournier, Jousset. Nous disions l’office avec le psautier de Jérusalem et un certain nombre de conférences étaient organisées. Je participais à toutes les activités, et même au pèlerinage de Chartres, et c’est ainsi que pendant deux ans, je suis allé deux fois par an à Chartres : une fois avec Montmartre et l’autre avec les étudiants.

Désormais étudiant, j’étais redevenu membre des équipes Saint-Paul et je m’efforçais d’attirer quelques-uns de mes condisciples à des montées de jour à Montmartre. Nous étions accueillis par un chapelain, participions à l’adoration puis faisions une mise en commun avant d’aller prendre un verre dans le quartier. A Montmartre, j’étais l’étudiant catho patenté de Nanterre qui avait des contacts avec la communauté chrétienne de cette université à une époque où les relations entre Mgr Charles et l’abbé Lustiger s’étaient distendues.

Au cours de cette année, je me souviens avoir fait une retraite chez les Bénédictins de l’abbaye de la Source à Paris au cours du premier trimestre. Je leur dois, à la suite de Mgr Charles, mon goût pour l’hagiographie à travers les travaux de dom Dubois. Je me souviens également qu’entre Noël et le jour de l’an, j’ai fait une retraite avec mon ami Jean Congourdeau à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire dans un cadre particulièrement glacial ! Plus tard dans l’année, nous avons conduit les élèves de Terminale de la Maîtrise, mes successeurs en quelque sorte, à l’abbaye de Lérins pour qu’ils puissent réviser leur bac dans un cadre pieux.

Quels contacts aviez-vous avec ceux qui allaient provoquer les événements de Mai 1968 ? Les connaissiez-vous ?

Avant d’évoquer les gauchistes, je dois dire que je me souviens particulièrement d’abord de la rencontre de plusieurs étudiants en droit, de contacts noués avec Bruno Gollnisch et son ami Bernard Trémolet de Villers. Je m’efforçais de leur proposer de monter à Montmartre, ce qui eut lieu au moins une fois par la suite. Les deux personnes que je viens de citer appartenaient au courant de la Cité Catholique de Jean Ousset. Ils n’avaient a priori rien contre Montmartre, mais malgré tout, on ne se comprenait pas très bien. J’ai rencontré d’autres personnages à cette époque, comme Bertrand Gamelin, devenu depuis moine à l’abbaye de Solesmes, ou encore Didier Mouvet, qui fréquentait la communauté chrétienne et qui est, lui, devenu moine à l’abbaye de Tamié. J’ai aussi fait la connaissance d’Anne-Marie Boehm, venue de Sainte-Marie de Neuilly, et depuis devenue Madame Pelletier.

En janvier 1968, la communauté chrétienne de Nanterre a invité Mgr Virgil Georghiu à venir parler. Cela se passait dans un amphi de la Faculté des Lettres, au rez-de-chaussée du bâtiment. Les étudiants gauchistes de cette Faculté ayant appris la venue de ce prélat qu’ils qualifiaient de fasciste, décidèrent de l’empêcher de parler et firent irruption dans l’amphi pour le mettre dehors. Nous en sommes venus aux mains et il y eut un petit affrontement qui s’acheva par l’expulsion des gauchistes. Ce baptême du feu me valut quelques vêtements déchirés mais permit que la conférence ait tout de même lieu. Vingt ans après, Mgr Georghiu m’a dédicacé un de ses ouvrages en écrivant sur la page de garde : « A mon sauveur de Nanterre » !

Cependant, nous étions habituellement au contact par la discussion et non par les coups de poing ! À une époque où les ouvrages d’Herbert Marcuse, comme Eros et Civilisation, ou encore ceux de Karl Marx étaient dans toutes les mains, il y avait là matière à échanger ! Je n’ai pas eu de contact particulier avec Daniel Cohn-Bendit ni ne me suis préoccupé des histoires d’accès au bâtiment des filles qui sont à l’origine des « événements » à Nanterre. Nous passions à Nanterre, mais nous n’y vivions pas vraiment comme pouvaient le faire ceux qui y avaient une chambre d’étudiant. À Marcuse et Marx, nous préférions Mircea Éliade, toute une littérature diffusée par le Cercle Saint-Jean-Baptiste, La phénoménologie de la religion de Van der Loew, les ouvrages de Roger Caillois, bref, toute une littérature qui prenait en compte le religieux. Je ne connaissais donc pas particulièrement les gauchistes, mais j’avais l’habitude de tenir une sorte de stand dans la Hall C avec une affiche sur le mur derrière moi sur laquelle j’avais rédigé des formules telles que : « Le religieux est le propre de l’homme ». Ainsi, au fil des mois, nous faisions du terrain, et cela permettait de multiplier les contacts. Nous diffusions également les tracts élaborés par le mouvement « Rencontre » de la basilique de Montmartre : « Si Dieu existe, pourquoi le mal et la souffrance ? », « Toutes les religions se valent-elles ? », « Le Christ : oui, l’Église : non », « Dieu et la science ».

Cela dit, nous n’étions évidemment pas complètement étranger au fonctionnement de l’Université non plus. C’est ainsi qu’à la fin de l’année, j’ai fait partie d’une commission paritaire pour l’attribution des diplômes de fin d’année.

Quel regard Mgr Charles portait-il sur les « événements » ?

Le regard de Mgr Charles sur les événements de Mai 68 n’était pas par principe hostile dans la mesure où il essayait de discerner à travers eux les éléments qui pouvaient manifester une authentique quête de sens et une possibilité d’ouverture à l’amour de Dieu. Il s’agissait de ne pas être simplement anticommuniste par principe mais encore d’aborder ces événements moins d’un point de vue politique que d’un point de vue pastoral. Il râlait comme il savait si bien le faire contre tous ces curés qui interprétaient ces événements du seul point de vue politique, de droite comme de gauche d’ailleurs, du point de vue de Maurras comme de celui de Marx. Il en allait de même à propos de son regard sur les laïcs. Mgr Charles a essayé de vivre ces événements en pasteur. Au cours de l’hiver 1967-1968, quand j’étais confronté sur le terrain à toutes ces histoires de réclamations sur le plan sexuel, libertaire, politique, j’avais, avec le soutien de Mgr Charles, plutôt le désir de faire le tri dans la perspective d’une christianisation. À propos des questions de sexualité qui préoccupaient tant les agitateurs de cette époque, Mgr Charles, alors que certains étudiants ne comprenaient pas par exemple la prohibition universelle de l’inceste telle que l’avait à l’époque étudiée Claude Lévi-Strauss, nous expliquait à partir du chapitre 19 de l’évangile de saint Matthieu à la fois l’indissolubilité du mariage, le célibat pour le Royaume et la possibilité de la contingence de la sexualité ! Cela faisait un fort contraste avec ceux pour qui Eros et civilisation ou encore certains passages de L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre constituaient une sorte de Bible ! À certains égards d’ailleurs, ces questions qui furent les miennes avant ma conversion d’une façon « païenne » trouvaient alors une réponse chrétienne. À travers tout cela, il y a la question de la christianisation de la pensée moderne depuis Kant, Hegel, Marx, Nietzsche et Freud jusqu’aux auteurs de cette époque. J’ai moi-même baigné dans tout cela avant d’en sortir tout en pensant que ça n’abolissait en rien tout ce que cette pensée moderne pouvait porter de positif. Ce n’était pas parce que j’étais devenu chrétien que j’en étais devenu moins homme de ma génération ! Il s’agissait en réalité de tout restructurer sur le Christ crucifié et l’avènement du Royaume.

Il est intéressant d’évoquer la façon dont ont été vécus les événements à la Maîtrise de Montmartre pour percevoir le regard de Mgr Charles sur ces événements. Comme je l’ai dit, Christian de Chergé menait la Maîtrise à sa façon. Au moment de la procession d’entrée pour la messe à la Basilique, il dégageait une autorité, un rayonnement qui imposaient le respect. Quand il priait dans le chœur, quand il était à genoux, il dégageait une sorte d’aura. Il n’avait pas le même charisme que Mgr Charles, et les deux tempéraments se heurtaient sur toutes sortes de problèmes, par exemple sur la délicate question de la gestion du Maître de chœur Gabriel Looren, un homme fin, sensible et ingérable, mais aussi sur la question des élèves qui avaient quitté la Maîtrise sans autorisation pour rejoindre la manifestation de soutien au Général de Gaulle sur les Champs-Élysées le 30 mai 1968. Il faut bien réaliser qu’à la Maîtrise, toute une partie des familles n’étaient pas spécialement gauchistes ! Ainsi ai-je appris que les Terminales avaient filé sans rien demandé à personne pour aller soutenir le Général. Le P. de Chergé en référa au Recteur qui lui demanda de les mettre à la porte, comptant ensuite les réintégrer de façon compréhensive. Cela traduit quelque chose de la sensibilité de Mgr Charles à tous ces événements. Lui qui n’était pas particulièrement versé dans un soutien actif à la France Libre pendant la guerre soutenait l’action du Général de Gaulle là où ceux qui le connaissaient un peu pensaient qu’il se réjouirait des difficultés du Chef de l’État. Certains en effet ont pu soutenir de Gaulle pendant la guerre et s’en éloigner par la suite, en particulier à l’occasion de la guerre d’Algérie là où un Mgr Charles a fait en apparence le chemin inverse. Bref, là où Mgr Charles aurait fait une réintégration sans vague et peut-être même complice, le P. de Chergé procéda très solennellement dans la grande salle de la Maîtrise, devant tous les élèves, dans le cadre d’une sorte de cour d’honneur très aristocratique. Cela blessa bien des élèves et n’arrangea pas les relations entre le directeur et le recteur !

Cinquante années après les faits, quel regard portez-vous sur cette période ?

Quand je suis devenu chrétien à la suite de certaines lectures décisives, j’ai découvert la foi comme un dépassement de toute mon enquête, un dépassement touchant toutes les questions que je me posais. J’ai suivi saint Paul qui est devenu chrétien et qui a proclamé le Royaume dans le monde des dockers pédérastes de Corinthe en vue de l’accomplissement du mariage chrétien et du célibat ! D’une certaine façon, je suis devenu paulinien avant de devenir chrétien ! C’est me semble-t-il cette quête même et la forme de son issue qui dit quelque chose des hommes de ma génération qui ont « fait » Mai 68.

Finalement, Mai 1968 s’est achevé de façon quelque peu dérisoire avec l’été et les départs en vacances, mais il faut tout de même dire un mot ici, du point de vue de l’Église, de l’encyclique Humanae Vitae. Sur le bateau qui nous ramenait de Terre Sainte au cours de l’été, Mgr Charles a dit : « Si Paul VI donne le feu vert [à l’utilisation de la pilule contraceptive], je n’ai même plus besoin de quitter l’Église parce qu’il n’y a plus d’Église » ! On mesure à travers cette anecdote à quel point la contestation a pu affecter l’Église et menacer de la remettre en cause. Mgr Charles qui, lui, avait le sens de l’Église, nous expliquait qu’il ne pouvait y avoir d’amour sans ouverture à la vie et que les relations personnelles, humaines ou divines, devaient être porteuses d’un tiers.

Pour prolonger ma réflexion sur la conversion de la modernité à travers cette évocation des années soixante et de mai 68, il me semble qu’un aspect du sujet relève de ce que j’appellerais l’attitude pastorale. Quelqu’un disait qu’il faudrait faire une histoire du pastoral dans le monde occidental, dans l’Église. Comment en effet devenir pasteur pour tous, toutes les générations, toutes les catégories ? Pratiquement, on fait ce que l’on peut… Le dimanche il m’arrive d’avoir à la fois à la messe des paroissiens sympathisants LMPT et des paroissiens pro-migrants… Les Papes ont souvent été sollicités pour tenter de résoudre la quadrature du cercle, et peut-être parfois ont-ils été tentés de faire de la politique, mais comme le disait Mgr Charles, « Le Pape a le privilège de la faillibilité pontificale quand il fait de la politique » ! Il n’a en effet pas de mission pour cela et il n’est pas plus doué pour cela que qui que ce soit. C’est d’ailleurs tout aussi vrai aussi pour les prêtres.

Le pastorat est là pour éclairer les consciences, pour donner des règles. Dans l’histoire du diocèse de Paris, on retrouve quelque chose de cela chez le Cardinal Verdier ou chez le Cardinal Suhard. Être pasteur, ce n’est pas être partie prenante d’une solution politique, aussi légitime soit-elle. Je pense que Mgr Charles l’avait bien compris à l’occasion de ces événements de 1968, comme on a pu le vérifier trois ans plus tard lors du procès de jeunes qui avaient occupé la Basilique de Montmartre avec Jean-Paul Sartre et Jean-Luc Godard, à l’occasion du centième anniversaire de la Commune. Mgr Charles n’a pas voulu se porter partie civile pour les dégradations. Il a demandé à l’Archevêché – nous étions au temps du Cardinal Marty avec lequel les relations étaient très tendues ! – le feu vert pour faire évacuer ces membres du Secours Rouge, mais il a cependant expliqué au Commissaire divisionnaire Suirre qu’il était prêt à parler avec eux. Il n’a pas fait de politique, mais plus simplement il a dit : « Vous n’êtes pas chez vous ici. Je vous demande de sortir. Si vous voulez que l’on parle, c’est d’accord, mais pas de cette façon, en s’imposant. » A travers cette attitude, il ne s’est pas situé sur le plan politique mais sur le plan pastoral, quoi qu’aient pu en dire certains commentateurs de l’époque.

Michel Emmanuel, né en 1969, marié, 5 enfants, professeur au Collège Stanislas à Paris, membre de la communauté apostolique Aïn Karem, auteur d’une thèse Devenir prêtre dans l’entre-deux guerres, Les années de formation de Mgr Maxime Charles, qui vient d’être publiée sous le titre La Vie cachée de l’abbé Charles, Parole et Silence 2018.

P. Jacques Benoist, né en 1946, prêtre du diocèse de Paris a vécu de longues années à la Basilique du Sacré Cœur à Montmartre comme étudiant, comme séminariste, puis comme chapelain. A fait sa thèse sur le monument et son histoire, publiée sous le titre Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, 2 volumes parus, Collection Patrimoine, Éditions Ouvrières 1992. Il est auteur de nombreuses autres publications sur l’art et l’histoire.

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