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Entretiens sur la vie religieuse

P. René Voillaume, Paris, Cerf, 2005, 224 p., 23€.
Jacques-Hubert Sautel

Réédité à l’occasion de la béatification du Frère Charles de Foucauld, cet ouvrage se compose de neuf entretiens, donnés en 1971 lors d’une retraite préparatoire à des premiers vœux, dans deux communautés que le P. Voillaume avait fondées lui-même, pour vivre à l’école de Charles de Foucauld, les Petits Frères et les Petites Sœurs de Jésus. L’intérêt de l’ouvrage, au-delà de la connaissance de la vie religieuse, vécue sous une forme plus contemporaine que les ordres traditionnels, réside, à notre sens, dans l’analyse des écueils de cette vie, manifestes au moment où les conférences ont été prononcées, dans l’immédiat après-Concile. En effet, beaucoup de ces écueils restent patents ou menaçants, et constituent, dans la France ou l’Occident d’aujourd’hui, des obstacles à l’éclosion des vocations et tout simplement à la vie de baptisé que nous avons tous à mener.

Le premier écueil est celui de l’opposition à la vie du monde. La vie religieuse rencontre la contradiction du monde, car elle va nécessairement à l’encontre de l’effort de l’homme pour se construire seul : « En refusant de mourir, l’homme refuse sans s’en rendre compte la loi de la vie, de la plénitude de sa vie. A ne vouloir faire que ce qui plaît, que ce qui est facile, à refuser de ce qui coûte, ce qui exige des renoncements, l’homme en arrive non à se perfectionner, mais à se détruire lui-même (p. 44). » De là découle le renoncement à l’individualisme ambiant et à la construction de sa propre religion « presque comme un produit de consommation », ainsi que nous en avertit Benoît XVI dans son homélie du 21 août 2005 à Cologne.

Il est bon de noter au contraire ce qui fait la spécificité de l’appel chrétien : vivre avec le Christ et collaborer avec Lui. Il ne s’agit pas seulement de donner une réponse personnelle à un appel personnel, dans le cœur à cœur de la prière, mais aussi de s’engager en vue d’une mission confiée par Jésus, en son Église : « Nous sommes maintenant entraînés, et sans pouvoir y échapper, dans la grande aventure de l’Incarnation » (p. 15). L’appel est intime, mais il est aussi concret. C’est donc un appel à une vie de foi partagée. En effet, pour vivre la relation au Christ la plus solide possible, il est nécessaire de vivre sa foi en relation avec celle des autres : « Le chrétien, et je ne saurais trop insister là-dessus, car c’est très important dans le monde actuel, ne peut être engendré en sa perfection, sinon par une communauté ecclésiale. Même celui qui est contraint de vivre isolé vit par la communauté qui le soutient à distance et l’enracine dans l’Église » (p. 99).

Le second écueil est celui de la liberté et de l’obéissance. Pour un religieux, il s’agit de concilier ces deux exigences apparemment contradictoires : la conscience d’être responsable du bien de la communauté et la soumission à l’autorité qui la dirige, ainsi qu’à la règle qu’elle a adoptée. A la réflexion, on voit combien cela s’applique à chaque chrétien, dans la communauté paroissiale ou autre à laquelle il appartient, en vertu de son baptême et des circonstances de sa vie. Cette nécessité de la soumission à une autorité et à une règle de vie (une règle morale et sociale en un mot) a été remise en cause, même dans l’Église, comme pouvant attenter à la liberté de conscience, à la liberté fondamentale du baptisé. Nous voici au cœur du problème : qu’est-ce que la liberté pour un baptisé ? L’auteur répond, avec la tradition chrétienne : la libération des esclavages, extérieurs ou intérieurs, et notamment des habitudes tyranniques qui entravent notre marche vers la sainteté. Cette libération est le prix d’un combat sans trêve, et en ce sens, on peut dire que la liberté demeure pour nous une conquête difficile, acquise peu à peu par une transformation de tout notre être : « Se transformer, ce n’est pas vivre sans lois, ni selon les exigences du temps ou d’un milieu culturel, mais c’est découvrir la véritable loi de soi-même. Et cette loi est celle de l’Esprit, dont nul n’a parlé avec autant de clarté et de force que l’apôtre Paul » (p. 87).

Une telle liberté ne s’acquiert pas sans discipline, tout aussi légitime pour le religieux que celle que s’imposent l’artiste ou le sportif pour réussir : recherche du silence, de la méditation, du renoncement, de la paix intérieure. Elle comporte nécessairement une part de souffrance, car le disciple n’est pas plus grand que son maître. Mais elle est source de fécondité et de bonheur profond. On ne doit ni s’arrêter à la souffrance et à la mort, ni vouloir en faire l’économie : « nous risquons, en négligeant le mystère de la douloureuse passion du Sauveur, de laisser perdre des valeurs précieuses de rédemption et d’être moins préparés, même ici-bas, à vivre de la grâce de la résurrection, qui est une grâce d’amour, une grâce d’ouverture, une grâce de transfiguration de la vie » (p. 101-102). La raison profonde de ce délaissement de la Passion du Seigneur est à chercher dans la mentalité hédoniste de notre temps, dans la poursuite du plaisir, qui conduit aux plus grands dérèglements. Au contraire, les aspirations les plus authentiques et sincères de la jeunesse (paix, amour universel, douceur, vérité) seront seulement accomplies par la vie de fidélité, la vie d’ascèse, qui redonne à la volonté toute sa force et sa capacité d’atteindre son but.

Mais, il ne faut pas en rester à un registre de parole juridique et disciplinaire ; notre ouvrage échappe à ce travers par la fine psychologie qu’il recèle. La réussite d’une vie commu-nautaire n’est pas seulement le fait d’un savant dosage des libertés, de la somme des efforts ascétiques de chacun, elle est avant tout la réussite de l’amour vécu : « La chasteté et la spiritualisation de l’amour ne doivent pas tuer le cœur, dans le sens le plus profond de ce terme. Tout ce qui est pur, vrai, grand dans l’amitié humaine doit être sauvegardé » (p. 71). Il n’est pas difficile de transposer cette analyse dans le monde séculier : les relations aposto-liques par exemple, entre chrétiens qui portent un même projet, ou simplement entre paroissiens ou entre amis « domestiques de la foi » — selon le mot de saint Benoît (Règle, 53, 2), c’est-à-dire frères ou sœurs dans la foi en Jésus-Christ — ne sont-elles pas à estimer selon les mêmes critères ? N’avons-nous pas à rechercher, en même temps que la réussite des buts apostoliques, la construction d’une véritable amitié qui nous fera progresser ensemble vers la sainteté ?

On terminera cette rapide évocation de quelques trésors que recèle ce livre, en livrant le dernier, développé dans un appendice de dix pages (p. 183-193), qui a pour titre : « En quoi l’existence des anges peut-elle intéresser les hommes ? » A cette question peu courante, qui lui avait été posée après l’une de ses conférences, le P. Voillaume répond en faisant un panorama rapide des créatures invisibles dans les différentes religions (y compris l’Islam) et en montrant l’importance de la créature angélique comme témoin d’un ordre de vie proprement spirituel (pneuma), à côté de l’ordre matériel ou psychique (psuchê) dans lequel nous sommes immergés. Dans la hiérarchie des créatures, l’homme ne tient une place centrale que s’il existe au-dessus de lui un univers proprement spirituel, qui entoure la majesté divine. Antidote au matérialisme, le monde angélique est ouvert au disciple de Jésus-Christ : la liturgie y fait une grande place (Préface, Sanctus) ; pourquoi notre prière personnelle n’y ferait-elle pas écho, par reconnaissance envers nos anges gardiens, pour nous faire participer pleinement à la victoire du Christ sur la mort, dont les soubresauts souvent dramatiques de notre histoire ne sont que les péripéties que chaque jour égrène ?

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

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