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Esprit Saint : procession et inspiration

Jérôme Levie

Le siècle dernier a connu une belle renaissance de la théologie de l’Esprit-Saint, non seulement avec l’apparition de traités qui lui sont consacrés – citons ceux des cardinaux Congar et Urs von Balthasar –, mais surtout par un profond renouvellement pneumatologique de la christologie et l’ecclésiologie. Ce début de XXIe siècle est une bonne période pour revenir sur cette dynamique, et tenter de prolonger le renouveau de la théologie – et, conséquemment, de la vie chrétienne – qu’elle a permis.

L’encyclique Dominum et Vivificantem de Jean-Paul II est un bon exemple des écrits sur l’Esprit-Saint qu’a pu permettre le mouvement dont nous parlions – même s’il serait injuste d’oublier l’encyclique Divinum illud munus de Léon XIII, qui lui est consacrée et le qualifie d’ « amour mutuel du Père pour le Fils ». Le bienheureux pape y décrivait comment, dans l’Esprit-Saint, la vie intime du Dieu un et trine se fait totalement don, échange d’amour réciproque entre les Personnes divines. Nous en présentons quelques extraits, exposant, d’une part ce point de vue sur l’Esprit au sein de la Trinité, d’autre part l’essentiel du développement de l’encyclique sur le rôle qu’a l’Esprit pour dévoiler et contrecarrer le mysterium iniquitatis du péché. Le pape situait son encyclique dans la perspective du Jubilé du troisième millénaire et des grâces qu’il en espérait pour l’Église entière ; bien engagés désormais dans ce millénaire, son enseignement nous reste plus qu’utile.

Il est bien connu qu’une source majeure du renouveau théologique et ecclésial au XXe siècle fut la redécouverte des sources chrétiennes. Parmi celles-ci, figure en bonne place le traité Sur le Saint-Esprit de saint Basile, publié dès 1947 aux Sources chrétiennes, et dont on connaît la réflexion célèbre sur les prépositions dans la doxologie trinitaire, et le combat en faveur de l’homotimie – l’égalité d’honneur – du Saint-Esprit. L’article du P. Gitton sur saint Basile met en valeur deux aspects de son traité. Le premier est l’utilisation, pour prouver la divinité de l’Esprit, de l’argument selon lequel Dieu n’a pas besoin d’un moyen terme différent de lui pour s’unir à l’humanité : il en va en effet de la nouveauté essentielle du christianisme, que Dieu lui-même prenne le chemin pour rejoindre l’homme – et qu’il se fasse lui-même chemin. Le second manifeste le lien entre les missions du Fils et de l’Esprit : l’Esprit dans sa mission rend visible le Christ comme Dieu, il est la lumière qui fait voir sa divinité, c’est-à-dire sa Filiation.

Un de nos comptes-rendus recense précisément un commentaire de ce traité de saint Basile. Le R. P. Michel Corbin a le mérite d’y rétablir la spécificité réelle du rôle de chaque Personne divine dans la Révélation de Dieu, et le sérieux du don qu’il fait de lui-même aux croyants, don qui ne saurait s’entendre indépendamment des personnes. Mais le R. P. Corbin réduit bien rapidement tout l’effort de la scolastique, et de la théologie de la grâce, pour comprendre cette interpénétration, à une occultation ou à un oubli de l’inhabitation personnelle de l’Esprit-Saint en l’homme sauvé. Il n’y a rien à gagner – pour l’approfondissement de la réflexion théologique de l’Église autant que pour le dialogue avec la tradition orthodoxe – à prétendre se passer de siècles de réflexion. D’autant qu’on peut gager que l’étude à nouveaux frais et toujours plus approfondie de la « seconde patristique » confirmera au moins en partie l’impression dont témoigne souvent le P. Garrigues d’un « fondu enchaîné » entre patristique et scolastique.

Notre récent numéro sur la divinisation, par un article du P. Sentis, avait déjà remis à l’honneur la doctrine sur la grâce ; un texte du premier volume de la Somme théologique (question 43) suffit à faire justice des critiques trop péremptoires : « La grâce rend l’âme conforme à Dieu. Aussi pour qu’il y ait mission d’une Personne divine à l’âme par la grâce, il faut que l’âme soit conformée ou assimilée à cette Personne par quelque don de grâce. Or, le Saint-Esprit est l’Amour : c’est donc le don de la charité qui assimile l’âme au Saint-Esprit. »

La doctrine sous-jacente est-elle si éloignée de celle ressortant de cet autre admirable texte, extrait par le P. Garrigues du traité basilien : « Comme l’art demeure dans celui qui l’a acquis, de même la grâce de l’Esprit dans celui qui l’a reçue, toujours présente avec lui mais pas toujours agissante. L’art aussi est en puissance dans l’artiste ; il n’est en acte qu’au moment où celui-ci s’en sert pour agir. Ainsi en est-il de l’Esprit : toujours présent à ceux qui en sont dignes, il opère selon le besoin. » C’est-à-dire que l’habitus de grâce n’est pas incompatible avec l’initiative absolue de l’Esprit et donc avec son inhabitation en tant que puissance – l’Esprit résidant en nous comme la puissance de voir dans l’œil, dit notamment saint Basile.

Ce Don de Dieu qu’est l’Esprit, il nous appartient de nous y rendre toujours davantage disponibles ; l’Église nous y aide par son enseignement, ses sacrements, sa liturgie. L’article de Marie Beaudeux sur l’année liturgique met en valeur, à partir des textes, la façon dont l’Esprit-Saint veut orienter et habiter nos prières et nos actes pour nous faire recevoir plus pleinement les grâces que la liturgie a pour but de nous communiquer tout au long de l’année liturgique. Si aucune fête n’est consacrée à l’Esprit en soi – mais on peut souligner que c’est aussi le cas pour le Père et qu’Innocent XII, suite à une demande qui lui était faite, avait explicitement refusé d’instaurer une telle fête –, il accompagne chacune des attitudes spirituelles encouragées par la liturgie et nous fait cheminer vers Dieu en nous reliant aux étapes de la vie et de la glorification du Christ Jésus.

Les deux articles de Sandra Bureau se proposent, en partant du rôle du Saint-Esprit dans la mystique de saint Jean de la Croix et de la théologie de l’inversion trinitaire d’Urs von Balthasar, de montrer comment une « perception périchorétique » de la Trinité peut permettre d’approfondir notre approche du mystère de l’ « Inconnu au-delà du Verbe », selon l’expression dudit théologien. Au-delà, la profondeur de son approche éclaire aussi, d’une part le mystère du Verbe, relatif au Père du point de vue de l’origine et à l’Esprit du point de vue de l’achèvement, d’autre part le mystère de l’essence divine, offrant de nouvelles perspectives pour le rapprochement, souhaité depuis Rahner, des traités De Deo uno et De Deo trino. L’article étudie également l’apport de cette démarche à la question du filioque, dans la foulée de la Clarification sur les visions orientale et occidentale de la procession du Saint-Esprit, publiée en 1995 par le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens.

Urs von Balthasar nous fait comprendre que, si l’Esprit est le sceau de la Trinité, scellant la réponse du Verbe au Père, Fils et Esprit en fait se caractérisent mutuellement, ce qui permet fondamentalement la réciprocité entre eux apparaissant en matière économique dans le Nouveau Testament. Par ailleurs, l’inversion trinitaire manifestée par la présence du Saint-Esprit, notamment lors du Baptême, comme à certains égards situé « au-dessus » du Fils incarné, est expliquée par Urs von Balthasar moyennant une distinction historique entre le status exinanitionis et le status exaltationis du Christ, et le développement d’une pneumatologie bipolaire, distinguant deux aspects, objectif et subjectif, de l’Esprit, selon qu’il est pensé en lui-même ou dans ses relations aux deux autres Personnes. La limitation de l’inversion trinitaire au status exinanitionis du Christ témoigne de l’effacement corrélatif, à ce stade de la Révélation, de l’aspect subjectif de l’Esprit.

Cette distinction de deux moments dans la spiration de l’Esprit, correspondant aux deux statuts, étant entendu que l’Esprit est un et n’est pas que « entre » Fils et Père mais est leur unité, n’a peut-être pas été suffisamment exploitée dans les discussions avec les orthodoxes. Elle permet en effet de penser l’unité de spiration comme relationnelle car, si le Père et le Fils spirent le Fils comme un unique principe, c’est en tant que liés par leur relation paterno-filiale, qui elle-même s’en voit caractérisée en retour par l’Esprit. On songe, malgré la différence de style, à la caractérisation du P. Le Guillou : « L’amour qu’est le Saint-Esprit procède d’un amour d’amitié, l’amour réciproque du Père et du Fils, l’amour même qui accompagne la génération du Verbe, commun aux deux personnes en tant qu’opération d’amour, n’ayant qu’un motif identique, la Bonté infinie qui leur est commune, mais qui, en tant qu’appartenant au Père porte le Fils, en tant qu’appartenant au Fils porte sur le Père. »

De tels développements permettent d’éviter un certain réductionnisme des Personnes à leurs relations d’origine, et de respecter le mystère, face à la critique parfois non dénuée de justesse de bien des théologiens orthodoxes. Ils amènent également à une conceptualisation originale de l’essence divine comme « en mouvement », coextensive aux processions et qualifiée par le rôle des Personnes dans celles-ci.

L’approche périchorétique d’Urs von Balthasar a également de passionnantes conséquences sur le versant de l’union de l’âme à Dieu et de l’inhabitation de l’Esprit en l’homme dans son statut glorifié de fils adoptif. En cohérence avec sa christologie, où le Fils glorifié peut dans son humanité co-spirer l’Esprit, Urs von Balthasar affirme que l’âme unie à Dieu spire l’Esprit. De telles affirmations peuvent légitimement interloquer. Remarquons cependant ici que, si nous devons vivre de la vie de Dieu, cette vie étant toute trinitaire, ce sont bien ses relations internes qu’il s’agit de vivre. Ce qui faisait écrire au P. Congar : « Il faut bien admettre que nous-mêmes serons le sujet d’une qualité d’existence et d’actes qui relèvent de la sphère d’existence et d’opérations de Dieu. C’est cela le contenu final de la Promesse. » Par ailleurs, le vocabulaire de la participation peut et doit permettre d’apporter les distinctions nécessaires.

Saint Jean de la Croix, lui-même, après avoir affirmé que le Saint-Esprit, en produisant dans l’âme un « attouchement et sentiment très délicat d’amour », élève cette âme à « spirer en Dieu la même spiration d’amour que le Père spire dans le Fils et le Fils dans le Père, qui est ce même Esprit-Saint qu’ils spirent en elle dans cette transformation » (Cantique spirituel, 38), ne précise-t-il pas quelques lignes plus loin, en faisant parler le Christ : « c’est-à-dire : qu’ils fassent en nous par la participation la même chose que je fais par nature, qui est de spirer le Saint-Esprit ».

Si les considérations de nature ont été justement rééquilibrées par d’autres types de réflexions, le théologien, et le chrétien, doivent les garder à l’esprit ; de telles considérations philosophiques sont à maintenir d’abord pour une juste appréhension de la majesté et de l’altérité de Dieu, ensuite dans une optique de dialogue ad intra et de croissance organique – et non de rupture – de la Tradition, enfin parce qu’elles sont un outil inévitable de dialogue ad extra, notamment avec les musulmans.

Notre nature sera celle d’un homme déifié, non la nature divine elle-même – notre nature ne sera pas annihilée en celle de Dieu –, et c’est bien là que réside le miracle : nous serons par notre déification sujets d’actes divins tout en restant, pour l’éternité, destinataires du Don qu’est l’Esprit : « c’est parce que le Saint-Esprit, fleuve de l’amour divin, est répandu dans notre âme que son produit, l’habitus et l’acte de la charité, entre dans notre cœur » et provoque cette « effusion de l’amour divin, filial et surnaturel de la charité dans nos cœurs [qui] reproduit et prolonge l’effusion intérieure du Père et du Fils dans le Saint-Esprit » (Scheeben, Les Mystères du christianisme).

Le maintien de la distinction d’essence, et de la distinction entre spiration « selon la nature » et spiration « par participation », outre son caractère indispensable rationnellement parlant, n’est pas à entendre comme un amoindrissement du don qui nous est fait. D’une part parce que la distance, on le sait, fait partie intégrante de la jouissance de l’amour, et est strictement nécessaire pour qu’il s’agisse d’union et non de fusion. D’autre part parce qu’elle est le garant du sérieux de la Création, du sérieux et de l’immensité gratuite du Don que Dieu que nous fait : il ne crée pas des êtres pour se les adjoindre purement et simplement ensuite, comme des émanations « temporaires » qui n’auraient en fait été que temporairement distinctes de Lui et dont la liberté n’aurait été qu’un faux semblant ; en nous unissant à lui il veut nous aimer, non nous absorber.

Comment comprendre, sans cette distance, que Dieu puisse nous être à la fois « parfaitement connu » et demeurer « totalement incompris », selon les mots de saint Maxime le Confesseur ? Son combat contre le monothélisme fut bien celui du maintien, dans la gloire, du mode personnel du vouloir et de la distance intentionnelle de la créature par rapport à l’objet voulu. Les opérations de la nature humaine ne sont pas remplacées par le seul principe d’agir propre à la divinité (c’est l’hérésie monoénergiste, qui postule une unique énergie théandrique), mais il y a union, accomplie surnaturellement, entre l’opération divinisée de l’homme et l’opération déificatrice de Dieu. Pour reprendre encore saint Maxime, il s’agit de devenir « semblable et égal à Dieu par la grâce selon l’habitus », de devenir par l’habitus selon la grâce ce que le Donateur de la grâce est par essence – habitus surnaturel de charité qui doit être infus par Dieu lui-même.

Notre vie deviendra celle de Dieu, transformée en sa vie, tout en restant la nôtre. On sait depuis saint Irénée que l’homme renouvelé et pénétré de l’Esprit de Dieu ne perd pas la substance de sa chair, rendue conforme au Verbe pour que Dieu vienne s’aimer en nous et que l’homme « produise pour fruit l’immortalité » (Contre les hérésies, IV, 5, 1). Ainsi la nature humaine « selon l’habitus de grâce [sera] tout entière entièrement compénétrée (perichôrèsas) par Dieu tout entier et devenue tout ce qu’est Dieu hormis l’identité d’essence. » (Maxime le Confesseur, Ambigua ad Ioannem, 42)

Notre numéro n’aura pu offrir qu’un très bref aperçu des nombreuses et prometteuses lignes de développement de la pneumatologie. Signalons simplement une autre direction de réflexion. Grâce à l’investigation du rôle unificateur et édificateur de l’Esprit dans l’Église, peut en effet émerger, après un certain oubli du Saint-Esprit édification et unificateur de l’Église au profit de la gratia capitis du Christ, une ecclésiologie équilibrée, toute pneumatologique en restant intégralement christocentrique, dans la ligne de ce qu’affirmait Mgr Ignace Ziadé, archevêque maronite de Beyrouth, au concile Vatican II : « L’Église est le mystère de l’effusion de l’Esprit aux derniers temps ». Il nous paraît essentiel que nous puissions aujourd’hui bénéficier d’une telle vision de l’Église, déploiement des missions du Verbe et de l’Esprit coéternellement ordonnées, et dont le terme est bien la déification, la participation au mystère de la périchorèse trinitaire.

Puisque « ce sont ceux qui sont menés par l’Esprit de Dieu qui sont enfants de Dieu » (Rm 8, 14), que ce numéro puisse nous aider à vivre des dons de l’Esprit, ce Tout-Autre qui doit normer nos actions au-delà de toute morale mondaine. C’est de l’essentiel de l’histoire qu’il s’agit, à savoir les progrès de la présence divine, présence divine qui plonge cette histoire dans l’éternité de la divine société. Et pour conclure en implorant l’Esprit avec saint Isidore de Séville :

« Attache nos cœurs à toi seul, vigoureusement, par le don de ta grâce. Ainsi nous serons en toi un seul être et jamais nous ne nous éloignerons de la vérité. »

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

Réalisation : spyrit.net