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Évangélisation

P. Michel Gitton

La Semaine d’Evangélisation qui aura lieu à Paris pour la Toussaint 2004, avec le concours de toutes les forces vives du diocèse, démontre par les faits que l’évangélisation n’est plus un sujet tabou. Si naguère, dans les années noires de l’après-68, l’Église semblait douter de l’opportunité et même de la nécessité d’une action directement tournée vers les non-catholiques afin de leur partager la foi, il semble bien que ce scrupule n’est plus désormais le fait que de quelques nostalgiques de l’enfouissement, égarés au 21ème siècle.

Néanmoins, les problèmes sont loin d’être tous résolus. La définition de l’évangélisation reste généralement assez floue. Le reproche de prosélytisme habituellement fait aux sectes oblige les catholiques à se démarquer d’une image racoleuse qui ne convient pas à la mission de l’Église, mais le résultat est souvent un discours peu assuré sur les buts : veut-on œuvrer à la conversion de ceux qui n’ont pas la foi ? Veut-on seulement leur montrer un visage sympathique de l’Église et des chrétiens pour permettre une coexistence respectueuse ? L’affirmation selon laquelle Dieu seul convertit sert souvent à cacher une réelle indigence de la pensée en matière d’évangélisation : la conversion est-elle hors du champ de l’évangélisation, simple suite possible d’un effort de rapprochement qui a sa valeur en soi, ou est-elle le but ardemment recherché, même si l’on sait qu’aucun moyen humain n’est pleinement adéquat à cette fin (comme nous le rappelle Paul Airiau dans son article) ? Les saints qui, en prêchant le Nom du Christ, cherchaient à toucher les cœurs et à faire connaître le salut qu’il nous apporte avaient vivement conscience de n’être que des instruments de Dieu, mais cela ne les empêchait pas de travailler avec un zèle infatigable pour rejoindre les hommes les plus éloignés de la foi, étant bien sûrs qu’il y allait de leur vie.

L’autre écueil qui se dresse sur le chemin est celui précisément des moyens, qui tendent tous à acquérir leur autonomie par rapport au but de l’évangélisation. Naguère, les tâches de promotion, de développement, d’ « humanisation », présentées d’abord comme des auxiliaires de la mission, s’étaient affranchies de cette situation jugée récupératrice. L’alphabétisation, l’aide sanitaire, par exemple, pour nécessairement reliées qu’elles soient à l’activité missionnaire, ne pouvaient être tenues longtemps pour de simples moyens. Elles ont visiblement leur valeur, même si elles ne provoquent aucune conversion.

Aujourd’hui on pourrait presque dire la même chose du dialogue interreligieux et des différentes formes de rapprochement avec les groupes religieux ou confessionnels. Ce qui était pris au départ comme un moyen de faire tomber les préventions et de permettre un échange destiné à entraîner l’interlocuteur à reconnaître le Christ et son Église devient de plus en plus un objectif autonome, au mieux parallèle à l’évangélisation, au pire destiné à la remplacer.

C’est là que nous sommes appelés à repenser la raison d’être de l’évangélisation. Le retrait de plus en plus prononcé de la volonté de convaincre et d’entraîner dans l’Église peut vouloir dire que la véritable évangélisation est ce retrait même : l’abandon de toute position conquérante, le refus de toute exclusive de la vérité, pour laisser l’autre accéder à son propre chemin. Le christianisme « religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet) accomplirait paradoxalement sa mission en aidant les hommes religieux, ou même non-religieux, de tout bord à dépasser leurs cloisonnements pour s’ouvrir à l’universel. Autant dire que s’accomplirait ainsi le dépassement de toute forme de religion historique pour accéder à la « religion de la raison », comme l’avait vu E. Kant.

Si l’on n’accepte pas cette réduction, si l’on pense que le Christ connu dans l’Église est le salut de tous les hommes, il reste à poser que ce but – faire que tous ces hommes rencontrent Jésus de Nazareth – n’est pas l’affirmation idéologique d’un groupe particulier qui justifierait ainsi son existence, mais une tâche qui nous dépasse, confiée par le Christ lui-même à ses disciples, au demeurant bien incapables de la réaliser. Pour pouvoir porter devant le monde, bardé de « valeurs » (religieuses ou autres), l’assurance que Dieu s’est dit une fois et pour toujours à travers la figure d’un juif du Ier siècle, il faut l’humilité extrême du serviteur, qui sait que cette vérité le dépasse et qu’il a pourtant mission de la proclamer. Alors il n’aura pas peur d’utiliser les moyens qui lui semblent les mieux adaptés pour que l’invitation parvienne à destination. Comme cette vérité n’est pas la sienne, il n’aura pas honte de la proposer, à « temps et à contretemps », à tous ceux qu’il rencontre, il sera prêt à tous les dialogues possibles pour que l’autre (qu’il soit athée, bouddhiste ou musulman) entende en vérité ce qu’il a à lui dire, et il mêlera ce souci à ses tâches d’homme, dont il sait bien que le Christ, par ailleurs, le charge pour le soulagement de la misère du monde.

L’autre grand domaine de réflexion est celui de l’ « apostolat des laïcs », comme on disait jadis, de la « coresponsabilité » dans l’évangélisation, comme on préfère dire aujourd’hui. Nul ne conteste que c’est toute l’Église qui doit évangéliser, et que la responsabilité de la mission ne saurait se limiter aux seuls clercs et religieux. Pourtant le schéma le plus souvent retenu est celui d’une complémentarité horizontale : aux prêtres (et éventuellement aux religieux) l’annonce explicite et les sacrements, aux laïcs la pénétration du temporel, l’action diffuse à travers les réalités du travail et de la famille. Sans refuser ce qu’il peut y avoir de juste dans cette approche, on doit souligner ce qu’elle a de limité. A toutes les époques de l’histoire de l’Église, des laïcs, mariés ou non, ont joué un rôle irremplaçable dans la transmission de la foi. Que seraient certains pays de mission sans des catéchistes laïcs ? Les collaborateurs de Paul, Priscille et Aquilas, semblent avoir joué un rôle qui dépassait largement les limites de leur milieu. La fonction prophétique qui découle du sacerdoce baptismal mériterait d’être redécouverte à la lumière de l’histoire et de la théologie, elle ne fait pas du laïc un supplétif du clergé, mais elle lui confère, quand elle est exercée droitement au sein d’une Église dynamique, un rôle irremplaçable pour entraîner vers le Christ ceux qui sont encore loin. L’expérience à la quelle se réfère Christophe Bourgeois est de ce type.

Reste à comprendre la responsabilité historique qui est la nôtre aujourd’hui face à l’évangélisation. C’est la raison pour laquelle le professeur Cholvy nous propose un bref, mais suggestif parcours des trente dernières années, montrant ce qu’on pourrait appeler la fin des illusions. En définitive, il aura fallu l’effondrement de l’establishment et des deniers restes de la chrétienté occidentale pour que la nécessité de l’Evangélisation réapparaisse dans toute sa clarté. Le catholicisme, n’ayant plus le complexe de la position dominante qu’il a jadis exercée, peut s’atteler sans honte à ce pour quoi il a été fait : partager la foi chrétienne avec ceux qui ne l’ont pas. On a redécouvert ainsi cette vérité toute simple qu’on ne naît pas chrétien, mais qu’on le devient et que cela ne se fait pas tout seul, qu’il y faut notamment la parole à côté des actes. Le « rapport Dagens », dont nous entretient Antoinette Guise, témoigne à sa façon de ce qui a été pour beaucoup une révision déchirante : la foi et la vision chrétienne du monde ne sont plus des réalités implicitement connues de tous, que l’on pourrait supposer admises pour se vouer à d’autres tâches réputées plus urgentes, mais c’est par là qu’il faut commencer.

Ce numéro de Résurrection n’a pas l’ambition d’apporter toutes les réponses. En faisant entendre un accent sensiblement différent du discours dominant, il invite à penser et à s’interroger. Son souhait serait de provoquer le débat avec ceux qui sont les héritiers d’autres traditions spirituelles au sein du catholicisme. Dans le but de poursuivre la réflexion, nous nous proposons d’aborder dans un numéro à venir la question connexe du salut des non-chrétiens. Sans doute ces sujets plus que d’autres peuvent aider l’opinion catholique à sortir de sa torpeur, pour prendre parti dans le monde qui est en train de se bâtir sous nos yeux.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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