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Évolution et création, faut-il choisir ?

Mgr Fiorenzo Facchini

L’évolution du vivant et de l’homme pose des questions aux croyants. Ce domaine fut le théâtre dans l’histoire, du XVIIIe au XXe siècle, de fortes oppositions entre les autorités de l’Église et les scientifiques.

Aujourd’hui, les domaines de compétences respectives sont mieux distingués, même s’il y a des scientifiques et des philosophes qui affirment une incompatibilité entre la science et la religion. D’autres déduisent de la théorie de l’évolution une conception de la nature selon laquelle Dieu n’est pas nécessaire. D’autres encore accusent l’Église d’intrusion dans le terrain scientifique lorsqu’elle parle de création. Ils n’admettent qu’une rationalité se fondant sur les données scientifiques.

En revanche, le scientifique Stephen Gould a soutenu que la science ne peut ni affirmer ni nier l’existence de Dieu. Il s’agit selon lui de domaines d’études différents, qui suivent des méthodes différentes pour répondre à des questions différentes, et on peut les considérer comme deux magistères indépendants (NOMA, Non-overlapping Magisteria).

Nous pouvons nous demander : Pourquoi la théologie s’occupe-t-elle d’évolution ? Y a-t-il envahissement de terrain ? Qu’en est-il de l’autonomie de la science reconnue par le Concile Vatican II ? (cf. Gaudium et spes, 36).

Il faut admettre que l’autonomie de la science n’est pas absolue. Elle concerne les questions scientifiques, qui peuvent être affrontées à l’aide des méthodes de la science. Mais la science ne peut pas être totalisante. Il y des questions qui dépassent les horizons et les méthodes des sciences naturelles.

La théologie traite de l’évolution en relation avec les questions qui surgissent de cette théorie et concernent la création et la spiritualité de l’homme. Il s’agit de questions qui ne peuvent être abordées par les méthodes de la science empirique.

Première question : Évolution ou création ? Est-ce que l’évolution rend inutile la création ? Beaucoup de darwinistes l’affirment.

Deuxième question : Hasard ou finalité dans l’histoire de la vie ? Si les vivants sont le résultat du hasard (les mutations) et de la nécessité (les contraintes de l’environnement), quelle place pour une finalité dans la nature ?

Troisième question : Homme vs animal ? Si l’homme évolue du monde animal, quelle peut être la spécificité de l’homme, c’est-à-dire sa dimension spirituelle ?

Darwin lui-même avait signalé les analogies entre les comportements humain et animal. On pourrait parler de liberté, de conscience, de culture chez les animaux comme chez les hommes ; les différences seraient seulement de degré.

Nous pouvons aborder ces problèmes en rappelant tout d’abord quelques données de la science.

L’évolution est un fait. On entend par évolution la dérivation des vivants d’une source commune. La théorie de l’évolution est scientifique, parce que beaucoup d’éléments de différents domaines de recherche (paléontologie, zoologie, anthropologie, génétique, biologie moléculaire, biogéographie, etc.) convergent vers la théorie de l’évolution. C’est la réflexion que fit Jean-Paul II dans son message à l’Académie pontificale des sciences, le 22 octobre 1996.

En ce qui concerne la paléoanthropologie, nous disposons d’une riche documentation sur les hominidés préhumains et sur les formes classées dans le genre Homo (habilis/rudolfensis, ergaster/erectus, sapiens), pour lesquelles on renvoie aux auteurs connus (Coppens, 1983, Facchini, 2006, etc.). On peut remarquer que les fossiles humains sont classifiés comme espèces, mais on devrait plutôt parler de stades ou de degrés morphologiques (cf. Ferembach, Coppens, Jelinek).

L’émergence de l’homme

Pour identifier l’apparition de l’homme dans le processus d’hominisation, on peut adopter le critère anatomique, c’est-à-dire considérer le seuil minimal d’organisation cérébrale nécessaire pour une activité intellectuelle humaine.

Jusque vers les années soixante, on parlait de « Rubicon cérébral » pour la capacité crânienne (800 cc pour Vallois ; 750 selon Keith). Mais après les découvertes d’Homo habilis et d’Homo floresiensis, qui ont une capacité très petite, le critère anatomique est devenu flou et on a pu utiliser les outils, comme Jean Piveteau le suggérait pour Homo habilis – c’est à dire le critère culturel : « Pour le paléontologiste, l’émergence de l’homme est liée à l’apparition de l’outil, résultat d’un travail intentionnel. » (1986, p. 88)

Selon Bergson (1907), « l’intelligence, envisagée en ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication ».

Avec l’homme, a observé Teilhard de Chardin (1957), apparaît « l’instrument, c’est-à dire l’équivalent de l’organe dans la série animale » (p.102). « L’instrument devient extérieur au membre qui l’emploie […] Il peut [...] progresser sans changer de forme, varier indéfiniment dans son psychisme sans modifier son type zoologique. » (p.85).

On sait que les singes aussi utilisent des pierres, cependant, chez l’homme, il n’y a pas seulement utilisation, mais également une fabrication intentionnelle qui progresse dans le cours du temps. Il n’y a pas stéréotypie. On peut discerner dans cette activité les signes de la réflexion qui caractérise l’homme. Les anthropomorphes utilisent des instruments de manière rudimentaire et non essentielle à leur survivance, comme l’a noté Kitahara Frisch (1984), tandis que la technologie et les stratégies mises en œuvre par l’homme dans son rapport avec le milieu rendent raison de son succès. Il paraît impossible que « l’homme ait pu être Homo faber sans avoir été déjà Homo sapiens  » (Piveteau, 1986, p. 89).

En adoptant le critère culturel, on peut reconnaître la présence de l’Homo dans les produits de son comportement qui manifestent une capacité de planification (capacità progettuale) et de symbolisme.

La capacité de planification est révélée par la fabrication d’outils (qui révèlent un but préétabli, une variété et une innovation dans les formes, et sont l’objet d’une conservation et par l’organisation du territoire. Mais le symbolisme n’est pas révélé seulement par les manifestations spirituelles (l’art, la sépulture) mais aussi par les manifestations de la technologie. Comme nous l’avons proposé, on peut dire que l’activité symbolique est révélée par les outils qui renvoient à des buts divers et prennent signification dans le contexte de vie (symbolisme fonctionnel), par la communication sociale, en particulier le langage (symbolisme social), et par les expressions artistiques et religieuses (symbolisme spirituel) (Facchini, 2000).

La culture représente une grande nouveauté dans l’histoire de la vie, même en la considérant comme adaptation de l’espèce à l’environnement. (cf. Facchini, 1993). Dans les manifestations de la culture, on peut voir des caractéristiques qui pourraient être qualifiées d’« extra-biologiques ».

On peut ainsi parler de transcendance évolutive. Le mot « transcendance » a été proposé par Théodosius Dobzhansky, qui observe que les règles des sociétés humaines ne sont plus biologiques, au contraire des autres animaux. Coppens (2006) dit pour sa part : « Avec l’homme la matière se fait pensante. »

L’hominisation fut nécessaire pour l’élaboration de la culture, mais l’émergence de la culture fut nécessaire pour la continuation de l’hominisation jusqu’au Néandertal et au Sapiens. (Morin, 2001)

Pour l’émergence de l’homme on peut parler de continuité biologique avec les formes préhumaines et de discontinuité culturelle, cette dernière étant manifestée par la technologie de planification et le symbolisme, qui révèlent intelligence abstractive, auto-conscience et auto-détermination (liberté). Avec et après l’apparition de l’homme commence un processus d’ « humanisation  » (Martelet, 1998).

On peut résumer avec quelques considérations générales :

1- l’homme, comme toutes les espèces, a son histoire évolutive ;

2- l’évolution humaine représente l’explication plus plausible de la documentation fossile et est cohérente avec ce qu’on admet pour les autres espèces ;

3- nous ne connaissons pas toutes les modalités et les mécanismes évolutifs ;

4- l’histoire évolutive de l’homme pose des questions sur la nature de sa spécificité culturelle, qui représente une transcendance par rapport aux autres espèces.

Problématique scientifique

Les problèmes scientifiques actuels concernent les modalités du processus évolutif, ses durées caractéristiques et ses facteurs. Charles Darwin a soutenu la gradualité des petites variations. La théorie proposée par Gould et Eldredge (1977) parle de périodes de spéciation rapide alternant avec des périodes de stagnation évolutive (équilibres ponctués). En ce qui concerne les facteurs évolutifs, certains auteurs donnent une importance majeure au facteur de l’environnement, d’autres aux changements génétiques.

On le sait, le darwinisme affirme que l’évolution de la vie peut s’expliquer par le hasard des petites variations ou mutations (attribuées à des erreurs dans la réplication de l’A.D.N., indépendamment des résultats) et par la sélection naturelle. Les études sur le génome mettent en évidence qu’il existe des gènes multifonctionnels, gènes régulateurs des plans d’organisation (gènes homéotiques, e.g. gènes Hox), responsables du développement séquentiel du corps. Les gènes sont les mêmes chez les arthropodes et chez les vertébrés et sont disposés dans le même ordre sur le chromosome. On observe qu’une mutation unique peut avoir des effets sur différents organes. Il faut donc admettre qu’il existe des liens ou des conditions au niveau génétique qui règlent les changements au cours de l’évolution. L’évolution ne dépendrait pas seulement de la sélection naturelle qui agit sur les mutations casuelles et dirige l’évolution selon la théorie néodarwiniste. Il y a des contraintes imposées par les conditions du développement, comme la biologie évolutive (evo-devo  : evolutionary developpement biology) le met en évidence. En tout cas, il y a la nécessité de la coïncidence des nouveautés génétiques avec des conditions environnementales favorables. (cf. Chaline, 2006 ; Godinot, 2005 ; Foder et Piattelli Palmarini, 2010).

On doit rappeler aussi les convergences évolutives : certains caractères apparaissent plusieurs fois dans l’évolution dans des séries géographiquement éloignées. Un cas classique est celui des évolutions des mammifères marsupiaux et des mammifères placentaires – en particulier dans des séries évolutives géographiquement éloignées, qui présentent des ressemblances. La structure de l’œil révèle de fortes similitudes, depuis l’œil simple des insectes et des céphalopodes, jusqu’à l’œil composé des mammifères. L’émergence de quelques caractères pareille beaucoup probable plus que par hasard. (Conway Morris, 2003).

On ne doit pas oublier l’héritage épigénétique (modifications dans l’expression de gènes, induites par des facteurs extérieurs, qui passent dans les descendants) qui s’ajoute à l’héritage mendélien. Bien que les séquences d’A.D.N. ne soient pas changées, les organismes acquièrent des informations qui peuvent passer dans leur descendance, et cela par une interaction entre une manière de s’exprimer différente des gènes et des facteurs externes (Jablonka et Lamb, 2007).

Raisonner sur l’évolution

L’évolution pose des questions qui ne relèvent pas de la science mais exigent une vision proprement philosophique. Évolution ou création ? Hasard ou finalité dans la nature ? Continuité entre l’animal et l’homme ou discontinuité ?

La science suggère que les espèces changent naturellement sans aucun besoin de création. Ainsi, selon certains auteurs, il n’y a pas besoin de création : toute la nature s’est auto-formée. Le progrès de l’évolution est expliqué par la sélection naturelle (Darwin). En tout cas il n’y pas de dessein. D’après Monod et Jacob, on peut parler de téléonomie, mais non de projet ou de finalisme dans la nature : la téléonomie devrait remplacer toute téléologie.

Dans cette ligne se trouve aussi Ayala, qui distingue entre téléologies interne et externe. Dans une téléologie interne, les aspects téléologiques sont le résultat d’un processus exclusivement naturel. La téléologie interne a le caractère de la nécessité (e.g. le développement embryonnaire) ou de la contingence (quand elle est le résultat d’une sélection entre différentes possibilités). Dans la téléologie externe, en revanche, intervient un agent extérieur aux causes naturelles.

En ce qui concerne l’homme, selon Darwin, les différences entre l’animal et l’homme sont quantitatives : il n’y a pas besoin d’âme spirituelle.

Ces positions sont celles du naturalisme, mais, il faut l’observer, non plus d’un naturalisme méthodologique (qui utilise les méthodes des sciences empiriques) mais d’un naturalisme philosophique. Ce passage de l’un à l’autre est une extension arbitraire de la théorie scientifique de l’évolution, n’est pas requis par la science et reflète des positions subjectives. Il s’agit d’interprétations et d’extensions de certaines données de la science.

Le naturalisme philosophique n’est pas démontré ni appuyé par la science, c’est une vision personnelle construite à partir de quelques éléments scientifiques.

Les données scientifiques n’empêchent pas de raisonner et de chercher des interprétations se développant sur un plan philosophique sans prétendre se présenter comme déductions de la science. Cela doit être affirmé à propos des différentes interprétations qui peuvent être tirés tant dans une lecture fermée à la transcendance que dans une lecture ouverte à la transcendance.

Dans une vision ouverte à la transcendance

Les observations de la nature révèlent une fine syntonie des différentes forces, une « rationalité scientifique » de la nature (selon le pape Benoît XVI), une correspondance entre les propriétés des éléments et les lois qui les décrivent, depuis le niveau infra-atomique, moléculaire, cellulaire, organique jusqu’aux astres du ciel. « La nature est écrite en un langage mathématique. » (Galilée). Cette rationalité renvoie à une intentionnalité et à une cause supérieure. Les modalités selon lesquelles le système de la nature s’est formé et fonctionne sont explorées par la science. On doit reconnaître le caractère dynamique de la rationalité de la nature, qui n’est pas statique. C’est une rationalité qui inclut des changements dans la matière qui se transforme, se fait plus complexe dans certaines conditions de l’environnement, selon des directions particulières qui pourraient effectivement être formées par des processus complètement naturels, comme le demande la théorie de l’évolution.

Caractéristiques de la rationalité scientifique de la nature

La rationalité de la nature est dynamique et manifeste des changements : la nature évolue et révèle, dans des conditions particulières, une tendance à la relation et à l’agrégation qui amènent à des structures plus complexes dans certaines directions.

La relation est une caractéristique de la matière et des êtres vivants. Cette relation, suivie par l’interaction, a porté à la formation des premiers eucaryotes (cellules pourvus de noyau) à partir des procaryotes, par un procès de symbiogenèse, comme l’a suggéré Lynn Margulis (1999). Des processus de complexification s’ensuivirent dans différentes directions évolutives. Teilhard de Chardin (1956) a parlé de « corpusculisation » et voit dans la cérébralisation ou céphalisation le fil conducteur du processus de complexification.

Les causes de cette complexification en partie sont connues, en partie ne sont pas connues. On peut demander s’il y a vraiment dans la nature une tendance à cette complexification (Teilhard parlait d’une « énergie radiale », d’expansion de « conscience ») ou si sont suffisantes les propriétés de la matière vivante qui, dans certaines conditions, amènent à une complexité plus grande.

En outre, on observe dans la nature des régularités, qu’on peut rapporter à une intentionnalité supérieure qui a voulu et veut l’univers selon des propriétés particulières et des lois qui lui donnent la capacité d’évoluer.

Finalité générale ?

La finalité générale de l’univers s’intègre dans une vision philosophique, suggérée par l’harmonie de la nature, quelles que soient les modalités par lesquelles la finalité a été rejointe. La nature n’est pas fixée rigidement, mais laisse espace aux événements fortuits et aussi catastrophiques, comme la chute des météorites ou les tremblements de terre (pensons à la formation du Rift en Afrique et son lien à l’évolution des Hominidés, comme a suggéré Yves Coppens). La nature révèle son caractère historique, n’est pas parfaite en soi, mais rejoint des finalités par des événements déterminés ou fortuits. C’est la grande suggestion de la vision évolutive suggérée par la paléontologie et la biologie évolutive.

Si l’on ne peut pas démontrer la finalité générale de l’univers par des méthodes scientifiques, on ne peut pas la nier, et la considération philosophique peut déduire cette finalité comme une suggestion venant de ces méthodes.

Révélation, création et évolution

La Parole de Dieu confirme la dépendance de l’univers d’un « Être supérieur », qui en est le Créateur. Dieu a créé le ciel et la terre à partir de rien (cf. 2e Livre des Maccabées 7,28), sans utiliser de matière pré-existante, au contraire de ce que pouvaient proposer les mythologies de l’époque.

Le concept de création n’appartient pas à la science, mais à la philosophie et à la foi : ce concept indique la dépendance radicale de tout ce qui existe envers Dieu. Nous ne savons pas comment Dieu a créé le monde, nous connaissons seulement les effets de la création. Le Catéchisme de l’Église catholique n’utilise pas le terme d’évolution ; il relève pourtant que « le monde n’a pas été créé tel que nous le voyons, mais en état de cheminement vers sa perfection ultime ». Dans le dessein de Dieu, « le devenir comporte, avec l’apparition de certains êtres, la disparition d’autres, avec le plus parfait aussi le moins parfait, avec les constructions de la nature aussi les destructions » (n° 310).

Dieu est créateur d’un monde en évolution. À travers l’évolution, le monde acquiert une signification. Dieu ne fait pas les choses, mais fait qu’elles se fassent (Teilhard de Chardin) : « Dieu opère dans et par les causes secondes  » (Catéchisme de l’Église catholique, n° 308). Selon saint Thomas d’Aquin, les phénomènes de la nature peuvent être attribués à Dieu, comme première cause, et aux facteurs naturels, comme causes secondes, à chacune selon sa propre manière d’opérer (Summa contra Gentes, III, 70,8). On doit voir l’intention divine pas seulement au début, mais dans le cours du temps ; ainsi la création s’exprime à travers l’évolution et inclut l’événement transcendant à l’évolution biologique qu’est l’homme.

Message biblique, projet du Dieu Créateur et évolution

Beaucoup d’équivoques surgissent entre science et foi quand on veut faire dire à la science ce qu’elle ne peut pas dire (par exemple, la prétention de prouver ou d’exclure l’existence de l’âme ou la dépendance d’un Dieu créateur) ou quand on veut tirer de la Bible ce qu’elle ne veut pas dire, parce que son domaine est avant tout religieux et qu’elle ne se prononce pas sur la description scientifique des origines du monde et de l’homme. Il faut poser à chacun les questions entrant dans son domaine et ses compétences propres. Se restreindre à demander à la Bible le pourquoi de l’existence, et à la science où, quand et comment s’est formée la vie, est une méthode qui peut sembler évidente, mais qui n’a pas toujours été respectée et qui ne l’est pas encore de manière exacte. Il faut rappeler les critères herméneutiques de l’encyclique Divino afflante Spiritu (1943) et de l’encyclique Humani generis (1950), ainsi que la Constitution Dei Verbum (n° 12) du concile Vatican II.

Le rédacteur du texte sacré de la Genèse ne devait pas avoir en tête l’idée d’évolution. Il avait par contre l’idée d’une création dont tous les éléments, le ciel, la terre, et les êtres qui la peuplent dépendent d’un Dieu transcendant, le Dieu d’Israël, non assimilable aux divinités païennes. Le récit, clairement symbolique, contient des vérités fondamentales pour l’homme, tandis qu’il affirme l’enracinement de l’homme dans la matière comme les autres êtres vivants : la dimension spirituelle de l’homme, la dignité et la complémentarité de l’homme et de la femme, sa tâche envers la création et l’environnement.

Alors que les observations de la nature stimulent l’interrogation sur la finalité générale de l’univers et renvoient à une intelligence ordonnatrice, la Parole de Dieu parle d’un projet de Dieu pour sa création. Un projet peut se réaliser même par des phénomènes qui paraissent accidentels. Comme nous l’avons dit, Dieu agit dans et au moyen des causes secondes. Les événements de la nature peuvent acquérir une signification dans le cours du temps. Tout est bien connu dans la pensée de Dieu auquel toute chose est présente.

La théorie de l’intelligent design

La théorie du « dessein intelligent » fait appel à des interventions extérieures pour la formation des structures complexes dans le cours de l’évolution de la vie, qui ne pourraient pas se former par le mécanisme darwinien. De cette façon nous pourrions identifier une finalité générale.

Il s’agit d’une nouvelle version du « créationnisme scientifique » qui a été proposée aux États-Unis et se propose de concilier science et foi. Selon Michel Behe (2006), « la plus grande part des mutations qui réalisent les grandes structures de la vie doivent avoir été non fortuites et réclament donc une cause externe au processus évolutif. » Cette position n’est pas scientifique. Le recours à une cause extérieure pour expliquer des choses que nous n’arrivons pas à expliquer par les moyens qui sont à notre disposition est trompeur et dangereux. On ne peut pas prouver et déduire l’existence et les interventions de Dieu en partant des lacunes de la science.

Ce que la science ne connaît pas encore mais qui peut rentrer dans son domaine doit être clarifié par les méthodes de la science. Faire appel à des causes transcendantes est source de confusion. La théorie du dessein intelligent n’est pas de la science et ne peut être présentée comme théorie scientifique (voir à ce propos Facchini, 2009).

Cela n’implique pas de nier un projet créateur de Dieu, qui s’est développé par les facteurs de la nature, même si nous n’en connaissons pas encore toutes les modalités et mécanismes. Même des événements fortuits peuvent trouver place dans la création et dans le projet de Dieu, auquel toute chose est présente, et en qui les phénomènes de la nature peuvent acquérir une signification.

On pourrait parler d’un dessein supérieur qui n’exclut pas des incohérences, la souffrance, la mort, mais dans un horizon supérieur qui dépasse la nature.

Selon Jean-Paul II,

une foi en la création correctement comprise et un enseignement de l’évolution correctement entendu ne créent pas d’obstacles. L’évolution suppose la création et la création se place même a la lumière de l’évolution comme un événement qui s’étend dans le temps, comme une création continuelle dans laquelle Dieu devient visible aux yeux des croyants comme créateur du ciel et de la terre. (Osservatore Romano, 27.4.1985)

Émergence de l’homme

Si la vie apparaît comme l’effet spécifique de la matière complexifiée, c’est dans l’homme et son organisation nerveuse qu’on peut reconnaître la plus grande complexité.

Parmi les infinies modalités où se disperse la complication vitale, la différentiation se détache comme une transformation significative. Elle donne un sens – et par là elle prouve – qu’il y a un sens à l’évolution. (Bergson, cité par Piveteau, 1983, p. 159)

La cérébralisation a été proposée par Teilhard de Chardin et Jean Piveteau comme critère pour suivre l’augmentation de la complexité des vivants :

Nous voyons se dessiner, au long de temps géologiques, une zone d’intensification qui passe par les vertébrés, s’accentue avec les mammifères, et, pour ceux-ci, s’exprime dans sa plus grande force chez les primates. Tous les groupes de primates tendent vers l’acquisition d’un cerveau de plus en plus riche, corrélatif d’un psychisme de plus en plus élevé. (Piveteau, 1983, p. 159)

Avec les hominidés du tertiaire, il y a environ 3 ou 4 millions d’années, le cerveau atteint les dimensions que l’on retrouve aujourd’hui chez les anthropomorphes. Dans la dernière phase de l’hominisation et dans l’humanité actuelle, le cerveau atteint des tailles trois fois plus importantes. Harris Jerison (1972) a proposé un indice d’encéphalisation qui met en rapport le poids du cerveau avec celui du corps et a élaboré une courbe pour les vertébrés. On peut voir que l’indice augmente chez les mammifères et les primates en particulier, et atteint ses plus grandes valeurs chez les hominidés. Chez l’homme actuel, l’indice est quadruplé.

L’homme peut être appelé « flèche de l’évolution  » (Teilhard de Chardin), et en ce qui concerne son apparition, nous pouvons rappeler la réflexion suivante de Jean Piveteau :

Chronologiquement l’homme apparaît à son heure. Si l’on ne peut affirmer que son événement était inévitable, il est étroitement lié au mouvement évolutif, à son allure, à ses caractéristiques. On ne peut dire que ce mouvement est la cause de l’homme, mais celui-ci apparaît bien comme sa conséquence naturelle. (1983, p. 159)

Continuité et discontinuité dans l’émergence de l’homme

Dans l’émergence de l’homme on peut voir une continuité sur le plan biologique (bipédisme, organisation cérébrale) et une discontinuité sur le plan phénoménologique représentée par les manifestations culturelles (capacité de planification, symbolisme). La discontinuité culturelle révèle une intelligence abstractive, une communication symbolique, une auto-conscience, une auto-détermination – et est donc d’ordre ontologique. Ainsi Jean-Paul II a-t-il affirmé : « Avec l’homme nous sommes in présence d’une différence ontologique, d’un saut ontologique, on pourrait dire. » (Message à l’Académie pontificale des sciences, 22 octobre 1996)

La création de l’homme

La création de l’esprit, qui fait l’homme, est au-delà des évidences empiriques et doit être affirmée sur le plan philosophique, que ce soit pour l’apparition de l’homme (hominisation) ou pour la formation de chaque homme (ontogenèse) :

Chaque âme spirituelle est créée immédiatement par Dieu, n’est pas produite par les parents – et elle est immortelle. » (C.E.C. 366)

Il faut tenir qu’il y a un concours particulier de Dieu Créateur, non seulement comme cause première des facteurs biologiques qui agissent comme causes secondes, mais comme cause transcendante qui veut l’esprit et donc l’homme à certaines conditions physiques. Selon Karl Rahner (1961), on peut parler d’ « auto-franchissement » (auto-transcendance) de la nature dans l’apparition de l’homme.

Le moment précis du passage du psychisme animal au psychisme humain ne peut être déterminé ou imaginé par les méthodes scientifiques ou par la pensée. Les manifestations culturelles ne déterminent pas le moment culminant de l’hominisation, mais peuvent aider à juger quand le seuil humain a été rejoint.

L’homme n’est qu’un roseau pensant, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant… Toute notre dignité consiste donc dans la pensée. (Pascal, Pensées, 347)

On ne peut pas parler de formes intermédiaires de psychisme, partiellement animal et partiellement humain, même si on peut admettre des formes animales super-développées (Maritain, 1973).

Dans cette perspective, l’apparition de l’homme ne peut être envisagée comme un événement nécessaire, exigé par le processus évolutif. Il aurait pu s’arrêter à un seuil pré-humain, même si on peut se demander quel sens cela aurait pu avoir. Mais elle ne peut pas être non plus considérée comme un événement complètement accidentel, parce que le dépassement du seuil humain demande une volonté expresse du Dieu Créateur, pas seulement Sa volonté en tant que cause première qui maintient dans l’existence toutes les choses créés. Comme le relève Maritain, l’homme est apparu par un libre choix de Dieu, même si cela s’est passé, selon sa volonté, une fois atteintes des conditions évolutives déterminées.

La volonté de Dieu qui crée l’âme s’accomplit sans médiation de facteurs naturels chez les premiers hommes comme dans la génération des hommes actuels.

Le chemin de l’homme

La paléontologie nous fait penser que l’homme a développé les capacités de transformer l’environnement, de progresser dans la culture. Peut-on parler de stratigraphie de l’intelligence ou de la raison dans une perspective paléontologique ?

Piveteau propose cette possibilité :

La paléontologie humaine et la préhistoire nous ont permis d’entrevoir une véritable stratigraphie de l’intelligence. L’esprit n’est pas du même âge en toutes ses parties ; il y a donc une histoire, on peut tenter de reconstituer une paléontologie de la raison, puis pour effectuer une prospective paléontologique essayer d’édifier, à partir du passé, une construction de l’avenir. (1983, p. 164)

Cela ne doit pas surprendre sur le plan phénoménologique. Il faut distinguer entre la capacité de planification et la capacité symbolique, qui évoluent dans le temps, et leur manifestation. Du point de vue philosophique, c’est la capacité de projet et de symbolisme qui caractérise l’homme, quelles qu’en soient les manifestations. L’hominisation n’est pas accomplie par l’apparition de l’homme, mais poursuivie avec l’homme et ce processus peut être appelé « humanisation », selon la suggestion du P. Martelet (1998).

On peut relever encore le caractère historique du chemin de l’homme qui prolonge l’évolution biologique. Teilhard de Chardin voit un prolongement de l’évolution dans l’organisation et la vie sociale de l’homme.

Considérations finales

La subjectivité de l’être humain, comme conscience de sa propre existence, représente un unicum dans le monde des vivants. L’homme n’est pas seulement conscience de soi, mais aussi de la nature, du monde qui l’entoure, qui, à travers l’homme, acquiert une certaine conscience. Avec l’homme se greffe à l’évolution de la vie la conscience, qui confère une signification nouvelle à toute la création. S’il manquait l’homme, que serait la terre ? Aurait-elle une signification par elle-même ? On peut aussi étendre cette observation à l’univers. S’il n’y avait pas des observateurs intelligents, quel sens pourrait-il avoir ? Et il n’est pas dit que des êtres intelligents n’existent que sur la terre, même si nous n’avons aucune preuve sûre sur l’existence d’une vie intelligente en d’autres corps de l’espace. L’homme a la capacité de penser soi-même et de se faire conscience et voix de la création.

In fine je voudrais observer que la centralité de l’homme dans la nature, contestée par la théorie darwinienne, lui est restituée aujourd’hui avec la plus grande conscience de sa responsabilité de la gestion de l’environnement. L’homme est le seul vivant qui peut s’opposer intentionnellement à la sélection naturelle et qui a la capacité d’organiser le milieu.



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Mgr Fiorenzo Facchini, Mgr Fiorenzo Facchini, professeur émérite d’Anthropologie et Directeur du Musée d’Anthropologie de l’Université de Bologne (Italie). Actuellement, Professeur invité au Collège de France. Membre de l’Académie des Sciences de Bologne et d’autres Académies. Auteur de trois cents publications scientifiques et de nombreux ouvrages dont le dernier paru : Le sfide dell’evoluzione umana. In armonia tra scienza e fede (2008), traduit en français sous le titre Les défis de l’évolution, harmonie entre science et foi, coll. Communio, Parole et Silence, 2009. Il est prêtre de l’Archidiocèse de Bologne.

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