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Exégèse d’oralité, Tome I (P. Frédéric Guigain)

Paris, Cariscript, 2011, 232p.
Jérôme Moreau

Prolongeant le sillon ouvert par son Évangéliaire selon la récitation orale des Apôtres [1] et La Torah de la Nouvelle Alliance selon la récitation orale des Apôtres, le P. Guigain propose dans ce dernier ouvrage un accès beaucoup plus aisé à ses travaux pour le grand public qui ne pratique pas le syriaque. Ce livre est d’autant plus important qu’il synthétise en introduction de façon particulièrement claire une approche des Évangiles pour le moins novatrice et suggestive, avant d’en livrer un certain nombre d’exemples développés.

Étudiant les marques marginales des manuscrits syriaques, le P. Guigain a pu reconstituer leur utilisation comme signes du découpage oral des Évangiles. S’appuyant d’autre part sur des travaux d’anthropologie concernant l’oralité, et notamment l’oralité dans le judaïsme contemporain du Christ, il reconstitue de façon très suggestive un processus d’élaboration des Évangiles qui prend le contrepied de toute la critique des sources à laquelle nous sommes habitués. Loin de l’idée moderne d’une déficience de la transmission orale et d’une constitution des Évangiles à partir d’une hypothétique source Q comportant des paroles du Christ, à partir de laquelle les Évangiles auraient progressivement été composés selon des perspectives propres, le P. Guigain recentre leur élaboration sur la personne de Jésus lui-même selon les procédés d’enseignement et de transmission propres aux rabbins du temps.

Ce sont les besoins de la transmission orale, la seule qui soit véritablement considérée par les Juifs de l’époque du second Temple, qui expliquent les phénomènes de structuration du texte, à l’échelle des versets (rythme binaire du bilatéralisme) comme à celle d’un chapitre, avec des colliers de paroles ou de gestes regroupés selon des décomptes propres à l’oralité, utilisant notamment le nombre cinq. Ces traits communs à toute littérature orale sont précisément ceux qui peuvent être observés dans la composition des Évangiles indiquée par les marques marginales des versions syriaques. Mais la spécificité du judaïsme permet d’aller plus loin. Un maître enseigne en formulant lui-même de façon précise la manière dont ses dits et ses faits seront transmis. Ses disciples s’approprient et s’assimilent alors cet enseignement en l’apprenant, de façon à pouvoir parler et agir à leur tour à l’imitation de leur maître, de la même manière que la Torah doit être apprise pour pouvoir être véritablement assimilée et devenir parole vivante, et non rester une lettre morte. Ainsi, « il s’ensuit que pour les Apôtres, non seulement, pour des raisons anthropologiques et sociologiques évidentes, la prédication primitive a été exercée oralement, mais pour des raisons religieuses propres au monde juif, son caractère d’oralité a été considéré au centre de sa signification salvifique » (p. 13). Les Évangiles seraient ainsi avant tout un enseignement oral, prononcé par Jésus devant ses disciples, et appris ensuite par ceux-ci afin de pouvoir l’enseigner et le transmettre à leur tour. Contre les théories d’une élaboration théologique postérieure réduisant à la portion congrue les paroles effectivement prononcées par le Christ, le P. Guigain ne craint pas d’affirmer qu’une part largement majoritaire du contenu des Évangiles est une transcription directe de son enseignement.

Ces grands traits sont appuyés par de nombreux détails. L’envoi des disciples deux par deux est un trait typique de la transmission orale : il permet la vérification mutuelle, en chemin, de la bonne mémorisation de l’enseignement. De plus, rappelant qu’une communauté était constituée au minimum d’un rabbi et de six lecteurs des six sections hebdomadaires du sabbat, le P. Guigain relève la croissance progressive de la communauté des disciples par cercles concentriques réguliers définis par ce nombre six. Jésus choisit six disciples parmi ceux du Baptiste, puis six autres, les envoyant deux par deux, puis la communauté croît par multiples de six : 72, puis 500 après la Résurrection, c’est-à-dire 72 x 6 nouveaux disciples ajoutés aux précédents, puis 3000 à la Pentecôte. À chaque étape, un disciple se voit ainsi confier six nouveaux disciples pour leur transmettre selon le même modèle l’enseignement oral reçu, garantissant ainsi la fidélité du témoignage. Loin d’un enseignement oral indéterminé et d’une progression désordonnée, la croissance de la première communauté manifesterait au contraire une parfaite organisation au service de la transmission d’une prédication précisément élaborée, s’appuyant sur une structure hiérarchique au sommet de laquelle les douze Apôtres sont les garants ultimes de la fidélité de ce qui est enseigné (ce qui explique également la nécessaire élection de Matthias pour remplacer Judas et conserver une structure parfaite).

De plus, rappelant le rôle des cinquante jours qui séparent la fête de la Pâque de celle de la Pentecôte, dans le judaïsme du second Temple, pendant lesquels les rabbis et leurs disciples se remémorent toute la Torah jusqu’à une mémorisation complète couronnée par une effusion de l’Esprit, le P. Guigain propose de voir dans les cinquante jours qui suivent la Résurrection le moment où les disciples ont opéré la remémoration de tout l’enseignement du Christ en parcourant à nouveau en un seul parcours tous les lieux traversés à sa suite et y rappelant chaque fois ce qu’il y a dit et accompli. Ce parcours de Jérusalem à Jérusalem en passant par la Galilée, avec au centre la manifestation de Jésus aux cinq cents sur le mont Hermon, est en quelque sorte la matrice des Évangiles dans leur forme définitive, expliquant notamment pourquoi les synoptiques présentent la prédication de Jésus en un unique mouvement, réunissant en un unique lieu textuel, selon un critère géographique, les trois passages du Christ à cet endroit.

Comment passe-t-on alors aux quatre Évangiles écrits que nous connaissons ? Il s’agit pour le P. Guigain de mises par écrit en vue de la récitation liturgique. La première, conformément à ce qu’affirme la tradition la plus ancienne, serait celle de Matthieu, couvrant le cycle synagogal long (octobre-mai), tandis qu’une seconde version plus concentrée, celle de Marc, couvrait le cycle missionnaire (juin-octobre), recoupant la division de la lecture de la Torah (Genèse-Lévitique pour le cycle d’hiver, Nombres-Deutéronome pour celui d’été). L’Évangile de Luc et les Actes reproduiraient quant à eux ce même schéma binaire, mais en constituant un lectionnaire approprié à l’annonce aux nations. Enfin, l’Évangile de Jean représenterait un enseignement complémentaire et « ésotérique », adressé à ceux qui dans la communauté sont chargés d’enseignement, en suivant les grandes fêtes liturgiques juives.

Signalons encore dans cet ensemble quelques analyses fines des lettres de Paul éclairant des passages obscurs et faisant apparaître leur richesse en ce qui concerne la transmission de la parole, avec notamment une mise en lumière originale du rôle des femmes dans la prédication au côté des hommes.

Le livre comporte enfin, mais c’est là l’essentiel, la lecture d’un certain nombre de passages évangéliques pour faire apparaître de façon claire la structuration orale forte de la prédication, les conséquences éventuelles de la réorganisation de certains passages lors de leur mise par écrit, ou encore la manière dont, par-delà les divergences entre les Évangiles, peut être restituée une cohérence d’ensemble, par exemple pour le problème si controversé des apparitions post-pascales.

Les conclusions formulées par le P. Guigain s’avèrent donc d’une importance considérable. Alors que l’étude historique des Évangiles demeure souvent profondément minée par la vision d’une élaboration a posteriori d’un enseignement oral fuyant, ouvrant à l’intérieur de l’Église à toutes les interprétations possibles, et en dehors à toutes les accusations de falsification ou d’arbitraire, un tel retour à l’oralité constitutive de la culture juive de Jésus permet un regard beaucoup plus serein et éclairant sur les Évangiles et leur rédaction au sein même de l’Église. La relation entre l’Écriture et la Tradition s’en trouve notamment considérablement éclairée et confortée. Tous ces indices, mêlant un certain retour au bon sens avec des analyses poussées et très éclairantes de nombreux passages scripturaires, incite à accorder du crédit à des thèses qui, plus largement acceptées, rendraient tout simplement obsolètes des décennies de recherches sur la genèse des Évangiles. On ne peut que regretter dès lors le manque de références bibliographiques qui auraient pu permettre au lecteur de se plonger à son tour aussi bien dans les questions d’anthropologie générale de l’oralité que dans le contexte particulier du judaïsme, afin d’accompagner toutes les étapes de la recherche.

Concluons en signalant que le P. Guigain vient de faire paraître, dans la même collection, l’Évangile selon saint Matthieu traduit à partir du texte araméen de la Peshitta, avec toutes les marques de composition orale et de lecture synagogale permettant d’en comprendre la constitution.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Nous avions publié son Avant-Propos dans le numéro 128 de Résurrection (novembre 2008-février 2009).

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