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Fatima au service du pape

Paul Airiau

Ainsi, quoi qu’aient dit les caustiques, la troisième partie du secret de Fatima, révélée en partie le 13 mai 2000 à Fatima à l’issue de la cérémonie de béatification des deux voyants morts, Jacinta et Francesco, par le cardinal Sodano, Secrétaire d’État, et in extenso le 27 juin suivant, n’est pas : « Fermez Lourdes ». Elle est plus digne : la persécution de l’Église par les régimes antichrétiens, dont le pape est aussi victime. Des réactions sceptiques sur l’authenticité du contenu se sont cependant manifestées. Elles n’ont de sens, ainsi que le choix de la révélation du secret, que remises en une large perspective historique.

Quoiqu’il l’ait oublié, le catholicisme a vécu comme apocalyptique une large partie des XIXe et XXe siècles. Depuis que la modernité a commencé de s’imposer socialement avec la Révolution, la société n’étant plus structurée en fonction d’un salut à réaliser mais d’un bonheur à vivre sans référence à des valeurs métaphysiques, les catholiques sont persuadés d’être entrés dans les temps de la fin du monde. Dans ce contexte, l’au-delà, proprement divin car Dieu y règnera en plénitude, juge le temps présent où l’Église de Dieu est congédiée des structures sociales et des référents fondateurs. L’apocalyptique, partagée peu ou prou par la majorité des catholiques refusant d’une manière ou d’une autre un catholicisme intégré à la société – au sens où celle-ci l’absorberait et lui imposerait ses problématiques de l’intérieur, le transformant éventuellement en auxiliaire spirituel –, conteste une modernité autocentrée. Mais elle prend plusieurs formes, qui ne se recoupent pas toutes et évoluent différemment dans le temps. Au XIXe siècle, le catholicisme apocalypticien domine. Il pratique une lecture manichéenne de l’histoire : Dieu s’oppose à Satan, la Cité du Bien à la Cité du Mal, l’Église à la Révolution et à ses suppôts judéo-maçonnico-protestantico-etc. Il imprègne les actes papaux, par exemple l’antimaçonnisme (encyclique Humanum genus, 1882). Il est souvent associé au prophétisme, courant attentif aux interventions de Dieu dans l’histoire par ses saints, ses anges, sa Mère et ses apparitions, ses prophètes et ses révélations particulières. Dans ces deux cas, le temps est orienté vers la catastrophe finale, souvent présentée comme précédée d’une ère de triomphe et d’expansion de l’Église. Mais le centre romain reste prudent envers le prophétisme, malgré la pression populaire qui conduit les évêques à reconnaître toute une série d’apparitions mariales (la rue du Bac, la Salette, Lourdes, Pontmain en France).

Prudence romaine, car le prophète (le voyant, la mystique), par sa relation privilégiée au divin, actualise l’intemporel, apporte une réponse pertinente aux préoccupations du moment, dévoile les dynamiques spirituelles des réalités présentes et les juge, oppose au projet à long terme l’urgence du présent, jusque dans les missions reçues. Il risque ainsi d’instaurer une structuration ecclésiale différente de celle du concile de Trente – les marges catholiques le prouvent. La hiérarchie le contrôle donc, et y parvient assez nettement. Afin de maîtriser l’évolution ecclésiale, elle impose sa temporalité. Elle partage certes l’urgence apocalyptique des prophètes – largement entre 1850 et 1920, moins ensuite, sauf dans ses relations avec les États totalitaires ou anticléricaux. Mais elle entend aussi christianiser la société : elle compte sur la permanence d’une certaine durée pour structurer à partir de la Rédemption ce temps qui reste. Les années saintes et les jubilés groupent les catholiques autour du pape et, par la pratique sacramentelle et pélerinante, apurent le corps ecclésial qui se retrouve alors, comme à la Pentecôte, prêt à se lancer à la conquête du monde. Le passé est assumé dans la Rédemption avant que le présent anticipe le futur.

La transigeance réalisée avec la modernité à partir de 1930 – valorisation de l’État libéral et de la démocratie par contraste avec les États totalitaires, prise en compte de la subjectivité, reconnaissance d’une approche historique de l’identité catholique, service du monde et de l’homme –, n’empêche pas la permanence de l’apocalyptique, au service d’une subversion sociale par les troupes catholiques. L’espoir d’une « nouvelle Pentecôte », idée chère à Mgr Roncalli, devenu le Bienheureux Jean XXIII, aboutissant à une « civilisation de l’amour », thématique du pape Montini (Paul VI), dans le cadre d’un « nouvel Avent », expression typiquement wojtylienne (Jean-Paul II) assumant les deux précédentes, ne demeure pas seulement rhétorique. Elle mobilise les troupes catholiques, spécialement dans la construction du pontificat de Jean-Paul II, structuré par le passage dans le troisième millénaire d’après la lettre apostolique Tertio millenio adveniente et le rythme imposé par le pape (années saintes, JMJ, Jubilé). Le pape ici se fait prophète, sans révélations, déséquilibrant le modèle tridentino-dix-neuvièmiste.

La gestion antimoderne du prophétisme n’est en effet plus tenable. Jean XXIII, dans la lignée de mystiques féminines, laissa libre cours à l’Esprit Saint pour « mettre à jour » (aggiornamento, expression interprétable de plusieurs manières) le catholicisme. La constitution dogmatique de Vatican II sur l’Église, Lumen Gentium, revalorisant les charismes (prophétie, parler en langues, etc.), le catholicisme charismatique put exploser après 1967 et se trouva converger avec de multiples apparitions mariales (Garabandal, San Damiano et Medjugorje, entre autres), aux minutes répandues sans contraintes (suppression en 1969 des restrictions tridentines de publication des prophéties et révélations privées) et drainant des foules. Les laïcs, prophètes, peuvent presque désormais concurrencer les clercs. Le prêtre semble ne pouvoir garder sa place que par des charismes. Certains ont des révélations, sont thaumaturges, Padre Pio fut même stigmatisé, alter Christus dans sa chair et non seulement par le sacrement de l’ordre, union charnelle du prêtre et du prophète. Mais tout laïc peut aussi bénéficier de ces phénomènes. Le prêtre conserve aussi son rôle en tant que témoin attestataire du divin, ou par sa mise au service du laïc. Demeure enfin un rôle régulateur reconnu.

La papauté même est atteinte par ce phénomène. Déjà, au XIXe siècle, elle put être investie de la fonction prophétique, ce qui renforça son pouvoir. L’insertion à la fin de la messe d’une prière à saint Michel (1884) provient, selon une tradition solidement défendue, d’une vision par Léon XIII des assauts sataniques contre l’Église. Le fait restait cependant exceptionnel. Mais les papes se posaient aussi comme prophètes, ayant un regard juste sur toutes choses et une attitude anticipatrice car novatrice et moderne tout en dénonçant le mal. Dans une partie du catholicisme, voire ailleurs, Jean-Paul II est ainsi considéré comme prophète mondial, mais sans révélations ou dons particuliers, pour des raisons diverses – la « défense de la vie », l’option préférentielle pour les pauvres, l’affirmation de la doctrine, la défense des droits de l’homme, l’ouverture sur l’exercice du pouvoir papal. Cette conjonction entre autorité hiérarchique et prophétie non visionnaire suscite l’adhésion sans failles d’une partie des catholiques. Le prêtre peut encore reprendre la main au prophète, à condition de capitaliser à son profit un pan du prophétisme.

Et Fatima intervient ici. Rappelons les faits. En 1917, trois jeunes bergers du village portugais de Fatima (diocèse de Leira), Lucia, Jacinta et Francesco, rapportent une apparition de la Vierge – ils avaient gardé le silence sur des apparitions en 1916 d’un ange, Lucia ayant déjà relaté sans qu’on la crût des apparitions de formes humaines en 1915. La Vierge, qui apparaît encore cinq fois aux voyants devant un concours croissant de population, appelle à la prière (rosaire, dévotion à son Cœur Immaculé) et à la pénitence. Le succès déjà considérable est garanti lors de l’ultime apparition par un miracle annoncé et réalisé devant une foule ébahie : la « danse du soleil » – le soleil, observable directement sans danger, en mouvement. Après enquête, les apparitions sont jugées surnaturelles en 1930.

Contenu classique donc, mais miracle inhabituel et surtout apparitions à développements. Lucia, devenue carmélite – ses deux compagnons meurent de la grippe espagnole en 1918 –, voit la Vierge (1925, 1926, 1929) lui préciser les trois partie du secret révélé aux voyants en 1917. Elle rédige en 1941 un manuscrit qui fait connaître le secret. Deux parties en sont dévoilés : une vision de l’enfer ; des malheurs à venir, dont une guerre, des persécutions contre l’Église et la nécessité de consacrer le monde et la Russie au Cœur immaculé de Marie pour que celle-ci n’infeste pas le monde de ses erreurs. L’installation en Russie d’un régime communiste athée et la Seconde Guerre mondiale valident le secret pour les responsables curiaux, mais la consécration du monde, demande arrivée à Rome dès 1937, n’est pas réalisée correctement selon Lucia, malgré quatre renouvellements (deux fois en 1942, 1952, 1957). Rédigé en 1944, le troisième secret, qui, précise Lucia, peut être révélé en 1960, n’est pas lu par l’évêque de Leira. Transmis à Rome en 1957, Pie XII ne le lit pas. Jean XXIII en prend connaissance. Mais rien ne se passe en 1960, alors que les conditions géopolitiques (la rivalité atomique Est-Ouest, l’expansion communiste après 1945) puis ecclésiales (Vatican II et la crise de la décomposition du système romain tridentino-antimoderne) focalisent l’attention d’une partie des catholiques et laissent la porte ouverte aux spéculations.

Fatima joue donc dans le sens d’un renforcement de l’autorité papale jusqu’en 1960. Pie XII est crédité d’une « danse du soleil » personnelle dans les jardins du Vatican. Le pape est aussi le maître du secret : lui seul peut décider d’en divulguer le contenu. Mais le troisième secret paraît ensuite contester la hiérarchie. La non-révélation est utilisée à charge, non par la pseudo-révélation de Neues Europa en 1963 (une guerre atomique), mais par la contestation intégriste. S’appuyant sur la phrase concluant le deuxième secret dans une de ses versions (« Au Portugal se conservera toujours le dogme de la foi, etc. »), et sur des déclarations de membres de la hiérarchie (Mgr do Amaral, évêque de Leira en 1984 ; le cardinal Oddi en 1990), d’aucuns estiment que le troisième secret traite de la crise de l’Église et de la défaillance de la hiérarchie lors et depuis Vatican II (thèse du frère Michel de la Sainte-Trinité, de la Contre-Réforme Catholique de l’abbé Georges de Nantes ; du Fatima Center de l’abbé Nicholas Gruner ; et d’autres traditionalistes et intégristes –aujourd’hui dubitatifs sur le contenu d’un secret manipulé par une Église sans vergogne, ou sur la nécessité d’un commentaire officiel).

Le renversement entre le secret postulé et le secret révélé est donc phénoménal. Ce denier situe en effet explicitement le pape, selon l’interprétation de Lucia assumée par le cardinal Ratzinger, dans une perspective martyrielle et apocalyptique. Comme les catholiques et l’Église, il est atteint physiquement par la Cité du Mal, par les régimes athées qui tuent les témoins de l’éternel. À juste titre, il peut donc être leur chef. La lignée est celle de Léon XIII et Pie XII, mais modifiée. Le combat entre l’Église et Satan n’est plus seulement social (la réduction de l’emprise sociale de l’Église à laquelle le pape participa par la perte de ses États, opérée de 1860 à 1870). Il s’est joué au plan personnel, physique, y compris pour le pape par l’attentat de 1981. L’existence du peuple des sauvés, la réalisation concrète du salut en des êtres précis, était en cause, jusque dans la personne du souverain hiérarque.

Pour le pape, le troisième secret est bien mieux ainsi. L’existence d’un commentaire théologique officiel, innovation remarquable, le prouve. Le hiérarque est investi d’une réalité prophétique qui renforce son autorité et la garantit au lieu de la contester. Ainsi s’explique la fureur du R.P. Jean Cardonnel o.p. (Le Monde, 2 juin 2000). Le troisième secret chasse sur ses terres, il n’est plus seul à capter à son profit le prophétisme. Il lui est difficile, au nom de Vatican II, de contester la stratégie restitutionniste de Jean-Paul II, puisque la Vierge elle-même soutient le pape. D’où la nécessité de choisir une autre Vierge, celle du Magnificat relue par la théologie de la libération. Ainsi s’explique aussi la réserve sceptique des contestataires de Vatican II. Le troisième secret légitime et valide la réforme conciliaire dans la personne du dépositaire du pouvoir suprême. Fatima dément l’interprétation donnée du message de la Salette de1879 (Rome n’a pas perdu la foi et n’est pas devenue le siège de l’Antéchrist, comme l’annonçait le secret de Mélanie Calvat, la voyante) et soutient la « nouvelle Pentecôte » et la « civilisation de l’amour » issus de Vatican II (l’exercice wojtylien du pouvoir est conforme à l’esprit du concile).

S’impose donc le constat d’une réelle originalité de Fatima. Certes, la réforme personnelle et l’annonce de malheurs publics sont présents, des images de dévotion sont transposées. Mais le troisième secret clôt le temps de manière spécifique. Après la persécution athée dont souffre « l’évêque en blanc », demeure un temps pour l’Église, dont le contenu n’est pas déterminé. Le secret, dans son appréhension hiérarchique, soutient la politique papale de la « civilisation de l’amour », laissant au centre romain la maîtrise de l’action et de son rythme [1]. A contrario, les autres prophéties ferment le temps : le Jugement, dans son sens de sanction et de grâce, arrive et ne peut qu’être retardé, mais non détourné. La révélation du secret s’inscrit donc dans le cadre du Jubilé : une époque est révolue, un autre millénaire débute, celui d’une expansion de l’Église qui retrouvera sa position sociale. Il faut donc faire pénitence et se convertir, comme y appelle Fatima, comme le veut la tradition jubilaire, pour que s’actualise la Rédemption et que l’immersion dans le baptême originel, d’eau et d’Esprit, reproduit par celui de sang (les persécutions du XXe siècle), marque le présent d’un sceau qui se déploiera dans le futur.

Bref, Fatima est une des structures latentes du pontificat de Jean-Paul II. Le pape lut le secret après la tentative d’attentat de 1981. Il fit faire une première consécration du monde au Cœur Immaculée de Marie la même année. Lors de l’Année Sainte, une nouvelle consécration, reconnue valide par sœur Lucia, eut lieu (1984). Ce qui devient les JMJ est alors lancé, tandis que des synodes continentaux sont organisés en parallèle du Jubilé annoncé en 1995. Et l’année jubilaire voit la révélation du secret.

D’aucuns verront peut-être dans les particularités de Fatima l’humour du Bon Dieu. L’historien se contentera de relever l’originalité et la continuité : il n’y a pas de catholicisme sans pape, il n’y a plus de catholicisme sans pape prophète, et le catholicisme demeure vainqueur du monde moderne.

Sources :

Frère Michel de la Sainte-Trinité, Toute la vérité sur Fatima, Saint-Parres-lès-Vaudes, 3 vol., 1983-1985 ;

M. Dem, Le troisième secret de Fatima, Éditions du Rocher, 1994 ;

www.webcom.com/enddays/enddays
www.perso.infonie.fr/saura
www.fatima.org
www.members.aol.com/NDFATIMA/secret.html

www.vatican.va/roman_curia/rc_con-cfaith_doc-0000626_message-fatima_fr.html

Orientation bibliographique :

P. Airiau, L’Église et l’Apocalypse du XIXe siècle à nos jours, Paris, Berg International, 2000 ;

J. Boufflet, P. Boutry, Un signe dans le ciel. Les apparitions de la Vierge, Paris, Grasset, 1999.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

[1] Voir la présentation officielle de Mgr Bertone, secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Golias, le magazine « tendre et grincant » des catholiques intégrés à la modernité, rageusement antiwojtyliens, ne s’y est pas trompé, qui a mis en accusation cette révélation et son instrumentalisation par Jean-Paul II ; voir par exemple la tribune de C. Terras et J. Molard dans Libération du 28/07/2000.

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