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Faut-il achever le carlisme ?

P. Michel Gitton

L’ancien aumônier d’étudiants qu’était le P. Charles aurait sans doute souri de ce titre qui sent le canular. Il aurait probablement dit que le carlisme, comme tous les mots en « isme », désignait sûrement une hérésie ou au moins une tendance sectaire, et qu’il fallait alors l’achever au sens de le détruire, le plus vite possible. Il aurait peut-être esquivé ainsi l’autre sens de la question : y a-t-il quelque chose dans les intuitions développées par lui qui devrait encore aboutir ? Y a-t-il en germe un courant de pensée, des méthodes distinctes à répandre ? Bref, y a-t-il un « grand dessein » du P. Charles, un plan de renouveau de l’Eglise, mal compris et non encore réalisé ?

Une des interrogations que ressentirent sans doute beaucoup de ceux qui l’approchèrent était celle de savoir où, après tout, il voulait en venir. Quand on l’avait entendu dans un Concile ou une réunion missionnaire développer la thèse des minorités agissantes, quand on avait suivi ses tentatives de rassembler des prêtres et futurs prêtres pour former avec eux, comme il disait, un « bataillon de la mort » fervent et soudé, au service de la réévangélisation, quand on avait senti passer le souffle d’un appel à la croisade dans une prédication de Chartres ou d’un pèlerinage à Rome, on a peine à penser que son horizon se soit limité à la tâche (écrasante au demeurant) de faire vivre les communautés dont il était chargé, et on ne pourra jamais croire que ces discours n’étaient bons qu’à enthousiasmer quelques potaches pour les inciter à s’engager. Et pourtant on peut constater qu’à chaque occasion qui s’est présentée de sortir de son cadre, malgré tout limité, de lancer un grand mouvement d’opinion, ou simplement de répondre à l’invitation de théologiens et d’hommes d’Eglise influents en prenant la responsabilité de fonder une association sacerdotale, il s’est (après réflexion) toujours dérobé. Les raisons invoquées furent multiples et toujours sérieuses, mais le fait est là : l’homme entre les mains de qui est passée une part appréciable de la jeunesse française et du jeune clergé, qui en a séduit beaucoup, beaucoup lancé dans l’action apostolique, intellectuelle, religieuse, jusqu’au bout n’a pas créé de communauté permanente, de famille spirituelle, et à cause de cela a donné l’impression de labourer la mer [1].

Ce n’est pas faute d’en avoir vu l’importance. Il était trop lucide sur les conditions de l’engagement dans l’Eglise pour croire que le zèle apostolique, éveillé par un, deux ou trois ans de vie active dans les mouvements étudiants, puisse normalement durer au-delà dans les organisations en place.

« Malheur à l’homme seul », aimait-il lancer, quand il voyait un jeune prêtre un peu trop imbu de son indépendance. L’idéal de la vie sacerdotale (et chrétienne tout court) ne lui paraissait pas le chacun-pour soi. La vie en communauté, il l’avait souhaitée dès son ordination, et son ministère à Malakoff. Tout au long de sa vie, il avait suscité des équipes à la fois laborieuses et priantes, dont celle des aumôniers du Centre Richelieu restera le modèle idéal, souvent rappelé. Il savait qu’à moins d’aliéner une part de son indépendance, d’accepter une autorité, de se lier durablement, il n’y aurait aucun fruit sérieux. Il le dit clairement dans les circulaires de fondation du groupe Résurrection en 1954, adressées aux anciens du « Centre », pour leur proposer un engagement durable [2]. Mais la même conviction anima d’autres tentatives à divers degrés, soit purement cléricales, soit engageant des laïcs. Nous sommes témoins que la même préoccupation restera vite, malgré les blessures et malgré les échecs, jusqu’au bout.

Pourtant, face à cette tendance de fond, une autre plus réaliste, plus séculière, pourrait-on dire, existait et amenait à la prudence. Le prêtre séculier (ici clairement distingué du religieux) y apparaissait comme ayant son indépendance, gérant ses biens, responsable des oeuvres dont il était chargé, n’ayant pas à partager durablement la vie des laïcs, même engagés, dont la vocation était autre. Dans cette optique, l’apostolat actif et conquérant, apanage des années estudiantines, devait céder la place pour les non-clercs à un engagement plus raisonnable, tenant compte de leur état de vie, et leur permettant de continuer à prier et à se former, dans diverses organisations d’Eglise. En ce cas, il avait conscience de travailler pour l’Eglise entière, laissant partir peu à peu du giron des éléments de grande valeur destinés à s’implanter ailleurs.

Prudence tactique, fruit de l’expérience, conviction de fond ? Le P. Charles s’est endormi avec son secret, et les tenants de l’une ou l’autre attitude ne pourront prétendre annexer son exemple sans tenir compte de ce paradoxe. Cela explique en grande partie l’énigme dont nous nous faisions l’écho plus haut. Si Mgr Charles n’a pas fondé de famille spirituelle, c’est parce qu’au moment même où il aurait pu le faire, il a senti en lui-même cette tension entre deux visions, l’une plus « religieuse », l’autre plus « séculière », et qu’il a renoncé à donner le primat à la première, malgré ce qui était, peut-être, son désir profond.

Mais cela même est une leçon. A l’heure des « communautés nouvelles », au moment où l’Eglise est habitée d’un bouillonnement de fondations qui rappelle le XVIIème ou le XIXème siècle, le P. Charles, par son retrait même, indique à quelle profondeur doit se situer une véritable fondation : ni dans l’attrait facile de liens humains qu’on est tenté de pérenniser sous un biais spirituel, ni dans l’entraînement d’un tourbillon d’activités, mais dans une écoute de Dieu et de sa volonté, pour attendre l’heure par lui fixée du renouveau de son Eglise.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Un parallèle éclairant pourrait être fait entre Mr Charles et don Giussani, inspirateur du mouvement italien Communionie e Liberazione.

[2] Un mémoire rend accessibles les documents essentiels sur cette tentative, qui devait tourner court et se transformer dans le projet d’une revue : voir S. Pruvot, La revue « Résurrection » 1954-1964. Mémoire DEA, IEP Paris, 1993.

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