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Fidèles à la prière

Histoire moderne de l’Office divin
Clément Pussiau

La Liturgie des Heures, encore récemment appelée « Office divin », a connu de nombreuses réformes aux cours des siècles, certaines sont d’ailleurs très récentes. Tout l’enjeu de ces transformations est de préserver la tradition apostolique et de rester fidèles au sacrifice de louange. Au cours de notre histoire, la Liturgie des Heures a connu bien des modifications, mais, dans ces événements parfois étonnants, on peut voir l’action de l’Esprit Saint qui guide l’Église vers une compréhension toujours renouvelée de son héritage.

Aux origines…

Au temps du Christ, la prière juive était issue d’un double rythme. Le premier était celui de la prière du Shemah [1] à deux moments de la journée (au lever et au coucher), se fondant sur la prescription du Deutéronome. Le second que l’on retrouve dans les livres de Daniel et de Judith est constitué de trois temps (matin, midi et soir) auxquels fut associée au IIe siècle la récitation de la Tefillah. On peut trouver une allusion à ce rythme dans le Psaume 54, 18 : « le soir et le matin et à midi, je me plains, je suis inquiet ; et Dieu a entendu ma voix ». Il semblerait que cette observance soit liée à la liturgie quotidienne du Temple : les sacrifices du matin et du soir (vers 15h) étaient accompagnés du chant des psaumes auquel participait un nombre plus ou moins grand de fidèles. La troisième prière serait quant à elle liée à la fermeture des portes du Temple.

Ces deux rythmes ont fini par se confondre et à l’époque du Nouveau Testament, l’usage des trois temps de prière s’est imposé. Les juifs pieux récitaient alors matin et soir le Shemah et la Tefillah, et uniquement la Tefillah lors du sacrifice de l’après midi. En plus de ces prières quotidiennes, à certains jours de jeûne ou de fête, d’autres temps de prière pouvaient s’ajouter. On peut noter que l’influence des psaumes, et particulièrement du Psaume 118 (le grand psaume de la Loi), était considérable. Ceux-ci faisaient l’objet d’enseignement et de méditation personnelle, plus que de récitation vocale. Ils entretenaient un idéal de prière plus fréquente et de méditation quasi constante de la Loi.

L’exemple de Jésus

Nous savons que Jésus se conformait aux usages religieux de son temps. On en trouve de très nombreuses traces dans les Écritures. Il fréquente la Synagogue (Lc 4,16 ; Mc 1, 21), Il est capable de citer le Shemah (Mc 12, 29-30) et de faire allusion à la prière de la neuvième heure (Lc 18, 9-14). On sait également qu’il prononce les bénédictions des repas à de nombreuses reprises (Mt 14, 19 ; 15, 36 ; 26, 26 et parall. ; Lc 24, 30), et également qu’il récitait les « hymnes » avec ses disciples (Mt 26, 30 et parall.). Suivant son exemple, les disciples continuent après sa mort à fréquenter assidument le Temple (Lc 1, 9-22 ; 24, 53 ; Ac 2, 46 ; 5, 42 ; 21, 27) notamment pour la prière de la neuvième heure (Ac 3, 1).

Mais la vie de prière du Christ déborde largement la coutume générale. Plusieurs fois il se dérobe à la foule pour prier (Mc 1, 35-36 ; 6, 46 ; Lc 5, 16) et on le voit même prier la nuit (Mt 14, 23 ; Lc 6,12). Sa prière devient encore plus frappante à la fin de sa vie terrestre (Jn 12, 27 et ss ; 17, 1-26 ; Mt 26, 36-44 et parall. ; Lc 23, 34-46 ; Mt 27, 46 ; Mc 15,34), si bien que pour Jésus, tout ce qu’il vit rejoint la prière. Cette prière permanente était l’âme de son ministère messianique et de l’aboutissement pascal de celui-ci [2].

L’exemple de Jésus en prière, dont les apôtres ont été témoins (Lc 9,18 ; 9, 28-29 ; 11, 2), les a conduits à garder les temps des prières juives tout en y mettent l’esprit nouveau apporté par Jésus. Ainsi, la Didachè prescrit la prière trois fois par jour et remplace les formules juives par la récitation du Pater. Tout comme Jésus, les disciples se mettent à prier à des heures inhabituelles pour les juifs (Ac 10, 9), et notamment la nuit (Ac 12, 5-12 ; 16, 25 ; 20, 7-11).

Il faut dire que c’est son propre exemple que Jésus propose, lorsqu’il demande à ses disciples de veiller et de prier. Au-delà même de son invitation pressante adressée aux témoins de son agonie pour qu’ils partagent sa veille douloureuse et qu’ils se prémunissent contre la tentation (Mc 14, 38 ; Mt 26, 41 ; Lc 22, 40-46) ; Jésus veut que la prière des disciples soit un signe de l’attente eschatologique, attente du Maître au milieu de la nuit, pour être prêt quand il viendra (Lc 21, 36 ; Mc 13, 33).

La prière de la communauté des disciples

La communauté apostolique cherche donc à atteindre l’idéal de la prière incessante proposé par le Christ (Lc 18, 1). La nouveauté de ce comportement se trouve dans les deux exigences auxquelles la prière chrétienne doit répondre. D’une part, la prière doit être unanime (Ac 1, 14 ; 2, 46 ; 4, 24 ; 4, 32 ; Rm 15,6), c’est-à-dire que c’est d’un seul cœur et d’une seule âme que les chrétiens s’adressent à Dieu et, d’autre part, elle doit être assidue, persévérante (Ac 1, 14 ; 2, 42 ; Rm 12, 12 ; Col 4, 2 ; Ep 6, 18 ; 1 Th 5, 17 ; 1 Th 3, 10 ; 2 Th 1, 11). C’est un programme spirituel dont les âmes chrétiennes chercheront toujours à se rapprocher.

Paul VI, renouant avec cette tradition antique, écrivait dans Laudis canticum :

La liturgie des Heures s’est développée progressivement jusqu’à devenir la prière de l’Église locale. Dans des lieux et des moments déterminés, elle est alors devenue, sous la présidence du prêtre, comme le complément nécessaire de tout le culte divin exprimé dans le sacrifice eucharistique pour imprégner toutes les heures de la vie des hommes.

Et il concluait :

L’Office étant la prière du Peuple de Dieu tout entier, il a été disposé de manière que puisse y participer non seulement les clercs, mais aussi les religieux et les laïcs.

Il va ainsi contre la coutume de réserver l’Office aux clercs et aux moines, les laïcs ayant pour eux des dévotions plus simples (le chapelet par exemple). Ceci n’a jamais été une règle, mais paraissait encore évident à Pie XII dans l’Encyclique Mediator Dei (1947) : la Liturgie des Heures est un acte d’Église qui s’accomplit par les personnes députées pour cette mission.

Les conseils sur la prière hérités de plusieurs écrivains [3] insistent sur l’ininterruption de la prière et témoignent de l’intense ferveur spirituelle qui a marqué l’Église de la première moitié du IIIe siècle. Mais réaliser cet idéal de prière incessante demande que soient fixés des temps précis de prière. A l’usage répandu des prières de Tierce, Sexte et None (9h, 12h et 15h environ), Origène invite à ajouter une prière nocturne, se rattachant au verset 62 du Psaume 118 [4]. Tertullien, Cyprien et Hippolyte ajoutent deux autres moments : à l’aurore et au crépuscule pour les deux premier ou au lever et au coucher pour le troisième. Hippolyte ajoute encore deux autres moments : vers minuit et au chant du coq.

Des rendez-vous réguliers

A cette époque, c’est toute la communauté chrétienne qui est concernée par ces prescriptions. Ces temps de prière, loin d’être réservés à certains plus disponibles (ascètes, vierges ou veuves), s’adressent à tous ceux qui sont engagés dans les affaires de se monde et doivent donc s’en arracher pour prier un moment. Hippolyte dira à propos de la prière de minuit que, si la femme partage la foi de son mari, les époux doivent prier ensemble ; mais il demande, si elle n’est pas encore chrétienne, que le mari se retire dans une autre chambre, qu’il prie et revienne à son lit. Si presque tous les temps de prière ont fait simplement l’objet d’exhortations et de recommandation, les temps de prières du matin et du soir sont proposés comme obligatoires, sans doute à cause de la tradition juive et parce qu’ils sont déjà entrés dans les mœurs.

On observe qu’en plus de ces temps de prière quotidienne, il en existe qui sont plus ponctuels. Ceux-ci prennent les formes de l’agape, des vigiles (dont certaines durent la nuit entière), et certains jours d’une instruction de la parole qui presse les fidèles à venir à l’assemblée. C’est donc essentiellement la réunion dominicale autour de l’eucharistie qui rassemble les fidèles, les autres temps de prière s’observant individuellement ou en famille. Ils créent cependant une communauté invisible lorsqu’ils font prier tous les fidèles aux mêmes moments.

C’est à la fin des persécutions, avec le développement des édifices du culte que pourront se manifester de manière extérieure ces rythmes de prière.

C’est donc au cours du IVe siècle, grâce à la paix de l’Église que la vie liturgique va pouvoir se développer. Des lieux de culte sont construits, des pèlerinages se mettent en place et surtout l’ascèse connait un essor remarquable. La prière des heures devient donc communautaire et s’organise un peu partout sous deux formes : l’office cathédral, prière du peuple chrétien autour de l’évêque et de ses prêtres, et la prière monastique qui est celle des moines et des ascètes [5].

En ce qui concerne la prière cathédrale, au moins à partir du IVe siècle, les témoignages abondent pour mentionner ou décrire ces assemblées quotidiennes. Saint Jean Chrysostome instruisant ses néophytes, les avertit qu’elles font partie nécessaire de la journée d’un chrétien. Les conciles espagnols et gaulois des Ve et VIe siècles légifèrent souvent pour en fixer le détail ou en recommander la fréquentation. Ce sont en effet des réunions populaires : les fidèles chantent les psaumes du matin et les psaumes du soir, toujours identiques et qu’ils savent par cœur. A ces psaumes s’ajoutent, surtout le matin, des cantiques bibliques ou même non bibliques. Dans certaines Églises, il y a une prédication presque quotidienne et la cérémonie se conclut par des intercessions et une collecte prononcée par l’évêque ou un prêtre.

De façon plus ou moins fréquente, des veillées ou assemblées nocturnes s’ajoutent à ces offices quotidiens : vigiles à Pâques, Noël, l’Épiphanie, la Pentecôte, au cours desquelles lectures, chants et prières se succèdent pour terminer par une messe. Dans certaines Églises, c’est tous les dimanches et parfois le vendredi. Les veillées les plus populaires sont celles des anniversaires des martyrs, célébrées auprès de leur tombeau.

L’amour du peuple chrétien pour l’office divin jusqu’à la fin du Moyen Age et après est une réalité. On peut noter par exemple l’engouement pour les « grandes O » de l’Avent qu’on répète avant et après le Gloria Patri ou les fidèles qui se lèvent de nuit pour accompagner le chant de matines à Notre-Dame de Paris. Cette piété est telle que régulièrement des problèmes apparaissent. Les antiennes en ton « IV B » ne peuvent pas être supprimées, car trop populaires ; les fidèles chantent les offices en même temps que les chanoines au point de les gêner. L’interdit jeté par l’évêque sur une église et la population qui la fréquente, empêchant par cela la célébration solennelle de l’Office divin, constitue une réelle punition. L’attention accordée durant toute cette période à l’Office divin se traduit donc dans la piété populaire, mais également dans les églises par l’importance des stalles qui constituent l’élément le plus important. Elles occupent la moitié de la nef et ce, même dans les églises franciscaines, comme on le voit par exemple dans celle des Frari à Venise.

La prière des moines

Durant la même période, parallèlement à cet office cathédral, l’office monastique se développe. Alors que certains chrétiens, consacrés au Seigneur dans l’ascèse et la prière, restent dans la ville et organisent leur prière dans l’église locale, d’autres se retirent au désert, dans des monastères, à l’intérieur desquels ils aménagent un lieu de prière. Pour les aider à observer le précepte de la prière incessante, ils obéissent à une règle comme par exemple celles de saint Pacôme en Égypte, de saint Basile en Asie mineure ou de saint Benoît en Occident. Ils réalisent chacun cet idéal selon leur propre tradition : à l’exception du monachisme pacômien dont les moines ne se retrouvent que deux fois par jour, toutes les familles monastiques se retrouvent en communauté pour les heures de prière déjà recommandées au IIIe siècle (prières du matin et du soir, celles des troisième, sixième et neuvième heures, prières nocturnes prolongées, veillées pour certaines fêtes).

Deux nouveaux temps de prière apparaissent dans ces usages monastiques : la récitation du psaume 90 au moment du coucher (completa ou completorium) et celle de la première heure (Prime), instituée selon Cassien, par les moines de Bethléem vers la fin du IVe siècle pour éviter que les moines paresseux, après la prière de l’aurore, ne se recouchent jusqu’à la troisième heure. Prime, bien qu’elle n’évoque aucun souvenir biblique et qu’elle constitue un doublet par rapport au matutinum, s’est maintenue jusqu’à nos jours parce qu’elle avait été adoptée par les législateurs monastiques d’Italie et de Provence et parce que s’y sont ajoutés, à l’époque carolingienne, la récitation du martyrologe et « l’office du chapitre ».

Il ne faudrait pas penser que ces deux schémas d’office (monastique et cathédral) s’opposent. Ils ont été considérés comme complémentaires et le demeurent. Même s’ils obéissent à des structures un peu différentes, la distinction n’a pas toujours été aussi nette. Bien des Règles monastiques ont adopté la prière du matin et celle du soir des églises séculières, soit que celles-ci s’ajoutent à une station psalmique proprement monastique ou bien constituent des temps de prière distincts, soit que l’on suive simplement, pour ces heures, le seul usage séculier. De même, le dimanche et aux jours de fête, à une vigile spécifiquement monastique peut se joindre une autre vigile de type cathédral.

Cette union s’est faite tout naturellement dans les églises qui étaient fréquentées aussi bien par le peuple que par des ascètes ou moines habitant en ville, comme Rome ou Césarée. C’est ainsi qu’à Jérusalem, prières cathédrales et prières monastiques se succèdent dans la basilique de l’Anastasis. Cependant, les ascètes participent à l’assemblée du peuple autour de l’évêque, et des fidèles pieux reviennent volontiers à la prière des ascètes. A plus forte raison, lorsqu’autour d’un évêque comme Augustin ou Césaire d’Arles les prêtres mènent une vie commune, les fidèles sont invités de façon pressante à venir participer avec eux aux heures de prière non obligatoires, surtout dans les temps de supplication intense, comme le Carême.

Évolutions lourdes de conséquences

Deux tendances sont apparues au cours des siècles et ont quelque peu malmené l’idéal de la prière des heures. Soit l’horaire ou le contenu des heures s’est vu surchargé, soit leur référence au rythme naturel des jours et des nuits s’est estompée.

Pour atteindre l’idéal de la prière perpétuelle, les heures de prière instituées ne suffisent pas, car on ne peut pas ne pas travailler. Même les moines doivent gagner leur pain. Mais elles ont une vertu que saint Augustin a bien noté : « par les paroles que nous prononçons alors, nous nous avertissons nous-mêmes de reprendre nos élans et nous empêchons, par des reprises fréquentes, que ce qui est tiède ne se refroidisse et que la flamme religieuse ne finisse par s’éteindre en nous ». De nombreux ermites et certains monastères essaieront de pratiquer la laus perennis (la louange constante). Si certains (les acémètes, ceux qui ne dorment pas) iront jusqu’à prolonger les prières jusqu’à être à bout de force, d’autres préféreront se relayer par groupes dans l’oratoire pour y assurer une psalmodie perpétuelle.

Dans le même esprit, les moines hispaniques du XIe siècle ont considéré comme insuffisantes les heures de l’ordo cathedralisMatutinum et Vesperum – et les heures canoniques de Tierce, Sexte, None, Complies. Ils ont donc inventé des offices de manière à en obtenir un pour chaque heure du jour et de la nuit. C’est ainsi que l’on trouve les offices de Prima et secunda, Quarta et quinta, Septima et octava (liées deux par deux), Decima, undecima et duodecima (les trois ensemble), Ante completa, Post completa, Ante lectum, Ad medium noctis, Ordo peculiaris.

De même, une autre forme de surcharge de la Liturgie des Heures est apparue au Moyen Âge. L’addition quotidienne, ou du moins fréquente, de l’Office de la Vierge et de l’Office des défunts (certains ordres monastiques les ont conservés jusqu’à notre époque), et, à certains jours, des prières supplémentaires : psaumes de la pénitence, psaumes graduels, psalmi familiares, litanies de Saints, etc... rend difficile la pratique d’une activité sociale. Mais cette surcharge de l’Office divin a été associée à une autre tendance, encore plus étonnante.

Progressivement c’est la vérité des heures qui a été abandonnée. Dans la récitation commune, la rubrique Vesperae dicuntur ante comestionem (on dit les Vêpres avant la réfection), interprétée à rebours, conduisit en Carême, à anticiper les vêpres jusqu’avant midi, alors qu’à cette époque le jeûne s’imposait rigoureusement jusqu’à la nuit. Pour le même motif, sexte et none furent célébrées dans certains cas durant la matinée, la messe ne pouvant être célébrée ces jours-là qu’après none. Cette tendance affecta même le Triduum sacré. C’est ainsi qu’on a pu voir l’office des Ténèbres anticipé à la veille, peut-être pour faciliter la participation des fidèles. Mais c’est ainsi toute la succession des souvenirs de la Passion qui a été perturbée, si bien qu’à l’heure du soir, on chantait les Laudes, office de l’aurore. On pourrait se dire que les clercs, n’habitant pas toujours auprès de l’église dans laquelle ils devaient s’acquitter de l’obligation chorale, ont sans doute contribué au blocage des Heures sans égard à leur signification ; mais le même défaut se vérifiait dans les monastères et couvents.

La récitation privée ne fut pas préservée de cette tendance. Même si certains se sont servi du principe louable « Dieu premier servi » pour justifier leur conduite, le XIXe siècle et la première moitié du XXe ont vu des prêtres s’acquitter dès le début de l’après-midi de l’office nocturne des Matines et des Laudes du lendemain, et solliciter le privilège de célébrer Vêpres et Complies avant midi ! On a par ailleurs l’exemple du cardinal de Richelieu, perpétuellement occupé par les affaires de l’État, qui consacrait, paraît-il, un soir sur deux, entre onze heures du soir et une heure du matin, à s’acquitter d’un seul trait des offices de deux jours. Mais plus communément, trop de prêtres se retrouvaient, tard dans la soirée, à dire Jam lucis orto sidere. Mais ne rions pas trop de cette fidélité héroïque à la charge reçue de prier pour tout le peuple chrétien.

Remarquons que, depuis au moins la fin du XVIe siècle, le besoin de prier au rythme des heures, qui ne recevait plus de la liturgie sa satisfaction, a cherché à s’exprimer autrement, et ceci de façon populaire, particulièrement par la coutume de l’Angélus ou Ave Maria, annoncé par les cloches trois fois le jour, à l’aurore, à midi et au crépuscule.

L’Office réservé aux clercs et aux moines de chœur

La déconnexion entre la nef et le chœur, entre les chanoines (ou les moines) chargés de la prière et les fidèles qui y assistent par dévotion, se marque jusque dans l’espace des églises. A la fin du Moyen Âge et pour des raisons surtout pratiques, on dresse des jubés pour clôturer le chœur et protéger les chanoines et autres religieux de l’agitation et du froid qui règnent dans les grandes églises. Même si cela n’empêche pas une certaine communication, au moins sonore, c’est un barrage symbolique qui ne sera souvent aboli que dans l’ambiance de la Réforme catholique du XVIe siècle.

Même les convers, dans les monastères, étaient laissés à l’écart de la célébration de l’office, car jugés inaptes à réciter les psalmodies ; des offices de remplacement et surtout le chapelet leur étaient destinés. L’Office, demandait de connaître par cœur l’ensemble du psautier pour pouvoir y participer activement. Si cette connaissance était imposée aux moines de chœur, le peuple pouvait user de livres. Mais ceux-ci étaient particulièrement coûteux : les livres d’heures sont souvent des trésors de miniatures et de calligraphie, que seuls des prélats ou de grands seigneurs pouvaient se procurer. Avec l’invention de l’imprimerie et l’usage de rendre plus claires les églises, la lecture progressera ainsi que la possibilité de suivre les offices. Il ne faut pas exagérer la difficulté créée par l’usage du latin. Sans doute, l’office est plus difficile à suivre que la messe, car celle-ci a l’avantage d’une plus grande fixité, grâce aux chants et prières de l’ordinaire, mais ce qu’on aime plus que tout, ce sont les antiennes plus faciles à mémoriser (au moins certaines : qu’on pense au Salve Regina qui est d’abord une antienne du 15 août !) et les hymnes (comme le Vexilla Regis que les paysans vendéens chantaient en montant à l’assaut des canons).

Évolutions de la piété

Cela n’empêchait pas, encore une fois, l’Office d’être très populaire jusqu’à la fin du Moyen Âge et même ensuite, car c’est tout autant un spectacle qu’une récitation. Le développement de la liturgie chorale, avec le faste, l’intervention de nombreux célébrants, la beauté des ornements, faisait de ces offices des fêtes qui ravissaient le cœur de nos pères.

L’évolution de la piété qui, à partir des temps modernes, concentre toute l’attention sur la messe, sur l’adoration, et, d’un autre point de vue, met en valeur la prédication, entraîne un certain recul de l’Office. Cela se vérifie surtout avec les ordres nouveaux. La désaffection de l’Office s’observait déjà chez les Dominicains, qui, tout en ayant les observances des chanoines, disaient leurs offices avec une certaine rapidité et pouvaient en être dispensés pour la mission. De manière extrême, les Jésuites sont les premiers religieux de vœux solennels à être complètement dispensés du chœur.

Cette situation aboutit à une relativisation assez générale de l’Office (d’où l’habitude, là où il y a des religieux « astreints au chœur » de construire les stalles derrière le maître-autel, pour qu’ils puissent faire leur affaire sans gêner l’assistance !). La dispersion des chapitres et des monastères par la Révolution française n’a été possible que par suite d’une réelle désaffection des fidèles et des religieux eux-mêmes à l’égard de l’office. La restauration du culte avec Napoléon au moment du Concordat ignore complètement religieux et chanoines (sauf les chanoines des cathédrales obligatoires pour le fonctionnement du diocèse). « Des curés, rien que des curés » avait demandé Napoléon. L’Office divin devient la prière privée des prêtres chargés de paroisse. Seuls quelques ordres religieux qui se reconstituaient (comme les Bénédictins avec Dom Guéranger) reprirent l’office au chœur, à l’étonnement général. Pourtant en plein XIXe siècle, certaines églises essayaient de retrouver une vie liturgique intégrant l’office dans leur programme. C’est que, malgré les difficultés et les barrières, le désir de la prière est resté vif chez les chrétiens, qui sentent plus ou moins confusément qu’il y a là une richesse. Lors des synodes locaux, il arrivait qu’ils soient encouragés à y assister et même parfois obligés pour certains jours de fête. Jusqu’au début du siècle dernier et parfois encore dans certaines paroisses, tous les fidèles connaissaient la célébration des Vêpres du dimanche et des fêtes, ainsi que l’office des Ténèbres des Jours Saints. Le nombre des fidèles à ces offices était parfois considérable, même si leur participation active était limitée à quelques chants connus et bien qu’ils n’aient pas toujours reçu une catéchèse sur les textes qu’ils entendaient.

La longueur de l’Office divin, qui n’était pas tellement ressentie quand l’Office était chanté au chœur comme un service à part entière, devint un problème pour les prêtres de paroisses accablés de tâches pastorales et pour qui le pensum divini officii devint un fardeau supplémentaire difficilement supportable. D’où les tentatives de réforme (Dom Guéranger fut lui-même consulté, mais, en bon bénédictin, recommanda de ne rien changer) qui aboutirent avec saint Pie X (lui-même ancien curé) par la refonte de l’Office dans le sens d’une réduction du nombre des psaumes aux matines. Le même souci dicta la réforme de l’Office divin entreprise à la suite du Concile Vatican II avec un résultat beaucoup plus radical. On passa ainsi de douze psaumes à neuf, puis à trois !

Vers un renouveau ?

C’est par les abbayes bénédictines, au début du XXe siècle, qu’un mouvement liturgique a fait redécouvrir la prière des Heures. Si celui-ci s’adressait initialement à une élite cultivée, des groupes de jeunesse ont également été conquis. C’est ainsi que ça et là se diffusaient des livrets contenant quelques offices, comme Prime, Complies, ou Vêpres.

Plusieurs papes ont voulu, au cours du XXe siècle, faire œuvre de réformateurs. Le bienheureux pape Jean XXIII dans le Codex rubricarum posait comme principe :

Les Heures canoniques de l’office divin ont pour but, par leur établissement et leur structure, de sanctifier les diverses heures du jour naturel. Il importe donc, pour sanctifier véritablement la journée comme pour réciter les Heures avec fruit spirituel, que l’on observe dans leur acquittement le temps qui se rapproche le plus du temps véritable de chaque Heure canonique.

Le Concile Vatican II insiste également sur la vérité des heures de l’Office divin dans sa Constitution sur la liturgie :

L’office divin, d’après l’antique tradition chrétienne, est constitué de telle façon que tout le déroulement du jour et de la nuit soit consacré par la louange de Dieu. Puisque la sanctification de la journée est la fin de l’office, le cours traditionnel des Heures sera restauré de telle façon que les Heures retrouveront la vérité du temps, dans la mesure du possible…

Mais le Concile a voulu aussi « qu’il soit tenu compte des conditions de la vie présente, surtout pour ceux qui s’appliquent aux œuvres de l’apostolat ». Aussi a-t-il pris un certain nombre de décisions destinées à rendre réalisable dans les circonstances modernes l’idéal de la prière traditionnelle.

Grâce à la réforme de l’office divin, telle que l’a voulue le Concile Vatican II dans sa Constitution Sacrosanctum Concilium, et telle qu’elle a été réalisée dans la Liturgia Horarum promulguée par la Constitution Laudis canticum de Paul VI, les difficultés pratiques qui écartaient les fidèles de la participation à la Liturgie des Heures ont été supprimées. Les offices ont été allégés, rendus plus limpides dans leur déroulement, susceptibles d’être célébrés dans la langue maternelle. Désormais, l’office est à la portée de tous.

Si l’idéal de la prière perpétuelle est loin d’être accompli individuellement, la Liturgie des Heures est la prière du peuple chrétien. « La Liturgie des Heures, pas plus que les autres actes liturgiques, n’est une action privée : elle concerne tout le Corps de l’Église, elle le manifeste et elle l’affecte tout entier ». C’est donc toute l’Église, Corps du Christ qui est perpétuellement en prière.

Ainsi, elle atteint son maximum de clarté quand elle est célébrée par l’Église particulière. De l’Église particulière jusqu’à la famille, « quand les fidèles sont convoqués et se rassemblent pour la Liturgie des Heures en unissant leurs cœurs et leurs voix, ils manifestent l’Église qui célèbre le mystère du Christ ». D’où l’exhortation qui est faite aux pasteurs d’organiser cette prière commune, d’y inviter les fidèles et de les former par la catéchèse pour qu’ils puissent participer avec fruit aux Heures principales, surtout les dimanches et les fêtes, que ce soit dans un cadre paroissial, dans les communautés, les maisons religieuses, lors de sessions, exercices spirituels, congrès de pastorale ou autre. Prière de l’Église, cette Liturgie le demeure lorsqu’elle est accomplie par celui, même laïc, qui ne peut prendre part à la célébration en commun : tous les chrétiens en reçoivent « un seul cœur et une seule âme ».

Clément Pussiau, étudiant en psychologie sociale, président du mouvement Résurrection.

[1] « Ecoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, lui seul : tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » (Dt 6,4).

[2] Institutio generalis de Liturgia Horarum, traduction de A.M. Roguet dans Liturgie des Heures, t. I, 1980.

[3] La VIIe Stromate de Clément d’Alexandrie, le De oratione et le De ieiunio de Tertullien, la Tradition apostolique d’Hippolyte de Rome, le traité De la prière d’Origène et le De oratione dominica de saint Cyprien.

[4] « Au milieu de la nuit, je me lève et je te rends grâce pour tes justes décisions » (Ps 118, 62).

[5] Voir l’article de M. Gabarrou dans ce numéro.

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