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Fils de lumière ou suppôt des ténèbres ?

Paul Airiau

S’il ne fut pas une sensation lors de sa parution, Le Mystère pascal n’en fut pas moins un événement [1]. Non pas qu’il soit original : il est absolument traditionnel – son contenu n’est que l’explicitation théologique de la liturgie du Triduum pascal. Mais cette tradition est nouvelle, en 1945, car certains des milieux romains sont plus que suspicieux au sortir de la guerre face aux « nouveautés », liturgiques et théologiques, qui délaissent les scolastiques thomistes au profit des pensées patristiques. D’où la nécessité, pour le P. Bouyer, de protéger son œuvre par des notes, ensuite expurgées dans les éditions de poche [2].

Du sein de cette lecture théologique de la liturgie jaillit une insistance forte et marquante sur le combat spirituel, sur le conflit à mort entre Dieu et Satan dans lequel les baptisés sont enrôlés. Ici aussi surgit, de la tradition la plus ancienne, de la tradition évangélique, une nouveauté puissante qui ne peut être ignorée, car elle remet en cause nombre de cadres de pensées et d’habitudes.

Le combat spirituel

Louis Bouyer s’attache d’abord à rappeler qu’un tiers s’est glissé dans les relations entre Dieu et l’homme. Satan a en effet ravi à Dieu sa Création : l’homme, en se refusant à son créateur, croyait obtenir son autonomie ; il n’a fait que tomber sous la dépendance d’un plus puissant que lui qui le maintient en esclavage. Précipité du Ciel par sa désobéissance, avec ses cohortes de compagnons, ce plus puissant que l’homme s’est établi dans le monde dont il devient le dieu : l’idolâtrie réalise cette perversion et enchaîne toujours davantage l’homme à son tyran par l’abandon de sa volonté. Aussi seul le Puissant, Dieu lui-même, peut délivrer l’homme et le monde de cet enchaînement mortifère et mortel. Ainsi, « tous les faits de ce monde ne sont que les moments d’un immense drame, d’un conflit surhumain, où les humains ne peuvent pas ne pas prendre parti. » (p. 223) La libération des puissances spirituelles de la mort, réalisée dans et par le Christ dans et par le combat de la Croix, est poursuivie par l’Église, corps du Libérateur, qui exorcise les créatures matérielles et spirituelles pour les rétablir dans la souveraineté divine. Une « armée rangée en bataille » (p. 161) s’avance donc pour, au nom et par les armes du Christ, la Croix, et en Lui, restaurer toutes choses dans la gloire de Dieu en les guérissant, et, dans le même mouvement qu’elle chasse l’esprit du mal des créatures, elle y infuse l’Esprit du Christ qui vivifie.

Chaque chrétien est donc engagé dans le combat de Dieu. « Athlète spirituel » (p. 218), oint pour pouvoir lutter et échapper à Satan qui veut le ressaisir, il est en même temps restauré dans sa dignité royale afin d’user de la force matérielle pour contenir les assauts démoniaques usant de cette puissance « tombée entre ses mains depuis la chute » (p. 219) contre les sauvés. Combattant le bon combat, il possède des chants de guerre, les psaumes, qui tous prennent sens dans le Christ total, tête et membres, Époux et Épouse. Il reçoit aussi la Sagesse surnaturelle, pour ne pas se tromper de cible et ne jamais relâcher ses efforts. Bref, il fait partie du « peuple guerrier » (p. 47) constitué par Dieu à attendre un Messie, Roi vainqueur par son obéissance absolue à son Seigneur, par son sacrifice, par l’abandon de sa volonté propre à celle de son Maître. Le chrétien avance donc d’ « un pas assuré » (p. 223) car sa mort sera sa glorification, plongé qu’il est dans le Christ [3].

Une position originale

Le Mystère pascal tranche par rapport à la production spirituelle de son temps. Ce n’est pas que celle-ci soit indigente : un véritable renouveau spirituel se manifeste depuis une bonne quarantaine d’années dans le catholicisme, dont le moindre représentant n’est pas Thérèse Martin, au succès fulgurant et aidé par la hiérarchie – puisqu’elle est canonisée en vingt-cinq ans. A ses côtés, il faut placer Dom Chautard, abbé cistercien de Sept-Fons et auteur du « manuel » apostolique des militants d’Action catholique du second quart du XXe siècle, L’Âme de tout apostolat ; et l’abbé bénédictin de Maredsous, Dom Marmion, dont Le Christ, vie de l’âme, est suivi de deux autres succès. Cette floraison spirituelle est christocentrique : la relation personnelle et cordiale entre le baptisé et celui qui le plonge dans sa mort permet l’accroissement du nombre des fils de Dieu et l’achèvement de l’économie divine. Mais de combat spirituel, point de trace, ou en tout cas, une place qui n’est pas centrale. Il demeure quasiment absent chez Dom Chautard, et fort en retrait, sous la forme de la résistance aux tentations, chez Dom Marmion [4]. Un des seuls auteurs à prendre en compte le rôle de Satan et l’immersion de l’homme dans un combat cosmique pour l’empire de la Création est Romano Guardini, dans Le Seigneur. Mais son ouvrage ne paraît en français qu’en 1945, et la place faite à l’ennemi demeure, dans la perspective de l’ouvrage, une contemplation du Christ dans son opposition messianique au démon [5]. Par ailleurs, la « théologie diabolique » évacue la question du combat spirituel. Elle a davantage tendance à se pencher sur des aspects théologiques ou psychiatriques. Le numéro des Études carmélitaines de 1948 consacré à Satan en est une expression patente. On trouve des positions comparables chez Mgr Christiani, et le volume de la collection catholique dirigée par Daniel-Rops « Je sais-Je crois », s’il met en avant la vie chrétienne comme combat spirituel, n’en fait pas sa ligne d’attaque [6].

Si Satan est absent de la littérature spirituelle, il est présent dans un catholicisme qualifié très rapidement d’ « intégriste », marginalisé mais pesant encore un poids important dans les années 1945-1955. Mais ce sont les traductions temporelles du combat spirituel qui retiennent son attention, et non le combat lui-même : Dieu, qui a sauvé le monde par le Christ, est attaqué par Satan, qui entend conserver son empire sur le monde en mettant en place des structures socio-politiques à même d’empêcher la diffusion du salut. Il semble que le combat entre Dieu et Satan n’ait pour objectif que la restauration par Dieu de son ordre initial, tant surnaturel que naturel, afin que le salut puisse se répandre le plus possible. La Cité catholique, fondée en 1949 par Jean Ousset et Jean Masson, et dont le manuel Pour qu’Il règne paraît en 1959, traduit bien ce choix :

[…] les attaques de l’enfer auront, d’abord, pour but l’humanité en général, en tant que privilégiée de l’Amour divin, l’ordre chrétien ensuite, plus strictement envisagé, l’Église Catholique enfin, plus directement vulnérable en ses membres […] les prêtres surtout […] parce qu’ils sont les hommes de la Messe […] renouvellement de ce sacrifice du Calvaire par lequel, l’humanité étant réconciliée avec Dieu, l’ordre initial se trouve rétabli ainsi par une union nouvelle, en quelque sorte, du naturel et du surnaturel […]
Que tout soit ordonné, ici-bas, pour que les mérites de la Messe puissent se répandre le plus abondamment, le plus totalement sur le plus grand nombre possible, et, pour cela, faire en sorte que tout soit mis en œuvre, directement ou indirectement, surnaturellement ou naturellement, afin que le plus grand nombre possible soit mieux préparé à cueillir, goûter, rechercher ces fruits de salut universel plus universellement dispensés…, n’est-ce pas là, en vérité, les raisons suprêmes de l’ordre universel et, donc, la première justice ? But de tous les efforts de l’Église […] [et], quoique indirectement recherché, du pouvoir civil lui-même et de ses institutions […] de ce minimum […] de bien-être […], de cette défense des bonnes mœurs […] de cette paix […] entre les individus, les classes ou les nations […] [7]

Face à de telles positions, il ne s’agit pas de nier le rôle mauvais, dénoncé par le Magistère, des « structures de péché », ces formes de l’organisation sociale qui, soit parce qu’elles conduisent au péché, soit parce qu’elles légitiment le péché, soit parce qu’elles créent des situations telles que l’homme peut se retourner contre Dieu et l’accuser, sont mauvaises [8]. Il faut souligner aussi que la primauté du combat temporel, au nom du spirituel, s’affirme ici : c’est une position maurrassienne catholique qui est défendue, la primauté de l’action politique, non pas dans l’ordre des fins ; mais dans l’ordre des moyens. La sainteté est posée avec force comme l’unique nécessaire, mais est aussi présentée comme un moyen de la lutte contre les structures sociales peccamineuses. Et, comme unique nécessaire, elle n’est pas donnée comme un combat spirituel contre Satan [9]. Une telle attitude néglige donc la primauté de la conversion des non-catholiques, seul moyen, dans l’état actuel des choses, de pouvoir un jour rendre conforme l’ordre social à la loi naturelle – subvertir, d’une certaine manière, la loi de la majorité, ou plus exactement, la faire jouer au profit du catholicisme, comme le proposait déjà Léon XIII en 1892 lors du Ralliement [10].

Par ailleurs, les positions de la Cité catholique l’amènent à identifier précisément les camps en présence, à faire la liste des combattants, présentée comme invariable : le passage d’un camp à l’autre semble impossible. Les partis sont absolutisés : les troupes sataniques sont la Révolution, réalité protéiforme qui s’est imposée depuis deux cents ans mais préparée depuis bien avant. Un sens est donné à l’histoire, en plaquant de manière quelque peu artificielle une analyse d’une période précise, celle du XIXe siècle, voyant se développer les tendances anticléricales et antireligieuses, sur les siècles antérieurs. Le jeu des libertés, de la créativité de l’interaction des volontés, est gommé, oblitéré, occulté. Une telle lecture providentielle de l’histoire en vient à nier l’indétermination relative du déroulement de l’histoire.

Les deux Cités

De telles positions, intransigeantes (refusant le monde moderne issu de 1789), intégralistes (tout le catholicisme dans toute la vie) et apocalyptiques, ne sont pas originales dans le catholicisme français – Jean Ousset s’appuie sur de nombreux auteurs du XIXe et du XXe siècles, et il n’entend en rien innover [11]. Elles trouvent une partie de leurs racines dans une certaine lecture de la Cité de Dieu.

Saint Augustin, dans une perspective d’abord mystique, oppose deux cités remontant aux anges et animées par deux esprits différents : « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu. » Mais elles sont mêlées, « s’enlacent et se confondent dans le siècle jusqu’à ce que le dernier jugement les sépare. » Non seulement Augustin ne confond pas l’Église et la cité de Dieu, mais de plus il insiste sur le mouvement qui anime les relations entre les cités : la tension eschatologique traverse une histoire où rien n’est joué et où tout se décide déjà maintenant pour le dernier jour. Les deux cités ne seront vraiment réalisées que le jour du jugement, même si leur opposition remonte aux origines du monde [12]. A contrario, les intransigeants apocalyptiques ont une perspective mystique et réaliste : nommant les agents de la Cité du Mal, mettant en accusation des groupes qui construisent une société ennemie de Dieu, ils transposent et fixent dans le temporel une réalité qu’ils ne lisent plus au plan spirituel [13]. Ils durcissent les positions augustiniennes. Ainsi Mgr Gaume, dont le Traité du Saint-Esprit n’est pas simplement consacré à la troisième personne de la Trinité, mais est, comme le dit son sous-titre, « l’histoire générale des deux Esprits qui se disputent l’empire du monde et des deux Cités qu’ils ont formé », l’étude du combat cosmique de l’esprit du Bien et de celui du Mal, de leur opposition religieuse, sociale et politique [14].

La conversion semble ici impossible, le mouvement absent. Ne demeure qu’un drame presque manichéen [15]. La violence de la remise en cause des années 1789-1914 l’explique, ainsi qu’une tradition scripturaire et patristique où les hérétiques et les non-chrétiens étaient présentés nommément comme des suppôts de Satan. La polémique en rend aussi raison. Cependant les catholiques, et parmi les plus polémistes, croyaient à la possibilité de la conversion [16]. La rigidité de l’opposition laisse donc la place au mouvement, dont on en peut trouver certaines traces : Léon XIII, tout en publiant en 1884 l’encyclique Humanum genus contre la Franc-Maçonnerie, suspend pour un an les peines ecclésiastiques frappant ceux qui deviennent ou sont francs-maçons [17].

Les deux Étendards

La méditation sur les deux étendards de saint Ignace de Loyola est une autre racine de la translation du combat spirituel dans le temporel. Appartenant à la deuxième semaine des Exercices spirituels (destinée à amener l’exercitant à choisir le Christ et à le suivre), elle est située le quatrième jour et a pour but de savoir

en quel état [le Christ] veut se servir de nous. Ainsi, en guise d’introduction, [il faut voir] quel est le but poursuivi par le Christ notre Seigneur et, à l’inverse, quel est celui de l’ennemi de la nature humaine, et comment [il faut se] disposer pour arriver à la perfection en quelque état ou vie que Dieu notre Seigneur nous donnera de choisir. [18]

L’exercice consiste à voir l’action de Satan dans le monde qui tente les hommes à l’aide de démons par les richesses, l’honneur et l’orgueil, puis à voir comment le Christ invite ses disciples à vivre la pauvreté, l’opprobre et le mépris, et l’humilité. Enfin, il faut effectuer une série de colloques pour demander à être reçu sous l’étendard du Christ dans la pauvreté, les opprobres et le mépris. La méditation sur les trois hommes, qui suit celle des deux étendards, vise à apprendre à choisir Dieu contre les richesses. Ignace a donc avant tout un dessein spirituel, marqué par la volonté de choisir la vie évangélique, c’est à dire la pauvreté et l’humiliation au nom du Christ.

Les Exercices sont pour les papes de la fin du XIXe une arme antimoderne, à même de permettre aux catholiques de reconstituer la société malade, et sont recommandés avec insistance. Ils furent une des bases de la formation de la première génération de catholiques sociaux [19]. Au niveau littéraire, bien qu’ils ne soient pas une référence explicite, on en trouve des traces [20]. Ils sont surtout une des pratiques « intégristes » après la Seconde Guerre mondiale, notamment la méditation des deux étendards. Un lien très fort existait entre la Cité catholique et le Centre d’Exercices des Pères Coopérateurs Paroissiaux du Christ-Roi. Fondés par le P. François de Paule Vallet (1883-1947) en 1933 dans le diocèse de Valence, installés à Chabeuil, les CPCR organisaient des retraites d’hommes de cinq jours en se fondant sur les Exercices [21], utilisés comme élément du combat contre le monde moderne empire de Satan : le combat spirituel est transposé dans le temporel [22]. Il faut ajouter à ces orientations une relecture durcie des phrases christiques «  Que votre oui soit oui, et votre non soit non » et « Qui n’est pas avec moi est contre moi » [23], qui compose finalement un ensemble cohérent où le rôle du temps est évacué au profit d’une opposition frontale.

Haro sur la nouvelle chrétienté

Le P. Bouyer, qui insiste de manière exclusive sur le combat spirituel, est donc original dans le catholicisme français postérieur à la Seconde Guerre mondiale. Il n’est pas pour autant insensible à l’action satanique concrète. Ses relations avec la revue Dieu vivant, où l’hitlérisme est considéré comme satanique, où l’Apocalypse est la grille de lecture de la situation mondiale au sortir de la conflagration conclue par Auschwitz et Hiroshima, en témoignent. Par ses ouvrages et ses collaborations, il participe au courant eschatologique « pessimiste » qui se développe alors et n’a d’autre horizon que la Parousie [24]. Axant exclusivement sa réflexion sur la vie spirituelle, notamment monastique, il remet en cause une vision idéologisée de la nouvelle chrétienté, plus ou moins millénarisée par nombre de catholiques dans le conflit entre catholicisme, libéralisme et socialisme. En effet, la construction d’une société antilibérale et antisocialiste, antimoderne, autrement moderne car catholique, est la ligne de force de l’action catholique depuis l’avènement de la modernité à la fin du XVIIIe siècle. Un tel projet, dynamique et accompagné d’une indéniable efflorescence spirituelle, a plus ou moins identifié le règne éternel de Dieu dans sa création renouvelée avec l’emprise de l’Église catholique sur la société.

Le P. Bouyer se démarque très nettement des buts poursuivis par les intransigeants qui, par le combat temporel, veulent instaurer une société chrétienne, une nouvelle chrétienté, et dont l’objectif est temporel :

Par les Exercices Spirituels, rendre au laïcat le sens de sa responsabilité civique et l’engager vigoureusement dans l’œuvre d’une restauration sociale chrétienne effective. […] Ni en Espagne ni en Amérique latine, le Père Vallet n’avait trouvé une société gagnée si consciemment aux idées libérales et révolutionnaires comme l’était la nôtre ; nulle part ailleurs il n’avait rencontré de catholiques, voire de prêtres et d’évêques, aussi favorables à une évolution modernisante de l’Église, de sa constitution intime, de son dogme, de sa morale, de sa pastorale, de sa liturgie ; nulle part il n’avait trouvé autant de laïcs ayant renoncé purement et simplement à la “thèse” sociale chrétienne, ayant admis comme idéal l’hypothèse de la séparation totale des deux pouvoirs, et voyant dans la démocratie la véritable et seule forme politique possible du christianisme. […] En France, […] [l’œuvre] n’avait principalement pour but, dans la pensée de son fondateur, que la mobilisation des laïcs, rendus aptes à animer surnaturellement l’ordre temporel et à l’instaurer chrétiennement. La formation spirituelle, la formation doctrinale étaient donc totalement ordonnées à l’action. [25]

La transposition dans le domaine temporel d’une réalité avant tout spirituelle est réelle. Or le P. Bouyer provoque une libération de ces objectifs, non pas tant en soulignant l’importance fondamentale du plan spirituel, acceptée par les intransigeants, qu’en dénonçant l’erreur du monde moderne qui pense pouvoir être heureux naturellement car possédant sa nature propre [26] : il vise par là même, de manière détournée et subtile, une théologie de la nature qui pensait la possibilité d’une nature pure capable d’obtenir un bonheur purement naturel sans Dieu. Une telle conception était fort puissante dans les cercles théologiques néothomistes romains et intransigeants, et sa remise en cause par le P. de Lubac dans Surnaturel fut un des éléments du conflit entre « nouveaux théologiens » réformistes et thomistes scolastiques quels qu’ils soient [27]. Elle permettait en effet en partie l’action temporelle des chrétiens qui pouvait participer à l’essai d’obtention de la fin « naturelle » des sociétés en collaboration avec les non-chrétiens, tout en cherchant à orienter ces mêmes sociétés vers un ordre chrétien juste – reconnaissant le pouvoir directif de l’Église. Mais la finalité surnaturelle reconnue à l’action politique cédait la place à l’instauration d’un ordre social : le moyen devenait le but. En introduisant Satan dans les relations entre Dieu et les hommes, le P. Bouyer brise cette construction théologique : l’homme ne s’appartient pas, il appartient à Satan – aucun bonheur naturel n’est donc possible, seule la mort l’est. L’œuvre chrétienne mondaine a désormais pour objectif de supprimer les situations où Satan peut exercer sa domination, tuer spirituellement l’homme et le pousser contre Dieu. Il ne s’agit pas simplement d’établir la justice, un ordre juste qui permet à chacun de vivre décemment, mais de rejeter, de combattre et de dénoncer toutes les situations d’aliénation. L’attitude prophétique fonde l’attitude royale : la nouvelle chrétienté n’est qu’un moyen toujours lui même à juger prophétiquement.

Une anthropologie dynamique

En même temps, le Mystère pascal rejette une anthropologie rigide qui ne prend pas en compte les possibles évolutions spirituelles et qui fixe les camps. Il invite à une vision dynamique de la vie spirituelle, dans laquelle le changement, l’évolution, la conversion, sont toujours possibles. Ce dynamisme est le fruit d’une perception elle-même dynamique de l’être même des créatures, qu’il s’agisse des anges ou des hommes :

Dans tous les [esprits créés soit incorporels, soit engagés dans la matière], [la simplicité de l’être] coexiste nécessairement avec une certaine composition, et la vie est pour eux dans le mouvement, image proportionnée au néant d’où ils proviennent des immuables échanges de la Sainte Trinité qui constituent la vie divine. […] En refusant de s’abandonner aux communications ineffables du Père et du Fils dans l’Esprit Saint, [Satan et ses anges] ont paralysé en eux-mêmes cet élan qui faisait de leur vie simplement naturelle une image de la vie divine. […] Partout où leur règne s’établit, partout s’établit cette immobilité qui n’est pas celle des immuables échanges divins, mais la paralysie d’un être où tout échange a cessé. [28]

Le mouvement des créatures spirituelles est, d’une certaine manière, ce qui les fait être à l’image de Dieu. Il est l’acte par lequel ils sont remplis de Dieu et accomplis, dans la contemplation pour les anges, dans la divinisation pour les hommes. En poursuivant les réflexions du P. Bouyer, avec les visions de saint Grégoire de Nysse sur l’épectase, ce mouvement incessant par lequel l’homme saisi par Dieu s’enfonce en celui qui le possède sans fin – car Dieu est infini –il est possible de mieux comprendre la situation des bienheureux et des damnés, ainsi que celle des hommes combattant le bon combat. Le péché peut être analysé comme non seulement la paralysie, mais aussi la dissolution : « Aussitôt que l’âme, en croyant être à elle, n’a été qu’au néant d’où elle venait et où Satan la ramène, le mouvement a commencé de s’y éteindre, le corps a commencé de s’en séparer, et les éléments de ce corps de se dissoudre » (p. 165). Or cette dissolution est incessante : comment une créature pourrait-elle se défaire absolument pour retourner à son néant, pour disparaître, de ce qui a été fondé par Dieu même, de cet être donné sans repentance par son auteur ? Le pécheur s’engage donc dans une épectase inverse : il est une éponge où les trous croissent, pour prendre une image rapide. Et le damné (Satan, les anges rebelles) est celui qui est fixé dans son état de dissolution incessante : ses trous d’éponge croissent à jamais sans que jamais la matière de l’éponge disparaisse totalement. Il entre dans une asymptote vers moins l’infini (pour utiliser cette fois une image mathématique). À l’inverse, le bienheureux s’engage dans une croissance en Dieu : « Celui qui monte ne s’arrête jamais, allant de commencement en commencement, et le commencement des biens toujours plus grands n’a jamais de fin. Jamais le désir de celui qui progresse ne s’en tient au bien déjà connu : un autre désir, plus intense, puis un autre, encore plus profond, par la suite, poussent l’âme qui s’élève sans cesse sur la route de l’infini par des biens toujours supérieurs. » [29]

Or, pour les hommes non encore fixés, pour ceux qui sont dans le temps, dans l’histoire, dans le combat, la situation est loin d’être stable. L’homme passe incessamment d’une situation de paralysie au mouvement, du mouvement à la paralysie, et ce de manière hétérogène : le combat spirituel change sans cesse de lieu, sans cesse se déplace. Guerre napoléonienne permanente, Blitzkrieg, et l’enterrement dans les tranchées n’est que le début de la défaite : seul le mouvement vers Dieu peut sauver. Les attaques de Satan pour enkyster l’homme dans son péché changent sans cesse d’angle pour mieux détruire et déstabiliser – mais l’onction baptismale doit faire glisser les prises du lutteur démoniaque, pour autant qu’elle soit maintenue efficace par l’ouverture sacrificielle croissante à Dieu. Ainsi, si le combat est frontal, si l’opposition est radicale entre les Deux Étendards et les Deux Cités, c’est en chacun des chrétiens et des hommes que le combat se joue sans trêve, sans ligne de front fixe et définitive – d’où l’impossibilité de définir absolument des camps précis. Dans le temps qui nous reste, le salut est toujours possible – puisque ce temps est justement le temps de la patience de Dieu pour notre salut (2 P 8-10).

Le Mystère pascal restaure donc une conception du combat spirituel qui défaillait, transposée où elle n’aurait pas dû l’être. Surtout, il replace ce combat spirituel dans son lieu propre : la liturgie. C’est en effet dans la liturgie, dans cette action qui est le propre de l’Église, que la guerre se réalise, que les Deux Cités s’opposent, que les Deux Étendards sont dressés, les péans entonnés et les combats livrés. Et celui qui combat alors et qui triomphe, c’est le Christ total, afin que soit inclus en lui tout homme venu, vivant et à venir. Dans le temple de Dieu, les portes sont ouvertes et le demeurent pour toujours, car nul n’est exclu du banquet céleste offert par le Roi à ses fidèles sujets qui attendent et hâtent par leurs prières la venue du Jour du Seigneur. Satan est alors jeté dans le Tartare et livré aux abîmes de ténèbres jusqu’au jugement : car l’Eucharistie du Fils est le salut du monde.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

[1] Les citations seront tirées de L. Bouyer, Le mystère pascal (MP), Paris, Cerf, coll. Foi Vivante, 1965 – édition de poche de l’original paru en 1945 dans la collection Lex Orandi des Éditions du Cerf.

[2] Id., p. 7.

[3] Id., p. 32-48 ;152-167 ; 217-223.

[4] J.-B. Chautard, L’Âme de tout apostolat, Lyon, Paris, Dompierre-sur-Besbre, E. Vitte, P. Téqui, Abbaye de Sept-Fons, 13e éd., 1930, p. 268-281 donne des éléments sur la garde du cœur dans laquelle on peut voir une forme de combat spirituel ; C. Marmion, Le Christ, vie de l’âme, Braine-Le-Comte, Éditions de Maredsous, 1949 (1917), p. 205-227.

[5] R. Guardini, Le Seigneur, Paris, Éditions Alsatia, 1945, I, p. 128-136.

[6] « Satan », Études carmélitaines, 1948 (sur ce numéro, voir l’étude de E. Fouilloux, « Satan 1948 », Au cœur du XXe siècle religieux, Paris, Éditions Ouvrières, coll. Églises/sociétés, p. 259-275) ; Mgr L. Cristiani, Présence de Satan dans le monde moderne, Paris, France-Empire, 1959 ; N. Corte, Satan et nous, Paris, Fayard, coll. Je sais-Je crois, 1956.

[7] J. Ousset, Pour qu’Il règne, Bouère, Dominique Martin Morin, 1986 (1959), p. 125,127.

[8] Voir par exemple Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis ; voir aussi ce que nous écrivions déjà dans « Dieu a-t-il choisi la France ? », « Dieu et les nations », Résurrection, n° 64-65, p. 49-50 : « Dieu est socialement nécessaire, car sans lui l’homme n’est plus respecté, la vie est niée, la société assume mal ses déséquilibres et ses recompositions, les hommes souffrent, et le salut est mis en échec. […] l’absence de référence à la loi naturelle dans la vie sociale conduit à accepter socialement des situations qui peuvent créer ou créent des traumatismes ou des « mal-vivre » (le divorce par exemple, qui gêne la construction de la personnalité des enfants). Le salut apporté par le Christ est ainsi mis en échec, car des êtres humains souffrent : Satan triomphe, car il profite de la situation pour pousser l’homme à accuser Dieu, et pouvoir ensuite accuser l’homme devant Dieu. C’est au niveau du salut que se situe le vrai problème […]. Certes, la société essaie de pallier à ces souffrances, en posant des limites, en prenant en compte ceux qui peuvent souffrir. Mais il ne s’agit que de gérer au mieux les conséquences d’une situation qu’il n’est pas question de remettre en cause. »

[9] J. Ousset, id., p. 520-523.

[10] Voir ici aussi P. Airiau, « Dieu a-t-il choisi la France ? », art. cit., p. 44-45.

[11] La généalogie de la Révolution est en particulier un lieu des plus communs.

[12] LaCité de Dieu, XIV, 28 ; I, 35 – voir aussi X, 32 et XI, 1 (trad. L. Moreau revue par J.-C. Eslin, Paris, Seuil, coll. Points Sagesse, 1994, vol. 3, p. 191 ; vol. 1, p. 74-75). Pour une approche des deux cités, G. Bardy, « Introduction générale à la Cité de Dieu », La Cité de Dieu I-V, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, coll. Bibliothèque augustinienne, Œuvres de saint Augustin, p. 52-97 ; E. Gilson, « La cité de Dieu », Les métamorphoses de la Cité de Dieu, Paris, Louvain, Librairie philosophique J. Vrin, Publications de l’Université de Louvain, 1952, p. 37-74.

[13] Ce phénomène de stigmatisation, de causalité diabolique, de complot des ténèbres, n’est pas original et a marqué le XIXe siècle (L. Poliakov, La causalité diabolique, Paris, Calmann-Lévy, 1980).

[14] J.-J. Gaume, Traité du Saint-Esprit, Paris, Gaume Frères et J. Duprey, 1864. Voir aussi Dom P. Benoît, La Cité antichrétienne au XIXe siècle, Paris, Bruxelles, Genève, Société générale de librairie catholique, Victor Palmé, Société belge de librairie, Henri Trembley, 1887.

[15] Mgr Gaume, op. cit., t. 1, p. 58-62, s’appuie sur Augustin, La Cité de Dieu, XI, 33 et XIX, 27. Voir aussi t. 1 p. 245 sq : les risques de l’abandon de la Cité du bien sont présentés, mais pas la possibilité de quitter la Cité du mal. L’ouvrage faillit être mis à l’Index pour tendances manichéennes, et cela ne lui fut évité que sur l’intervention d’un cardinal de ses amis (D. Moulinet, Les classiques païens dans les collèges catholiques ? Le combat de Mgr Gaume(1802-1879), Paris, Cerf, Histoire religieuse de la France, 1995, note 20 p.380).

[16] Sur la manière dont Jean Bidegain, franc-maçon qui révéla l’affaire des fiches et se convertit au catholicisme, perçoit la conversion et sa difficulté, voir J. Bidegain, « Les ‘Boy-Scouts’ », Revue internationale des sociétés secrètes, 15/04/1912, p. 260-261.

[17] Dans l’instruction du Saint Office du 10 mai 1884 sur Humanum genus (« S. C. S. Off. instr. 10 maii 1884 », P. Gasparri, Codicis iuris canonici fontes, Roma, Typis Polyglottis Vaticanis, vol. IV, Curia romana S. C. S. Off., S. C. Ep. et Reg., n° 714-2055, 1926, p. 215-216) ; voir aussi Inimac vis, « Lettre de notre Saint-Père le pape Léon XIII aux archevêques et aux évêques d’Italie », Actes de Léon XII, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1937, t. III, p. 158-161 ; Œuvres pastorales et oratoires de Mgr Besson, 3e série 1883-1887, op. cit., pp. 128, 145-146, 149.

[18] Ignace de Loyola, Exercices spirituels, trad. du texte Autographe par E. Gueydan s. j. en collab., Paris, Desclée de Brouwer, Bellarmin, 1985, p. 92.

[19] Pie XI, Quadragesimo anno, Typis polyglottis Vaticanis, 1931, p.47-48 ; A. de Mun, Ma vocation sociale, souvenirs de la Fondation de l’Oeuvre des cercles catholiques d’ouvriers (1871-1875), Paris, P. Lethielleux, 12ème éd., 1908, p.148-152.

[20] F. Sarda y Salvany, Le libéralisme est un péché suivi de la Lettre pastorale des Évêques de l’Équateur sur le libéralisme, Paris, Éditions de la Nouvelle Aurore, 1975 (1885), p. 86, 185, fait référence aux Exercices à propos de l’opposition per diametrum (radicale et sans intermédiaire possible), incomprise par les catholiques libéraux – cet ouvrage, dénoncé en 1886 au Saint-Office pour hérésie, fut loué, et son dénonciateur réprouvé.

[21] Espagnol, prêtre jésuite en 1920, il quitte son ordre en 1928 après avoir lancé l’Œuvre des Exercices Paroissiaux, retraites ignatiennes pour hommes, en 1923. Exilé en Uruguay, il y continue son œuvre, puis s’installe en France qu’il doit quitter sous la menace des résistants en 1945 pour vichysme. Voir P. Barbier, Le Père Vallet, Versailles, Saint-Paul, 1996. Sur les liens avec la Cité catholique, P. Barbier, id., p. 138-140 ; J. Ousset, op. cit., note 34 p. 508, p. 513-514.

[22] Chabeuil suscita des polémiques dans les années 1950, portant sur la question de la fidélité à l’esprit ignatien et de l’actualisation du catholicisme. Les retraites du P. Vallet sont un des éléments de la spiritualité de la Fraternité Saint Pie X. Les CPCR ont dans leur grande majorité accepté Vatican II et ont obtenu l’approbation pontificale en 1979 (P. Barbier, id., p. 189).

[23] La thématique du « Oui, oui ; non, non » est récurrente : La Pensée catholique, « Civilisation chrétienne et véracité », La Pensée catholique, n° 6, 2e trim. 1948, p. 2-3 ; La Pensée catholique, « “ Eritis odio omnibus ” », La Pensée catholique, n° 24, 4e trim. 1952, p. 2-4 ; un périodique lié à la Fraternité Saint-Pie X s’intitule Si si, no no.

[24] E. Fouilloux, « Une vision eschatologique du christianisme : Dieu vivant (1945-1955) », Au cœur du XXe siècle religieux, Paris, Éd. Ouvrières, coll. Églises/Sociétés, 1993, p. 277-305 ; B. Besret, Incarnation ou eschatologie ? Contribution à l’histoire du vocabulaire religieux contemporain, 1935-1945, Paris, Cerf, coll. Rencontres, 1964, p. 107-166.

[25] M. Conat, François de Paul Vallet, 1884-1947, [ss l. ni d.] p. 31, 55-56.

[26] LMP, p. 152.

[27] Le P. Garrigou-Lagrange (consulteur au Saint-Office), lettre au chanoine Lusseau, 16/10/1948, attaque ainsi le P. de Lubac : « Le P. de Lubac en soutenant que la nature humaine n’a pas de fin ultime naturelle finit par dire comme les nominalistes qu’il n’y a pas de nature humaine proprement dite (que Dieu n’a pas d’idée de la nature humaine, et que par suite il n’y a pas de surnaturel proprement dit car il ne peut se définir que par rapport à la nature. Il faut insister là-dessus. Le P. Bouyer l’a dit nettement. Le P. de Lubac va jusqu’à dire que tout acte libre moral est surnaturel, alors il n’y aurait pas d’éthique naturelle et un état proprement naturel serait impossible. »

[28] MP, p. 164-165.

[29] Grégoire de Nysse, Le Cantique des cantiques, VIIIe homélie, trad. C. Bouchet, Paris, Migne, Brépols, coll. Les Pères dans la foi, p. 179.

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