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Genèse humaine de l’être humain ?

Vincent Bourguet

L’objet de cet article est la genèse de l’être humain, c’est-à-dire de l’individu humain - ce qu’on nomme l’ontogenèse de l’être humain. Mon objectif n’est pas de décrire cette ontogenèse mais de voir comment cette ontogenèse de l’homme s’interprète de nos jours en termes axiologiques, c’est-à-dire en terme de valeurs, en termes moraux. L’ontogenèse de l’homme est-elle interprétée comme un processus authentiquement humain ou bien comme un processus biologique préalable à l’humanité mais n’en faisant pas essentiellement partie ?

Dans le premier cas, si l’ontogenèse est interprétée comme humaine, alors c’est avec humanité, donc éthiquement, que nous devons la traiter, c’est-à-dire que la relation avec l’embryon ou l’être en gestation doit être alors relation inter-personnelle.

Dans le second cas, si l’ontogenèse est un simple préalable biologique, alors l’embryon humain est une réalité humaine sans humanité. Alors, la relation avec l’embryon ou l’être en gestation est relation chosale, relation avec une chose, un rapport de propriété, de pouvoir, de disposition. Ainsi, le problème dont il s’agit ici est celui de la qualification éthico-axiologique de l’ontogenèse humaine, cette qualification éthico-axiologique revêtant une importance particulière de nos jours en raison des pouvoirs nouveaux que nous possédons sur l’ontogenèse humaine. Je vais commencer par exposer de façon critique la manière dont notre époque saisit axiologiquement le processus ontogénétique humain. Dans un second temps, je tenterai d’esquisser une autre manière de qualifier l’ontogenèse humaine.

I) La qualification éthique de l’ontogenèse humaine

Je partirai d’un apparent paradoxe : c’est au moment où les données scientifiques concernant l’embryogenèse humaine conduisent à affirmer avec le plus de certitude l’individualité pleine et entière de l’embryon humain dès la fécondation que notre époque opte, du point de vue éthique, pour une « personnalisation » tardive ou bien évolutive de l’embryon humain.

J’aimerais rendre compte, par cercles concentriques, de ce paradoxe, de manière à le serrer et à l’identifier de manière graduelle. Tout d’abord, il faut répondre à cette question : pourquoi nombre d’Anciens, après Aristote, sont-ils conduits à affirmer, eu égard à l’embryon humain, une individualité et une personnalité tardives (après la fécondation) ?

Dans la réflexion éthico-embryologique en Occident, l’on peut dire que la certitude selon laquelle l’embryon est un individu humain dès la fécondation est assez récente. Cela est dû pour l’essentiel aux données scientifiques et aux moyens scientifiques modernes. Avant la modernité scientifique, l’embryologie aristotélicienne est dominante, en ce sens qu’elle exerce une influence durable et profonde sur la pensée occidentale : saint Thomas par exemple est tributaire d’Aristote du point de vue des données scientifiques concernant l’embryon. Il faut donc commencer par Aristote.

Pour Aristote, qui comprend le premier le processus de la génération comme un processus informationnel, l’individualité de l’embryon humain est acquise 40 jours après la fécondation, plus tard s’il s’agit d’un embryon féminin. Pourquoi ? Parce que tout simplement l’observation du produit avorté de la génération humaine ne laisse pas voir avant 40 jours un individu vivant, c’est-à-dire un être anatomiquement structuré, mais un mélange informe, inorganisé. L’individu émerge de l’agrégat ou du mélange inconstitué lorsque la matière exhibe à l’œil nu un « tout qui est un », ce qui suppose à son tour des parties distinctes et reliées, telles que l’action d’un couteau peut les mettre en évidence - c’est le principe de la dissection et de l’anatomie. Ainsi donc, tant que le couteau ne peut séparer des parties, il n’y a pas d’organisme, donc pas d’individu, mais juste un mélange. La forme (l’organisation) est ainsi l’index de l’individualité. Ce qui n’est pas différencié à l’instar d’un organisme adulte, n’est pas différencié du tout, donc n’est qu’un mélange par définition inorganisé. L’individualité émerge donc a l’occasion d’un stade de l’ontogenèse. Il est loisible de parler alors d’un être humain potentiel dans les premiers stades de la gestation. Aristote pense que l’embryon humain aux premiers stades n’est pas un humain, puisqu’il n’est pas un organisme formé : il est vivant mais non encore un animal, puis il devient un animal mais pas encore de telle ou telle espèce. L’individu apparaît en dernier, lorsque précisément sa forme individuelle reconnaissable apparaît : « un être ne devient pas d’un seul coup animal et homme, animal et cheval, et il en va de même pour les autres vivants. Car la fin se manifeste en tout dernier lieu : or la fin de la génération, c’est le caractère particulier (idion) de chaque homme » [1].

Tel est, modo grosso, l’état des connaissances : l’individualité se discerne à l’œil nu comme organisme, mais tant qu’il n’y a pas d’organisation visible il n’y a pas d’individualité. L’animation est donc différée par rapport à la fécondation : l’âme humaine vient au « mélange » tardivement, l’âme humaine étant le principe humain d’organisation grâce auquel une réalité d’abord végétative animale devient une réalité humaine individuée. L’on peut dire que pour Aristote l’embryon aux premiers stades est un être humain potentiel, et donc une « personne » potentielle. Une remarque toutefois sur l’usage ici entre guillemets de « personne » : on ne trouve pas un tel usage du terme de personne chez Aristote. Toutefois, avec précaution, l’on peut le risquer en ce qui concerne Aristote, dans la mesure où la question de savoir si l’avortement est, ou non, une pratique impie dépend pour lui de la question de savoir si, ou non, l’embryon est un individu humain [2].

Or, cette définition axiologique de l’embryon humain aux premiers stades (personne humaine potentielle) que nous attribuons à Aristote est apparemment celle du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) d’aujourd’hui : l’embryon humain devient une personne durant son ontogenèse.

Mais il s’agit seulement d’une apparence d’identité. En effet, pour les Anciens, pour un Aristote comme pour un Thomas, l’embryon humain ne devient pas une personne (comme c’est le cas pour le CCNE). Mais plutôt, quand l’embryon devient humain, quand il devient un individu humain, il devient du même acte une personne, une « substance individuelle de nature raisonnable » (Boèce). C’est pourquoi J. Bernard a tort lorsqu’il affirme que « la biologie moderne rejoint, et, en quelque sorte, justifie la théologie du Moyen Age, qui la première avait considéré l’embryon, le fœtus comme des personnes potentielles » [3]. Cette affirmation n’est pas recevable. Ni Aristote, ni Thomas d’Aquin n’ont tenu qu’un être humain pouvait être une personne potentielle. En effet, pour les Anciens qui affirment une animation (une « personnalisation ») tardive, le produit de la génération avant l’animation n’est pas un être humain. - mais une masse indifférenciée, un mélange -, de sorte que c’est d’un seul acte que le produit devient un être humain au sens biologique et une personne. En ce sens, qu’elle ait lieu au moment de la conception ou tardivement, l’animation est toujours immédiate : elle n’a jamais lieu après l’émergence d’un être humain mais coïncide avec cette émergence et, beaucoup plus encore, fait partie intégrante de cette émergence.

Aussi la position du Comité d’éthique français ne peut-elle se recommander de la tradition médiévale, précisément parce qu’elle rompt avec l’un des principes à la base de cette tradition, à savoir qu’un être humain est ipso facto une personne à part entière. Ce que présuppose, en revanche, le Comité a un poids éthique considérable : tout humain n’est pas également respectable. Car si le Comité affirme que tout être humain a droit au respect, celui ci doit toutefois épouser une certaine gradualité qui correspond au degré de développement de la personne : « au cours du développement de l’embryon humain, cet indivisible qu’est l’individu personnel accède à son intégrité et son autonomie de manière fractionnée à travers une série de seuils évolutifs et de dépendances multiples où l’émergence de son respect se présente en termes différents » [4]. (oh, comme cela est finement dit !). C’est pourquoi, selon le Comité, il ne semble pas contraire à l’éthique qu’un embryon soit, dans le cadre de la FIVETE, produit artificiellement puis détruit ou cédé à un tiers (à un laboratoire de recherche par exemple). Détruire un embryon surnuméraire serait en effet un « moindre mal », son utilisation comme pur moyen se justifierait dès lors qu’il n’est pas une personne mais une personne potentielle. On le voit, la notion de personne potentielle définit un statut inédit pour certains êtres humains : un statut de quasi-personne ou de quasi-chose, et elle justifie qu’on traite un autre être humain comme pur moyen.

Aujourd’hui donc, nous savons que l’embryon humain est un individu dès la fécondation. L’individualité désigne une réalité totale, non pas une partie d’un autre mais un « tout qui est un » (Aristote), quelque chose de séparé du reste qui a une unité, qui est un être. Et s’il s’agit d’un individu vivant, cette unité est assumée par une organisation interne, un métabolisme propre et une gouvernance génétique propre. L’embryon humain, dès la fécondation, possède bien les caractéristiques de 1’individu : c’est un système autonome qui s’auto-construit dans le temps ontogénétique sous sa propre gouvernance génétique et qui rentre en relation avec son environnement pour assurer son développement (nidation). Or c’est précisément au moment où nous avons l’assurance de l’humanité biologique de l’embryon que nous lui dénions l’humanitas en affirmant une personnalisation différée : l’embryon deviendrait une personne à un moment de l’ontogenèse. L’exister humain individuel ne possèderait donc pas une valeur en soi : il faudrait être plus qu’homme pour être considéré comme une personne. Cela signifie aussi en guise de conséquence qu’il y aurait des êtres humains inégaux en valeur à d’autres en raison de leur âge, de leur développement.

La différence entre Anciens et Modernes est donc la suivante : les Anciens ont tendance à différer l’individuation animation (en bloc). Nous, nous avons tendance à séparer l’individuation de l’animation (de la personnalisation) : nous séparons les deux concepts. En d’autres termes, l’ontogenèse humaine serait un processus biologique préalable à l’humanitas, elle ne recèlerait rien de proprement moral.

. Comment expliquer cette situation ? Par deux raisons, au moins :

(a) Les manigances bioéthiciennes n’ont d’autres significations que celle-ci : la théorie est déterminée par les fins pratiques. Le statut ad hoc que nous donnons à l’embryon humain aux premiers stades est un statut non pas adapté à l’embryon mais adapté à notre volonté de le manipuler comme une chose, un instrument. Les définitions de l’embryon doivent permettre son instrumentalisation : la bioéthique est donc requise pour définir l’embryon humain comme un moyen, i.e. une non personne : la FIVETE, le clonage à visée reproductive et surtout le clonage à visée thérapeutique ne sont possibles qu’à cette condition. Etre une personne c’est être une non chose, un non moyen (Kant) : il faut donc produire un statut de moyen pour certains êtres humains. Nous avons décidé de nous approprier l’origine humaine et de produire l’homme de substituer à la génération humaine la technique et, pour ce faire, nous adaptons notre éthique, nous définissons l’embryon de telle manière que son traitement soit compatible avec le progrès de la science. Le concept de pré embryon est l’exemple typique de cette invasion de l’éthique par des mobiles de pouvoir, c’est à dire par des intérêts.

(b) Il y a aussi des raisons plus profondes à cette séparation chronologique entre individu et personne. Si la bioéthique est accordée à la technique (l’embryon humain ne devient quelque chose de respectable qu’à partir du 14ème jour par exemple : le temps de le manipuler sans barrières éthiques), c’est qu’elle a cessé d’être accordée à Dieu (les délais de l’homme sont techniques, ils ne sont pas divins). Chez les théologiens médiévaux, qu’est ce qui constitue l’éminente dignité de l’homme ? Avec la doctrine de l’animation de l’âme, l’homme est le résultat de deux lignes de fait (pour nous exprimer comme Bergson) : il est un produit de la nature, il est aussi une créature spéciale de Dieu. La transcendance de l’homme par rapport à la vie en général se traduit sur le plan ontogénétique par l’assomption de la chair par l’esprit, et sur le plan eschatologique par la survie de l’homme post mortem (l’âme humaine survit à la mort parce que précisément elle ne provient pas totalement ni exclusivement de la génération, de la vie).

L’apparition de la personne humaine vient donc de la croisée de deux lignes de faits : la première, biologique, la seconde, divine. En d’autres termes, l’âme humaine vient de l’extérieur assumer la chair.

Fort de ces remarques, l’on peut dire que la bioéthique contemporaine à la fois reprend la problématique de l’animation de l’âme et la détruit. Comment ? La bioéthique contemporaine reprend l’idée traditionnelle selon laquelle l’âme ou l’esprit constitue la personnalité de l’homme, c’est-à-dire sa dignité. Une approche approximative de la bioéthique dévoile en effet qu’elle saisit la notion de personne sous les espèces de l’autonomie, de l’indépendance, de la liberté, de l’imputabilité morale, de la responsabilité autant d’attributs traditionnels de l’âme humaine. On voit par là que la bioéthique, quelle que soit par ailleurs l’imprécision de ses références, assume une tradition méta-physique de la personnalité, l’être-personne de l’homme consistant dans sa capacité d’autonomie, d’agir autonome, bref de liberté. Reste que, de cette tradition qu’elle reprend, la bioéthique se sépare aussi, et il importe à présent de voir de quelle manière.

Ce que la bioéthique contemporaine n’assume plus c’est l’architecture philosophico-théologique des théories de l’animation de l’âme. Car ce que les théories de l’animation de l’âme affirment en leur fond c’est que l’homme est une personne parce qu’il est créé par Dieu. Non pas au sens général où toute créature a pour origine (cause première) Dieu, mais au sens où chaque homme a pour cause première et immédiate une intervention divine. L’homme, en son fond, n’est pas de la nature mais de Dieu et l’animation exprime précisément cette foi. L’idée que l’âme ou l’esprit puisse « s’introduire dans la nature quand l’occasion se présente » [5] relève pour la modernité bioéthique d’un dualisme anthropologique aggravé, c’est-à-dire en l’espèce théologique : on ne saurait penser l’homme selon une co-participation, une collaboration à la création divine.

En d’autres termes, la modernité n’a plus accès théorique à cet « en deçà » du phénomène où s’effectue l’entrelacs de l’esprit et de la chair. En bioéthique, la conséquence en est que la notion de personnalisation l’acte par lequel une réalité devient « personnelle », c’est-à-dire acquiert une « valeur intérieure absolue » se sécularise et, plus précisément, se sépare de la notion d’animation par Dieu, telle que les Anciens la concevaient. L’humanisme moderne ne s’appuie plus en effet sur l’idée que l’homme tient son éminence ontologico-axiologique de ce que son âme lui adviendrait thurathen, « du dehors ». Bien plus, ce qui n’est plus une évidence pour nous, les Modernes, c’est que l’homme soit l’entrelacs de deux ordres de réalité, l’une matérielle, l’autre spirituelle. Autre chose en effet l’esprit chez Aristote et le théologien médiéval, autre chose l’esprit pour les Modernes, à savoir ce que nous appelons le « mental » ou le « psychisme ». La topique traditionnelle des facultés de l’âme distinguait la fonction proprement spirituelle (noétique ou intellective) de l’âme qui, propre à l’homme parmi les animaux, le haussait à un ordre de réalité indépendant du physiologique. Chez Thomas d’Aquin, par exemple, la fonction intellective de l’homme se comprend essentiellement par référence à un Intellect transcendant (Dieu). La question antique de l’âme et de son origine s’est profondément transformée chez les Modernes : elle se concentre désormais dans l’opposition cérébral/mental ou corps/esprit et se réduit à savoir si l’un est 1’autre ou, sinon, comment l’un émerge de l’autre et comment ils interagissent. En d’autres termes, la psuchè est désormais pensée dans l’ordre de l’immanence de la vie et ne constitue plus un appel d’air vers la transcendance comme c’était le cas pour nombre des Anciens.

Quand donc les Modernes conservent l’idée que c’est l’esprit, le plus souvent en tant que conscience psychique ou volonté libre, qui fait l’éminente dignité de l’homme, sa personnalité, ils ne conçoivent plus que l’esprit advienne à l’embryon ou au zygote de l’extérieur. Ils se situent plutôt dans un cadre de pensée où l’esprit, loin d’advenir à l’occasion d’une certaine configuration de la matière, au contraire provient de cette occasion et en émerge. L’esprit, selon eux, ne vient pas d’En-Haut ou d’Ailleurs, mais il émerge de l’En-bas. Il est cette super-structure ultime, ce nouvel ordre instituteur d’une nouvelle causalité, la causalité consciente et volontaire. C’est donc dans un cadre moniste émergentiste que les Modernes se saisissent communément de la question antique de l’âme, à l’instar de leur interprétation phylogénétique de l’homme. Et c’est dans ce cadre moniste émergentiste que la bioéthique envisage spontanément le problème de la personnalité de l’embryon.

La conception moderne de l’esprit et de son origine change donc profondément les données du problème de la « personnalisation » de l’embryon humain. L’âme, en devenant le psychique, le mental ou la conscience, ne peut plus être considérée comme l’origine de l’être humain en tant qu’individu vivant. Elle apparaît plutôt dans ce nouveau contexte comme une qualité émergeante de l’être humain sous les espèces de la vie psychique. La question de l’individuation biologique d’une part et, d’autre part, celle de l’animation-personnalisation s’en trouvent séparées irrémédiablement, puisque l’âme des Modernes a précisément perdu toute fonction biologique fondatrice en s’identifiant à la vie psychique stricto sensu.

Nombre de bioéthiciens modernes conservent néanmoins l’idée traditionnelle que l’individuation correspond à la « personnalisation », qu’un être humain, parce qu’un et humain, est une personne ipso facto. Mais ayant abandonné l’idée d’animation transcendante, le sol se dérobe sous leurs pieds. Car, de nouveau, en quoi le fait brut de l’individuation humaine est-il signifiant éthiquement ou axiologiquement ? Chez les théologiens médiévaux, l’individuation humaine s’identifie à l’animation, soit à la saisie, par l’esprit, du zygote pour eux, l’homme, en tant que tout simplement il est, est valable. Chez les Modernes au contraire, l’individuation ne souligne en rien la soi disant transcendance humaine mais se traite dans le cadre plus général de l’individualité du vivant. En d’autres termes, l’individuation de l’être humain est en droit identique à celle des autres Mammifères. Comment dès lors interpréter l’individuation de l’être humain comme étant sa « personnalisation » ? En quoi la fécondation d’un ovocyte par un spermatozoïde confère-t-il à l’œuf fécondé la valeur de « personne » ? En quoi être un être humain, être un individu de l’espèce humaine, comme l’est le zygote humain, est-ce posséder une valeur en soi ? Qu’on ne s’y trompe pas : la manière moderne, purement naturaliste, de penser l’individuation biologique ne permet nullement de déceler dans l’individuation de l’homme un fait de valeur qui permettrait de distinguer le zygote humain du zygote chimpanzé par exemple. C’est bien pourquoi la bioéthique contemporaine a tendance à distraire le problème de la personnalité de celui de l’individuation stricto sensu et ainsi à s’engager dans la recherche éperdue de « critères » de la présence de la personne dans le processus ontogénétique lato sensu, c’est-à-dire au-delà du fait brut de l’individuation. On cherche alors ce qui mérite le respect au-delà du fait brut de l’existence d’un être humain en direction de ses attributs ou de ses compétences émergentes.

De l’individuation, la bioéthique contemporaine a donc tendance à faire une condition, un simple préalable de la personne. Il est nécessaire d’être un individu humain à part entière pour être une personne. Mais, parce que l’individuation humaine ne manifeste en rien la distinction de l’homme par rapport aux autres animaux, il faut attendre l’apparition chez l’individu humain de compétences de valeur pour lui attribuer la dignité de personne. Or, la valeur « personne » étant toujours associée à l’esprit, lui-même interprété dans les termes psychologiques de la vie mentale, de la vie consciente autonome et volontaire, la bioéthique va interpréter l’apparition de la vie psychique comme « personnalisation ». En d’autres termes, l’homme « bioéthique » devient une personne dans le cours de l’ontogenèse. Comme je l’ai déjà dit, c’est là une position inédite de la bioéthique contemporaine, qui est la simple conséquence de la disjonction conceptuelle de l’individualité et de la personnalité.

Alors, qu’est-ce que la personnalité ? La bioéthique contemporaine inscrit sa réponse dans la mouvance d’une tradition que sa modernité cependant subvertit. La grande leçon que nous pouvons tirer de cette confrontation entre Anciens et Modernes est la suivante : la valeur qui consiste dans la personnalité n’est plus coextensive à l’exister humain. Ce qui ne va plus de soi de nos jours c’est que l’existence humaine quel que soit son état soit personnelle, c’est-à-dire ait « une valeur intérieure absolue ». La recherche de critères de la personne dans le temps ontogénétique, ou l’affirmation que l’embryon devient une personne, manifeste cette rupture qui semble caractéristique des réflexions bioéthiques contemporaines et de leurs conséquences législatives.

Je noterai pour finir cette première partie ceci : la distorsion chronologique individu/personne dans l’ontogénèse humaine correspond au retour cryptique du vieux dualisme âme/corps. Il y a en l’homme du plus ou moins humain : ce qui est biologique en l’homme n’est pas humain et n’est donc pas valable. Et cela signifie aussi qu’il y a des hommes plus ou moins humains. C’est une conséquence : le dualisme introduit l’inégalité des hommes. Si le commencement biologique de l’homme est un adiaphoron axiologique, un fait dépourvu de valeur en soi, alors il y a des hommes-choses et des hommes-personnes.

II) Tout être humain est une personne

Mon objectif est à présent d’esquisser à l’aide de quelques remarques de nouvelles perspectives, trois perspectives :

. Il apparaît évident que les différentes phases embryologiques sont des « moments » tirés d’un continuum temporel sans solution de continuité. Il n’est pas sérieux d’affirmer qu’à une certaine phase de l’ontogenèse le produit de la gestation devient un individu : parce que cette phase considérée comme décisive s’inscrit dans le processus téléologique de l’autocréation d’un être vivant et que, donc, elle ne produit pas le sujet mais le suppose. Il semble indéniable que nous sommes d’ex-embryons et que, s’agissant d’eux, il s’agissait déjà de nous-mêmes. Nous ne sommes pas devenus un jour des individus humains, mais notre individualité s’affirme sur l’axe du temps : les changements de structures et de matière sont radicaux dans l’ontogenèse, de sorte que le changement fait partie de notre identité, qui dès lors n’est pas de l’ordre de l’idem mais de l’ipse. Nous ne sommes pas les mêmes, mais il s’agit toujours de nous-mêmes : permanence subjective, permanence d’un soi, d’une entité vivante qui commande et produit ses différents états ontogénétiques comme étant ses états.

Il importe donc de se libérer d’une conception univoque et étriquée de l’individualité humaine, pour reconnaître comme humaines les différentes structures dans lesquelles elle se donne. Aux stades embryonnaires, l’être humain se manifeste par des structures et dans des dimensions que nous n’avons pas l’habitude (ou l’humilité) de reconnaître comme « humaines » en raison de leur communauté avec le vivant en général. Certaines caractéristiques de l’embryon humain se retrouvent dans le monde végétal, par exemple la totipotentialité. Pourtant, l’individualité humaine engagée dans ces structures nous oblige à les considérer elles aussi comme humaines. C’est par leur émergence et leur disparition que l’individualité humaine se construit à travers le temps, que le nouveau et le sens émergent. L’existence humaine commence par être seulement celle d’un œuf fécondé en activité. A ce stade, ni organe ni membre, mais un corps humain encore morphologiquement indifférencié. L’homme existe aussi comme cela. En ce sens, ce qui est propre à l’homme n’est peut-être pas la possession d’une raison, d’une conscience ou d’une volonté libre, mais cette trajectoire même qui fait d’une cellule-qui-est-un-être-humain un organisme capable de conscience et de liberté. C’est cette traversée ascendante et récapitulatrice qui nous paraît typique de l’humain et qui manifeste à la fois son être-au-monde et son caractère de vivant et de mortel. Derrière le refus de considérer comme humaine notre origine vitale, il y a le refus de la signification de l’incarnation et de l’être-au-monde, le refus de cette existence anonyme du corps, qui est nous et à la fois différent de nous. En acceptant sa biologie comme essentielle, l’homme moderne pourrait aussi retrouver le sens de son être-au-monde, de la solidarité qui le lie au vivant on pourrait ainsi retrouver la vision d’Aristote selon laquelle l’homme est le plus parfait des vivants : il récapitule l’en-bas et l’en-haut, sa transcendance n’est pas une séparation mais une perfection, une réalisation complète de la vie.

. Il faut dire : le soi est avant le moi. La conscience, le moi est prise de possession de soi : l’homme est un être donné à lui même. Il est avant d’être pour soi, il est là avant d’y être pour lui-même : le soi déborde le moi et le précède, et ce débordement est la marque de l’incarnation de l’homme. Cela signifie aussi que l’autre homme, autrui, n’est pas essentiellement un autre moi, un sujet, et que la relation inter-personnelle n’est pas épuisée par l’intersubjectivité.

Il paraît en effet important d’affirmer que la relation éthique, de personne à personne, n’est pas épuisée par la relation inter-subjective : autrui n’est pas nécessairement un autre sujet, il peut être un soi et non un moi, il peut être un objet et non un sujet conscient. La présence du zygote est objective en totalité, elle n’est pas celle d’un autre moi-même, mais d’un autre humain radical : non d’un alter ego, mais d’un alter humain dont l’altérité est radicale. L’embryon humain incarne l’altérité radicale de l’autre homme, et cette altérité, cette dissemblance, cette inhumaine humanité, cette plus grande distance affective et phénoménologique, c’est la distance qui sépare la pauvreté et la vulnérabilité du commencement de la richesse saturée et finie de l’adulte.

. Qu’est ce que la personnalité au sens éthique ? Elle désigne « la valeur intérieure absolue » (Kant) d’un être : non pas une valeur octroyée par moi, mais un être-de-valeur qui s’impose à moi comme respectable en soi. Je suis la mesure de mes valeurs dans la mesure où c’est moi qui octroie la valeur aux choses, mais en ce qui concerne l’autre homme et tout homme, quel qu’il soit, la valeur en quelque sorte ne sort pas de moi, mais elle me vient du dehors, de l’autre même ! En rencontrant l’autre personne, je rencontre le Bien (et non pas mon bien), je rencontre un bien objectif et non un bien subjectif, quelque chose dont l’être me somme de le respecter.

Deux remarques finales :

(a) définir la personnalité et/ou l’attribuer est une contradiction : nous n’avons pas à donner une valeur à l’autre homme, nous avons à la reconnaître : c’est le sens de la transcendance par l’éthique. Nous ne savons pas pourquoi et en quoi l’homme est une personne, pourquoi l’exister humain est chose-de-valeur : il s’agit simplement d’un fait qui ne participe pas de l’évidence du monde, mais qui se confond avec l’idée que la morale existe et que l’exister humain constitue une valeur absolue. C’est cette évidence qui se perd à notre époque, lorsque les délais divins de l’homme sont remplacés par des délais techniques, et donc le respect de l’autre homme par les impératifs de l’exploitation. Là se joue le drame de l’oubli de l’homme.

(b) Ne pas attribuer la personnalité, c’est se dessaisir du pouvoir de définir l’autre homme et de choisir quel est son prochain. C’est renoncer à l’hérésie, au tri entre les hommes, à la discrimination. Affirmer que tout homme est une personne, c’est affirmer la nécessité morale de ne pas choisir entre les hommes ceux qui valent et ceux qui ne valent pas. L’universalité du respect nous oblige à respecter l’altérité de tout homme.

La bioéthique contemporaine et ses suites législatives sont dans l’oubli de telles vérités et mettent en œuvre une morale sacrificielle et discriminatoire. C’est en définitive une illustration de la fin du paradigme des droits de l’homme.

Vincent Bourguet, Vincent Bourguet, né en 1961, marié, 5 enfants. Diplômé d’études politiques, agrégé et docteur en philosophie. Il est chargé de cours par l’université de Marne-la-Vallée à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris. A publié L’Etre en gestation aux Presses de la Renaissance.

[1] Aristote, De la génération des animaux, 736 a 32 – 736 b 2 et 736 b 2 – 5.

[2] Voir V. Bourguet, L’Etre en gestation. Réflexions bioéthiques sur l’embryon humain, Les Presses de la Renaissance, Paris, 1999, p. 142 et s.

[3] J. Bernard, De la biologie à l’éthique, Nouveaux pouvoirs de la science, nouveaux devoirs de l’homme, Paris, Buchet-Chastel/Hachette, 1990, p. 197.

[4] CCNE, Éthique et recherche biomédicale, Rapport 1986, Paris, La Documentation française, 1987, p. 57. C’est nous qui soulignons.

[5] H. Jonas, Le Principe de responsabilité, Paris, Cerf, 1990, p. 99.

Réalisation : spyrit.net