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Georges Bernanos

Pierre-Alain Cahné

Ce numéro rassemble les travaux de participants au séminaire d’été 2015 de Communio, consacré, à ma demande, à Bernanos. Cet écrivain m’a accompagné durant toutes les années d’étude. Pourquoi Bernanos, et non tel philosophe, ou saint, ou autre grande figure du catholicisme ? Une part importante de mes motivations me reste opaque, mais deux livres de Bernanos me restent présents, si longtemps après que je les ai lus : un roman – La Nouvelle Histoire de Mouchette – et un essai – La Liberté pour quoi faire ? – qui réunit des conférences données dans les années d’après-guerre, 1946-47.

En me retournant je perçois maintenant clairement que ce romancier-voyant – au sens où Rimbaud a utilisé ce mot de « voyant » – avait eu l’énergie étrange, dans une partie de son œuvre romanesque, de demander à Dieu de faire miséricorde pour ces deux héroïnes qu’il a réunies dans un même prénom, Mouchette, capables du péché sans pardon du désespoir dans le suicide.

Les textes plus engagés de La Liberté pour quoi faire relèvent d’une autre fascination pour le poète capable de comprendre son temps, pour le romancier ancré dans son moment historique et qui a eu le génie, à l’issue de la guerre, d’apercevoir que le monde totalitaire n’était peut-être pas derrière nous – comme on a pu le croire lorsque le nazisme s’est écroulé – mais qu’il était devant nous.

En fixant l’attention du séminaire sur ces deux regards de Bernanos, il me semble que l’on peut identifier un cheminement vers deux racines de la foi que notre temps, parfois, semble refouler.

Les romanciers qui ont eu la force et le courage de mettre en scène et en « mots » le diable ne sont pas légion, comme si la dimension satanique du mot était une vision que l’on pense « dépassée », médiévale, primitive. Bernanos n’hésite pas à évoquer cette force qui nous brise, ou nous abuse ; le Mal est évoqué comme la conséquence non contrôlée de l’Histoire, ou des passions malsaines. Bernanos appelle le Diable, le « prince du monde », « cruel seigneur », « Lucifer ou la fausse aurore » ; il est la « délectation du Néant ». L’homme croyant de Bernanos réalise un miracle – une Résurrection dans Sous le soleil de Satan. Il y a du Dostoïevski en Bernanos, et il me semblait indispensable de pousser des esprits vifs et exigeants dans cette pente vertigineuse.

Dans ses essais de La Liberté pour quoi faire, ce qui assiège la pensée de Bernanos, c’est le soupçon que l’homme européen est déspiritualisé et que le rôle de la technique doit être repensé si l’on veut se donner une chance de « reprendre la main » dans notre propre culture. Pour Bernanos – et il le dit à plusieurs reprises, Hiroshima et la bombe atomique ne sont pas des accidents de l’Histoire, mais les symptômes que l’on ne veut pas voir : « l’homme d’Europe n’est pas l’homme matérialiste, c’est un homme de spiritualité, un chrétien désaffecté ».

Bernanos est le romancier qui a pu parler du Diable et de la Résurrection dans son œuvre romanesque.

Le romancier-voyant, à l’issue de la seconde guerre mondiale, a médité ce qu’il a vu dans la bombe atomique et, en général, dans la technique moderne, et a pressenti qu’il fallait peut-être penser non pas la libération de l’homme, mais son asservissement le plus radical, tel que jamais dans l’Histoire politique on aurait pu l’imaginer. Le romancier-voyant a pressenti que le monde totalitaire n’était pas derrière nous, grâce à la victoire sur le nazisme, mais devant nous.

Ces intuitions semblaient confirmer le jugement de ceux qui considéraient Bernanos comme un réactionnaire. Il nous est possible de retourner ce jugement, et de comprendre que l’œuvre de ce militant de l’esprit est un cri en faveur de l’Esprit, de l’Espoir porté par l’histoire spirituelle du christianisme contre le diable, contre l’anéantissement, contre la soumission aux idéologies tyranniques dont on pense à tort que la défaite du nazisme et du communisme soviétique nous ont libérés.

Dans l’immédiat après-guerre, Heidegger a pensé une certaine essence de la technique : il est peut-être possible de penser avec Bernanos une essence catholique de la technique sur le mode tragique, qui appelle à une forme de résistance contre le « prince cruel ».

L’homme sans Dieu est un désespéré, non seulement parce que sa mort, comme dit Pascal, « met bien le point final à tout », mais aussi parce qu’il est sur le point de découvrir que la société de la technique, qu’on ne saurait supprimer ou accuser, produit des hommes, qui, parfois, et dans une histoire prochaine, souvent, n’ont plus aucune estime d’eux-mêmes, et pour lesquels la seule issue est de s’effacer, doucement, sans cri, sans révolte, comme Mouchette.

Nous avons ajouté aux articles issus des interventions du colloque organisé par la revue Communio le texte d’une intervention de notre ami Philippe Richard, consacrée à un autre roman de Georges Bernanos, L’Imposture, conférence qui a été donnée dans le cadre de la préparation du pèlerinage à Vézelay de 2016, sur le thème de la confession des péchés. (NdlR)

Pierre-Alain Cahné, né en 1941, marié, trois enfants, onze petits-enfants, membre du comité de rédaction de Communio, est professeur émérite de langue et littérature française de l’université de Paris-IV-Sorbonne, et recteur émérite de l’Institut catholique de Paris.

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