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Hagiographie et tradition dyonisienne

Denys l’Aréopagite, Denis premier évêque de Paris et le « Pseudo-Denys »
Pierre Gandil

Plutôt que d’hagiographie ou de tradition, il faudrait parler d’épopée pour ce personnage qui unit en lui les figures du voyageur, du combattant, et de l’auteur, cet être protéiforme, à la fois un et triple, ce mystérieux théologien de l’Inconnaissable. Aussi me semble-t-il nécessaire, au prix d’une synthèse forcément réductrice, de suivre ces multiples visages de Denys, afin d’aider à resituer les différentes lectures qui en ont été faites dans leur contexte historique et polémique [1].

L’apparition des écrits aréopagitiques

Les écrits aréopagitiques ont été rédigés à la fin du Ve siècle ou au début du VIe. L’auteur se présente comme Denys l’Aréopagite, le converti athénien de saint Paul [2], par les destinataires prétendus de ses écrits (Timothée, Tite, Polycarpe, et même saint Jean). Il raconte également des épisodes comme l’Assomption de la Vierge et l’éclipse de la Passion. Ces données ne contredisent pas une tradition assez pauvre autour de ce saint : tout au plus sait-on par une lettre de Denys de Corinthe, reprise dans l’Histoire Ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, que l’Aréopagite avait été le premier évêque d’Athènes.

Les écrits [3] apparaissent d’abord dans les ouvrages de Sévère d’Antioche, avant d’être utilisés au Concile de Constantinople de 533 dans la querelle monophysite. Les deux partis se réclament de sa christologie [4], à l’exception de l’orthodoxe Hypatius d’Ephèse, qui met en cause leur authenticité, les attribuant à Apollinaire. Cet épisode est toutefois vite oublié. Dès le VIe siècle Jean de Scythopolis donne une édition du corpus aréopagitique, accompagnée de scholies auxquelles s’ajouteront au VIIe siècle celles de Maxime le Confesseur [5]. Néanmoins avant le IXe siècle sa diffusion est faible. Seuls les épisodes biographiques du corpus, en particulier le récit de l’éclipse [6], connaissent un réel succès.

La période carolingienne

Tout change au IXe siècle. A ce moment, des relations fortes se mettent en place entre l’Occident, renforcé par l’Empire carolingien, et l’Orient, amputé par la conquête arabe. Pour autant, Denys n’était pas inconnu de l’Occident auparavant. Le pape Grégoire le Grand a entendu parler de Denys, plusieurs conciles s’y réfèrent comme à une autorité à partir de 649 [7].

Sous le règne de Pépin le Bref, les papes se rapprochent des Francs, l’Empire byzantin n’étant plus capable de les protéger. Or, dans ces relations, l’abbé de Saint-Denis, Fulrad, tient une place déterminante. Le patron de son monastère était le premier évêque de Paris. Sur son compte couraient plusieurs récits, en particulier une Passion écrite peu après 475, disant simplement qu’il avait été envoyé de Rome (par le pape Clément selon une interpolation précoce) et avait été décapité avec deux compagnons, Rustique et Eleuthère, mais l’historien Grégoire de Tours, à la fin du VIe siècle, estime qu’il a été martyrisé sous Valérien [8].

Il semble que ce soit pendant l’abbatiat de Fulrad, ou peu après, que fut écrite une deuxième Passion, où Denis est un Athénien, converti par saint Paul, qui vient à Rome, et est consacré par le pape Clément, qui l’envoie en Gaule. Après sa décapitation, pendant la persécution de Domitien (81-96), il porte sa tête sur deux milles. Cet étrange ouvrage ne peut s’expliquer que de deux manières : soit l’auteur faisait le lien avec l’Aréopagite, mais était distrait au point de ne pas le qualifier d’Aréopagite, comme de tout ignorer de l’Histoire Ecclésiastique et de l’existence d’écrits attribués à Denys l’Aréopagite. Plus vraisemblablement, il connaît ces éléments, et s’en démarque (car comment supposer qu’il ne connaisse pas l’épisode raconté dans les Actes des Apôtres ?). Ce texte a eu une grande postérité en Italie et surtout à Rome, où il est traduit en grec et passe en Orient au début du IXe siècle [9]. En France en revanche, il a apparemment été éclipsé par le texte que rédige en 834-835 Hilduin, un successeur de Fulrad, sous le règne de Louis le Pieux.

Le contexte a évolué : Saint-Denis veut s’affirmer, semble-t-il, non seulement par rapport à d’autres églises, mais aussi par rapport au pape. A l’occasion des conciles sur l’iconoclasme entre Francs et Byzantins, les écrits aréopagitiques sont cités en 827, et en 829 l’Empereur d’Orient envoie à l’Empereur Louis le Pieux un manuscrit du corpus aréopagitique. Celui-ci est adressé à Saint-Denis, où son arrivée s’accompagne de miracles, avant d’être traduit par les soins de l’abbé Hilduin [10], qui écrit, en guise de préface, la nouvelle Passion. Il reprend tous les éléments biographiques du corpus, y mêle les autres éléments sur le Denys grec et les données de la deuxième Passion, en ornant le martyre du saint de toutes sortes de supplices que lui avaient épargnés les précédents auteurs, et de nombreux autres détails : martyre à Montmartre, emprisonnement à Glaucinum,... Et Denys n’est évidemment plus consacré par le pape Clément mais par saint Paul même, la logique rejoignant ici une probable intention politique [11].

Ces nouveautés sont assez mal reçues des autres abbayes. Par la suite, le successeur de Louis le Pieux, Charles le Chauve, demande à Jean Scot Erigène, un helléniste réputé, originaire d’Irlande, de faire une nouvelle traduction du corpus [12]. Le pape réagit alors, demande qu’elle lui soit soumise, et un lettré romain, Anastase le Bibliothécaire, la corrige par des gloses, auxquelles il ajoute les traductions des scholies de Jean et Maxime. De plus, il affirme vouloir mettre fin aux doutes sur l’identité de Denis de Paris et Denys d’Athènes en traduisant un texte hagiographique grec inspiré de la deuxième Passion, mais qui les identifie nettement.

A la fin du IXe siècle la querelle semble assoupie. Saint-Denis semble avoir fait de Denys sa propriété ; en conséquence, il est plus source de prestige qu’objet d’études, à une époque, il est vrai, où les études déclinent en Occident. On a même pu dire que Denys n’avait presque été lu que par ses traducteurs. Mais l’influence dionysienne passe par un ouvrage propre de Jean Scot, le Periphyseon [13].

L’Orient, pour sa part, connaît lui aussi une fièvre dionysienne. Un auteur du nom de Michel le Syncelle s’inspire de la traduction de la deuxième Passion latine pour rédiger un éloge de Denys d’Athènes, puis de Paris, où il le met dans le camp des partisans des Images. Il ne manque pas d’esprit critique : repérant une citation d’Ignace d’Antioche (mort vers 107) chez Denys, il corrige la chronologie en situant son martyre sous Trajan (98-117).

De la Renaissance du XIIe siècle à la fin du Moyen Age

Après un sommeil de deux siècles, les études dionysiennes reprennent en Occident au début du XIIe siècle, alors même que commence pour Saint-Denis un nouvel âge d’or. Les citations se multiplient peu à peu, chez les cisterciens, les lettrés de Chartres [14]. Dans les années 1120 sans doute, Hugues de Saint-Victor écrit un commentaire de la Hiérarchie Céleste en lien étroit avec Saint-Denis, alors dirigé par Suger. Suger emploie, semble-t-il, le corpus aréopagitique pour élaborer le programme architectural de la nouvelle basilique, prototype de l’art gothique. Un lettré probablement anglais, Jean Sarrazin, écrit aussi un commentaire de la Hiérarchie Céleste [15].

Les doutes reprennent aussi, témoin la réflexion provocante que fait en 1121-1122 Abélard, alors moine à Saint-Denis : il rapporte que Denys l’Aréopagite est, d’après Bède, le premier évêque de Corinthe ; non sans légèreté, puisque Hilduin avait déjà contré l’argument. Hélas pour lui, Saint-Denis, depuis l’époque carolingienne, avait fait le nécessaire pour que Denis apparaisse comme le protecteur et la gloire de la royauté française. Accusé de lèse-majesté, Abélard doit fuir ; peu après, en 1122, il écrit une lettre de rétractation [16], mais elle ne fait pas taire tout le monde.

L’abbaye de Saint-Denis déploie alors, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, une activité intense. Elle envoie en Orient un moine helléniste, Guillaume de Gap, chercher des manuscrits dionysiens. Celui-ci en ramène un exemplaire du corpus, ainsi que plusieurs textes hagiographiques, qui sont traduits par un autre moine du nom de Guillaume. Son projet est le même que celui d’Anastase : faire cesser les doutes en recourant à l’autorité d’un Grec. Par ailleurs, l’abbaye accueille et assiste l’helléniste Jean Sarrazin qui fait en 1166 une nouvelle traduction du corpus aréopagitique [17], de même qu’elle reçoit au XIIIe siècle l’évêque de Lincoln Robert Grosseteste, qui s’attelle au même travail [18].

Mais à partir du XIIe siècle la gloire de l’abbaye tient surtout à son activité historiographique. Au début du siècle l’abbé Suger avait pris les devants en écrivant une Vie de Louis VI et une Vie incomplète de Louis VII. La portée de ces textes est d’assurer une mainmise de l’abbaye sur la royauté. Le saint patron de l’abbaye est évidemment mis à contribution. Les auteurs successifs soulignent à plaisir les miracles opérés par saint Denis en faveur de la dynastie capétienne. Hagiographie et historiographie se rejoignent dans le monumental recueil superbement enluminé du moine Yves, offert au roi de France Philippe le Long au début du XIVe siècle. L’auteur a compilé une douzaine de textes pour écrire la vie de saint Denis. Celui-ci, qui avait reçu d’Hilduin le titre flatteur d’apôtre des Gaules, part désormais de Rome à la tête d’une caravane d’évangélisateurs, qui de Beauvais, qui de Toulouse, qui d’Arles, qui de Meaux. Puis l’auteur nous raconte la glorieuse histoire de la monarchie française, depuis les mérovingiens jusqu’aux capétiens, de tant de rois qui ont trouvé en saint Denis un appui indéfectible [19].

Les temps modernes

Au XVe siècle les humanistes cherchent à dégager Denys de l’encombrant appareil de gloses dont son corpus a été chargé au Moyen Age. Cet auteur si délicieusement néo-platonicien trouve une nouvelle jeunesse à la Renaissance, mais les regards critiques ne l’épargnent pas. Lorenzo Valla, l’homme qui a montré que la Donation de Constantin, qui fondait le pouvoir temporel du pape, était un faux, s’en prend à lui vers 1450 ! Il affirme que les écrits aréopagitiques sont apocryphes en se basant sur leur caractère néo-platonicien, le silence d’Eusèbe de Césarée et de tous les Pères sur ces textes, et leur attribution ancienne à Apollinaire. Ses réflexions ne sont publiées qu’en 1505 par Erasme, qui ajoute que la liturgie au Ier siècle était sûrement moins complexe que ce qu’en dit Denys.

Ces critiques sont reprises par les protestants, en particulier Zwingli. Les catholiques font alors bloc pour défendre l’authenticité d’écrits qui ont pris tant d’importance. Les plus humanistes oublient les remarques de Lorenzo Valla et d’Erasme pour plus d’un siècle. Les éditions, traductions et commentaires du corpus se multiplient. Enfin, protégée par ce front commun, l’étoile de Denys est à son apogée auprès des grands mystiques espagnols puis français [20].

La querelle est relancée du côté catholique par un jésuite, le père Sirdar, qui distingue Denis de Paris et Denys l’Aréopagite en 1629. La question rebondit sur l’authenticité des écrits aréopagitiques. Entre 1640 et 1660 le père Launoy développe une œuvre critique sur les trois Denys (le disciple de saint Paul, l’évêque de Paris, l’auteur du corpus), qui gagne à sa cause une bonne partie des catholiques. Le débat se poursuit entre critique scientifique et apologétique jusqu’à la fin du XIXe. Les écrits de Hilper en sont un dernier témoignage : il s’attache à montrer que l’auteur n’était nullement un faussaire, qu’il écrivait à des personnages réels de l’Égypte du IVe siècle en se servant de « noms de guerre » apostoliques. En 1895 les travaux de Koch et de Stiglmayr emportent les derniers suffrages, ouvrant la voie à une lecture historique des écrits aréopagitiques de plus en plus précise : le « Pseudo-Denys » est bien situé du point de vue chronologique et géographique, et sa carrière a donné lieu à des hypothèses convaincantes ; mais tous les noms proposés jusqu’ici ont été réfutés, alors qu’il s’agit sûrement d’un personnage connu (des spécialistes de la Syrie du Ve-VIe siècle du moins).

Que tirer de ce parcours des opinions sur l’auteur des écrits aréopagitiques ? Sa pensée nuancée et le prestige de son pseudonyme lui valent d’être régulièrement accaparé par l’un et l’autre camps dans les grandes querelles théologiques en Orient. En Occident il fait figure d’autorité, mais c’est parce qu’il devient l’ornement de l’abbaye de Saint-Denis et de la dynastie carolingienne qu’il est traduit en latin, que la grandeur de sa doctrine est célébrée, qu’il est, enfin, étudié par Jean Scot Erigène, le premier métaphysicien du Moyen Age. Telles sont les racines de son succès à partir du XIIe siècle, vivifiées par le travail des moines de Saint-Denis alors que la pensée dionysienne trouve un formidable développement scolastique puis humaniste. A partir du XVIIe siècle, il est l’objet d’une approche critique, qui consiste à chercher l’auteur dans les écrits. Cela donne une tonalité historique très féconde.

Mais Denys est peut-être moins étudié pour lui-même que pour son influence sur la pensée médiévale et pour ce qu’il révèle de cette pensée. Ainsi à la fraude initiale de l’auteur anonyme se joignit la fraude magistrale d’Hilduin, ad maximam Dei gloriam.

Pierre Gandil, archiviste paléographe, suit la formation de l’ENSSIB pour devenir conservateur de bibliothèque.

[1] Outre les articles du Dictionnaire de Théologie Catholique, du Dictionnaire de Spiritualité, du Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastique et les références bibliographiques que je donne, je me suis appuyé sur l’ouvrage Denys l’Aréopagite et sa postérité en Orient et en Occident [Colloque International, Paris, 1994], éd. Ysabel de Andia, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1997.

[2] Ac 17, 34.

[3] La Hiérarchie céleste, la Hiérarchie ecclésiastique, les Noms Divins, la Théologie Mystique, 10 épîtres.

[4] Le vocabulaire dionysien évite tout terme polémique, ce qui explique ce succès initial. Sur la christologie dionysienne, voir l’article de M. Gitton.

[5] Maxime le Confesseur (+ 667) est un Père grec, grand connaisseur de Grégoire de Nysse et de Denys. En plus de ses gloses sur le corpus aréopagitique, il a commenté notre auteur dans le 5e ambiguum (PG 91, c. 1045-1060) et l’a abondamment cité.

[6] C’est le sujet de l’épître à Polycarpe.

[7] Cf. Dionysiaca, recueil donnant l’ensemble des traductions latines des ouvrages attribués au Denys de l’Aréopage, éd. Ph. Chevallier (osb), Paris, Desclée de Brouwer, 1937 (2 t.), t. 1.

[8] On s’accorde historiquement à situer ce martyre sous Dèce (248-251) ou sous Valérien (253-259). Sur la première passion de saint Denis, cf. Luscombe (David), « Denys the Pseudo-Areopagite in the Middle Ages : from Hilduin to Lorenzo Valla », dans Fälschungen im Mittelalter, Hanovre, MGH, 1988 (“ Schriften ”, 33), t. I, p. 133-152 ; Levillain (Léon), « Études sur l’abbaye de Saint-Denis à l’époque mérovingienne », dans Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, t. 78 (1921), p. 5-116.

[9] Cf. H. Moretus-Plantin, « Les Passions de saint Denys », dans Mélanges offerts au R. P. Ferdinand Cavallera, Toulouse, 1948, p. 215-230. Ses arguments sont parfois faux, mais ses conclusions semblent exactes.

[10] Cf. Dionysiaca (op. cit.)

[11] Cf. Lœnertz (Raymond, op), « La légende parisienne de S. Denys l’Aréopagite ; Sa genèse et son premier témoin », dans Analecta Bollandiana, t. 66, p. 217-237 ; Luscombe, op. cit.

[12] La traduction d’Hilduin est difficilement lisible et présente des traces de panthéisme.

[13] Jean Scot a aussi écrit un commentaire de la Hiérarchie Céleste, mais il a moins circulé que le Periphyseon.

[14] Cf. Poirel (Dominique), “ Le chant dionysien, du IXe au XIIe siècle ”, dans Le latin médiéval et les historiens [Colloque à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris I, septembre 1999], Paris, 2001, p. 135-160.

[15] Sur ces textes et sur la révision de la traduction de Jean Scot au XIIe-XIIIe siècle, cf. Dondaine (Hyacinthe-François, op), Le corpus dionysien de l’Université de Paris au XIIIe siècle, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1953.

[16] En fait de rétractation, il s’agit d’une application remarquable de la technique d’Abélard de confrontation des autorités et de résolution de leurs contradictions. Abélard propose trois solutions en accordant plus de crédit à celle qui satisfait Saint-Denis. Cf. Luscombe, op. cit.

[17] Cf. Dionysiaca. La traduction de Sarrazin est en fait une correction de celle de Jean Scot Erigène. Elle est plus lisible et théologiquement plus correcte.

[18] Cf. Dondaine, op. cit.

[19] Cf. Tyl-Labory (Gillette), article « Yves (Frère) », dans Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Age, éd. revue et corrigée, Paris, 1992, p. 1506.

[20] Voir à ce sujet l’article de Christophe Bourgeois et Charles-Olivier Sticker-Metral, dans ce numéro.

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