Rechercher

Harmonies interprétatives

Joseph Ratzinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth
Christophe Bourgeois

Les lecteurs du premier tome de Jésus de Nazareth ne seront pas surpris : ils retrouveront la même méthode d’analyse des Écritures. Il vaut la peine, néanmoins, de situer brièvement ce travail dans l’ensemble de son œuvre, puisque l’auteur n’hésite jamais à dialoguer avec certains des exégètes contemporains, soit pour s’appuyer sur leurs développements, soit pour rappeler une légitime diversité d’interprétations, soit – et le cas n’est pas rare – pour s’opposer fermement à telle ou telle conclusion. Ce diptyque sur Jésus fait en effet directement écho aux réflexions plusieurs fois énoncées par le cardinal Ratzinger sur le nécessaire discernement théologique à mener sur la science exégétique. On sait que l’analyse des Tentations au désert compare, de manière audacieuse, l’interprétation des Écritures développées par Satan et la prétention de certains exégètes réputés scientifiques à détenir la seule interprétation valable du texte. La comparaison est empruntée à Soloviev, qui présentait l’Antéchrist comme doctor honoris causa en théologie à l’université de Tübingen où, précisément, Joseph Ratzinger enseigna [1].

Or c’est la même référence littéraire qui ouvrait, en 1989, un article important consacré à « L’Interprétation de l’Écriture en conflit » [2]. Le théologien s’attache à montrer qu’une partie de l’exégèse historico-critique, héritée de Dibelius et Bultmann, repose largement sur une opposition entre l’attitude eschatologique, purement formelle, et l’événement réel, qui ne peut être perçu que selon les données des sciences positives, selon une distinction entre phénomène et vérité en soi héritée de Kant. L’exégète devait donc reconstituer les choses telles qu’elles s’étaient « réellement » passées, entendons par là telles qu’elles doivent se présenter à la conscience historique moderne. Sans jamais s’engager sur la discussion théorique, plusieurs formules de Jésus de Nazareth font écho en ce débat, en particulier lorsque l’auteur se demande ce que peut signifier, chez certains exégètes, le déni des images de la Résurrection au nom d’une « image scientifique du monde » érigée comme critère de vérité absolue [3]. Dans l’article de 1989, le cardinal Ratzinger ne développait pas seulement une « critique de la critique », c’est-à-dire une remise en question des présupposés de l’exégèse moderne empruntés à la pensée « critique » héritée de Kant, il rappelait également les principes sur lesquels fonder une nouvelle synthèse. Il affirmait ainsi que « ce que le Concile recommande à l’exégèse – d’être à la fois critique et dogmatique – apparaît en soi contradictoire : ce sont là deux requêtes qui, pour la pensée théologique d’aujourd’hui, sont inconciliables ». Cependant, la « lecture attentive » de la constitution Dei Verbum, ajoutait-il, doit permettre une synthèse entre les questions posées par la méthode historique et l’interprétation théologique des Écritures [4].

L’article était une esquisse prudente, suggérant des pistes et appelant au travail de toute une génération : Jésus de Nazareth est une réponse en acte, à travers une lectio divina qui déploie sans cesse à l’égard du texte cette « sym-pathie sans laquelle la Bible demeure un livre scellé » [5]. Par sa sensibilité aux multiples inflexions du langage biblique mais également par le dialogue fécond qu’il mène avec certaines interprétations modernes, Joseph Ratzinger semble arracher son lecteur à l’ère du soupçon, en lui montrant concrètement comment la Bible peut être lue comme un tout, comment telle remarque littéraire ou historique peut être intégrée à une démarche plus large, sans que jamais la diversité de ces approches n’aboutisse au douloureux séparatisme de l’exégèse et du dogme dont la pensée occidentale a offert tant d’exemples depuis plus d’un siècle.

La Cène, histoire et théologie

À cet égard, la discussion sur la date de la dernière Cène est emblématique d’une telle démarche. La dernière Cène célébrée par Jésus était-elle ou non le repas de la nuit de la Pâque, comme semblent le suggérer les Évangiles synoptiques, ce qui place dans ce cas le procès et la Crucifixion, qui ont lieu le lendemain, le jour même de la fête ? Ou faut-il considérer plutôt que Jésus est mis à mort au moment de la « Préparation », comme dit saint Jean, c’est-à-dire le soir du repas pascal, et que la dernière Cène a donc eu lieu la veille ? Benoît XVI discute les diverses hypothèses, s’attache longuement à la tentative d’Annie Jaubert, qu’il juge particulièrement intéressante, avant de reprendre à son compte certaines des conclusions de John P. Meier [6].

Il ne retient pas une lecture concordiste des quatre évangiles mais, dans la lignée des recherches exégétiques actuelles, s’attache à montrer que la chronologie johannique est la plus sûre et la plus vraisemblable : Jésus est mis à mort à l’heure où sont égorgés, dans le Temple, les agneaux qui serviront à célébrer la Pâque. Il apparaît ainsi comme l’agneau véritable. Le fait que Jean laisse ouvert un tel rapprochement sans pour autant l’expliciter suggère que cette assimilation de Jésus à l’agneau pascal, fondamentale dans le christianisme primitif, loin d’être le produit d’une reconstruction théologique postérieure, s’enracine au contraire dans l’expérience concrète des disciples du Christ. En revanche, Benoît XVI refuse d’intégrer à son propos l’analyse des couches rédactionnelles retenues par John P. Meier, qui tente de démontrer, par la critique textuelle, que le cœur originel de la tradition synoptique concordait avec la chronologie johannique. L’auteur préfère retenir une autre méthode : il lui paraît évident que les trois évangélistes synoptiques ont été sensibles au caractère pascal que Jésus avait donné à son dernier repas, alors même qu’aucun ne décrit le rite de l’agneau pascal ; il s’agit donc bien d’un repas dont le caractère pascal prépare et annonce la Pâque définitive consommée sur la Croix. Une formule suggestive résume ce développement : « en ce sens, il a célébré la Pâque et il ne l’a pas célébrée » [7]. Contrairement à ce que l’on a souvent pensé au XXe siècle, Jean est souvent le plus fiable sur le plan historique : contrairement à un préjugé tenace, le plus théologien n’est donc pas nécessairement le moins historien. Parallèlement, la clef de compréhension des apparentes disparités entre les récits évangéliques n’est pas à chercher dans un travail de reconstitution pure mais exige d’entrer dans la cohérence théologique des textes et, par conséquent, de toutes les Écritures.

L’analyse menée par Jésus de Nazareth est donc sensible au travail théologique de l’écriture des Évangiles, non pas pour isoler derrière une soi-disant reconstruction conceptuelle, ce qui serait l’événement pur, saisi dans une sorte d’extériorité objective, mais plutôt pour montrer comment chacun des évangélistes atteint, selon un certain point de vue, la richesse de l’événement salvifique en lui-même. La réalité que saisissent les évangélistes ne peut, en effet, que déborder la réalité envisagée sous un angle purement phénoménal.

L’ombre portée du Temple

Cette réflexion sur la Cène s’inscrit dans un ensemble plus vaste, qui forme l’une des basses continues du livre, la question du culte. On voit en effet que l’interprétation de la date et du sens de la dernière Cène dépend finalement d’une perspective plus vaste, que Joseph Ratzinger explicite nettement : la Cène ne peut pas être le repas pascal car « les rites anciens ne pouvaient pas être pratiqués », puisqu’ils ne le sont que dans la mort de Jésus, de sorte que « l’ancien rite n’avait pas été nié, mais […] porté ainsi à son sens plénier » [8].

La question du Temple ouvre le livre : traitée dans le premier chapitre, à propos du geste de la purification du Temple, elle forme également le cœur de l’analyse des discours eschatologiques et demeure l’un des fils directeurs des chapitres suivants. Là encore, le livre propose un dialogue étroit entre l’histoire et la théologie. Il revient en effet sur l’un des présupposés habituels de ce dernier siècle : les discours eschatologiques de Jésus trouvent leur sens en fonction de la destruction de Jérusalem et du Temple en 70 après Jésus-Christ. Entendons par là que les rédacteurs des Évangiles auraient proposé une relecture de la ruine de Jérusalem comme signe annonciateur de la fin du monde. L’auteur revient sur les circonstances de cette tragédie historique, il rappelle le traumatisme qu’a représenté la ruine de Jérusalem, tout en le resituant à l’intérieur des débats très vifs qui animaient les héritiers de la Promesse faite à Abraham. Mais, en combinant réflexion historique et attention aux expressions utilisées par les évangélistes, abordées en fonction de leurs résonances dans le langage des Écritures, il montre que l’accent doit être déplacé : « la prédiction de Jésus ne vise pas les actes extérieurs de la guerre et de la destruction, mais la fin dans le sens historico-salvifique du Temple » [9]. Jésus de Nazareth, en relisant toute la Passion du Christ, montre en effet de manière convaincante que Jésus, tout comme ses premiers disciples, déplace le centre du culte des sacrifices offerts dans le Temple, conformément aux prescriptions de la Torah, à l’unique sacrifice du Christ, compris comme l’actualisation plénière de ces prescriptions. La « fin » eschatologique dont parle Jésus (Mt 24, 14) est l’accomplissement de ce culte nouveau. Cette disparition du Temple, au sens historico-salvifique, qui est en même temps accomplissement de sa visée profonde, commence dans la Passion du Christ, qui a affirmé, précisément, devant ses disciples, pouvoir détruire et reconstruire le Temple (Jn 2, 19), parole qui apparaît bien comme un élément important du procès (Mc 14, 58). La Croix est ainsi « critique des sacrifices du Temple », mais aussi réalisation du « désir » qu’ils exprimaient [10]. C’est ainsi toute la Passion qui, à la lumière de la Résurrection, peut apparaît comme le véritable culte et l’authentique purification promise depuis le début de l’histoire du salut [11]. C’est également cette perspective qui explique certaines des formules les plus belles et les plus originales retenues dans le livre, en particulier sur le sacrifice comme parole : « avec l’institution de l’Eucharistie, Jésus transforme son être tué en « parole », dans la radicalité de son amour qui se donne jusqu’à la mort. » [12]

Cette herméneutique théologique s’enrichit donc d’une réflexion historique. Dans l’élaboration progressive d’un langage adéquat sur la vie et l’œuvre salvifique du Christ, l’année 70 marque certainement un tournant, dans la mesure où la destruction du Temple apparaît très vite comme définitive. Ce traumatisme n’est pas d’abord politique, il est surtout, pour le judaïsme d’alors, religieux : « désormais, il n’y avait plus aucune expiation dans le monde, rien qui puisse contrebalancer sa corruption croissante en conséquence du mal ». Plus encore, la question était évidemment posée de la fidélité du Seigneur à la Promesse. Les courants juifs fondés sur le lien au culte offert dans le Temple (qu’ils fussent les acteurs de ce culte, comme les Sadducéens, ou les critiques de celui-ci, comme les Juifs pieux regroupés à Qumran) ne devaient pas survivre à sa destruction. D’un point de vue historique, on voit donc qu’il n’y a plus que deux manières de lire l’Ancien Testament après la disparition du culte offert dans le Temple, la lecture chrétienne et la lecture rabbinique.

L’appel à un dialogue avec cette autre lecture ne manquera certainement pas de faire réfléchir tous les lecteurs. Benoît XVI rappelle en effet que la destruction du Temple ouvre, jusqu’à la fin du monde, « le temps des païens » (Lc 21, 24), au sens biblique des nations [13]. Jésus de Nazareth place ainsi l’évangélisation au cœur du discours eschatologique ; mais il prend également position de manière particulièrement suggestive sur la mission d’Israël. Le livre reprend en effet à son compte un conseil donné par saint Bernard au pape Eugène III : « pour ce qui concerne les juifs, […] un moment précis a été déterminé pour eux, que l’on ne peut pas anticiper. Les païens doivent les précéder dans leur totalité. » [14] Nous sommes pour Benoît XVI dans le temps des païens, c’est notre tâche la plus profonde et la plus urgente : la conversion des Juifs appartient à Dieu seul, elle n’est pas de notre ressort [15]. Il y a là un appel à renouveler les bases du dialogue judéo-chrétien.

L’ultime certitude

Jésus de Nazareth propose ainsi une authentique lectio divina en acte, tout en cherchant, par un dialogue constant, parfois vif, avec les diverses sensibilités exégétiques, à opérer une réconciliation, à l’intérieur de la pensée occidentale, entre lecture théologique et exigences rationnelles. Il s’agit de retrouver ce que l’on pourrait appeler une lecture harmonieuse des Écritures. On ne saurait affirmer que l’auteur privilégie une méthode de lecture sur une autre, si l’on entend par là une prise de position pour ou contre telle ou telle méthode élaborée et définie par la communauté scientifique des exégètes. Bien qu’il prenne ses distances par rapport aux excès de l’exégèse historico-critique, en particulier telle qu’elle s’est développée dans le monde germanique, le livre ne promeut pas particulièrement l’herméneutique contre l’historico-critique ou l’exégèse canonique contre les lectures diachroniques. Plus que sur une méthode scientifique particulière, le livre repose sur un pari à la fois serein et audacieux :

L’ultime certitude, sur laquelle nous fondons toute notre existence, nous est donnée par la foi – par l’humble fait de croire ensemble avec l’Église de tous les siècles, guidée par l’Esprit Saint. À partir de là d’ailleurs, nous pouvons regarder tranquillement les hypothèses exégétiques qui, de leur côté, se présentent trop souvent comme un pathos de certitude qui est réfuté déjà du fait que des positions contraires sont proposées continuellement avec la même attitude de certitude scientifique [16]

« Regarder tranquillement » : la lecture du texte dans la foi nous permet de connaître réellement le Christ. Nous ne sommes pas contraints à reconstituer derrière le texte, voire contre lui, un nouveau récit objectif, car ces paroles désignent plus profondément et plus intensément cette réalité dont vit le chrétien, ce que la théologie nomme le mystère. Mais toute démarche rationnelle peut alors être accueillie et située dans ce dynamisme : il est ainsi significatif que l’auteur, tout en rejetant viscéralement toute opposition d’ordre théologique entre le Jésus de la foi et le Jésus historique, n’hésite pas à exploiter les données suggestives proposées par le livre de John P. Meier, qui envisage Jésus selon l’angle des critères modernes d’historicité.

Une discussion critique et serrée qui n’exclut pas, en profondeur, un travail de dialogue et de guérison de la raison occidentale : telle est la leçon magistrale qu’offre ce livre.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] Jésus de Nazareth, tome I, Flammarion, 2007, p. 55-56.

[2] « Schriftauslegung im Widerstreit », publié en 1989 dans Quaestiones disputatae, trad. fr. in L’Exégèse chrétienne aujourd’hui, Fayard, 2000, p. 67-109.

[3] Jésus de Nazareth, tome II, Éditions du Rocher, p. 280-281.

[4] Article cité, p. 75.

[5] Ibid., p. 108.

[6] Selon A. Jaubert, qui a développé cette thèse depuis 1953, Jésus aurait suivi un autre calendrier sacerdotal, semblable à celui transmis dans Le Livre des Jubilés, retrouvé à Qumran, qui permettait de célébrer le repas pascal le mardi soir. Pour Benoît XVI, malgré l’intérêt d’une telle analyse, il est difficile de penser que Jésus aurait utilisé un calendrier répandu uniquement à Qumran. Quant à John P. Meier, il a développé ses vues sur ce sujet dans le premier volume de A Marginal Jew, trad. française Un Juif nommé Jésus, tome I, Cerf, Paris, 2004.

[7] Jésus de Nazareth, tome II, p. 138 (l’italique est dans le texte original).

[8] p. 138.

[9] p. 62.

[10] p. 266.

[11] Voir en particulier le chapitre 4 sur la prière sacerdotale du Christ, reliée au rituel de l’expiation, et, dans le chapitre 8, « la mort de Jésus comme réconciliation (expiation) et salut ».

[12] p. 103.

[13] Lecture confirmée par Mt 24, 14 et, plus encore, par Mc 13, 10 : « il faut d’abord que l’Évangile soit proclamé à toutes les nations [= à tous les païens »] ».

[14] Cité p. 61.

[15] p. 61-62.

[16] p. 129.

Réalisation : spyrit.net