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Histoire, crédibilité et herméneutique

P. Henri de Villefranche

Le problème de la crédibilité tient à la grandeur du christianisme, au double aspect de la foi comme aussi à la radicalité de ses exigences (1 Co 1,23). D’une part, la foi, comme adhésion à la personne de Jésus Christ, n’est pas une conclusion contraignante, de type inductif ou déductif, mais un don de toute la personne en réponse à Dieu qui se révèle et se livre en Jésus Christ. D’autre part, si la foi est remise intégrale de l’homme à Dieu, elle n’est pas démission conduisant à l’irrationnel, acculée au fidéisme. Il importe de savoir avant de croire et pour croire. Dans sa racine, la foi est un acte de l’intelligence ; elle est un choix qui suppose la lucidité. Il appartient au théologien de montrer que l’option de foi est sensée. Son projet est d’établir que Jésus, non seulement appartient à la réalité de l’histoire des hommes, mais aussi qu’il déchiffre cette condition humaine dans toutes ses dimensions et l’accomplit au-delà de toute prévision. Non seulement Jésus a été un grand prophète au sein de la tradition juive, mais il y a dans sa vie, sa mort et sa résurrection des signes de son identité, Dieu parmi nous.

La réception de l’histoire et l’exégèse

L’historicité est donc un trait fondamental et décisif de la révélation chrétienne. La foi est sans cesse confrontée à des événements « qui sont arrivés » et l’Écriture renvoie à un certain nombre d’événements qui relèvent de l’histoire. En Jésus-Christ, ce principe d’historicité s’approfondit encore : Dieu non seulement entre dans l’histoire, mais il y entre en assumant l’homme, jusqu’en sa corporéité. Il est donc d’une souveraine importance de savoir si, comment et dans quelle mesure nous pouvons atteindre ces événements. L’accès à Jésus par le moyen des récits évangéliques doit donc être étudié justement, car s’il est impossible, par les évangiles, de rencontrer Jésus et de connaître son projet, son message, ses miracles, sa passion et sa mort, il ne reste plus rien du christianisme.

Le problème herméneutique est celui de la compréhension des niveaux de réalité auxquels nous pouvons accéder dans la lecture d’un texte. Dans un premier temps, en lisant ces lettres dites catholiques, nous avons été sensibles à une technique d’étude et d’écriture qui tente de saisir le rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Dans les temps apostoliques et patristiques, le Nouveau Testament a été interprété comme norme et clé d’interprétation de l’Ancien parce que compris comme récriture de celui-ci, principe déjà à l’œuvre à l’intérieur du corpus vétéro-testamentaire. « L’événement devient avènement ; en prenant du temps, il prend du sens [1] ».

Si nous allons plus avant, la lecture de l’Écriture est également envisagée comme clé d’interprétation de l’existence humaine et en particulier de l’agir humain. Le Moyen-Âge a honoré cette herméneutique avec sa théorie des quatre sens de l’Écriture, déjà élaborée dans la tradition juive et chez saint Paul en particulier, comme en témoigne l’interprétation de la croix de Jésus dans l’épître aux Galates [2]. Qu’on relise simplement ce qu’enseigne le CEC (§ 115 et suivants). Aujourd’hui, la démarche herméneutique prend pour objet le texte lui-même et le rapport existant entre celui-ci et l’événement.

De fait, si les progrès de la connaissance historique suscitent l’enthousiasme du public, les limites de leur utilité pour le théologien engendrent, comme le dit Theissen, un curieux malaise. Comme si un blocage ancien demeurait, qu’un témoin déjà ancien formulait ainsi : « J’ai dû me limiter à expliquer l’humble sens grammatical des phrases et même des mots, et mon vœu est qu’un théologien se serve de mon travail pour pénétrer plus avant dans l’intelligence de la Parole de Dieu. Non omnia possumus omnes » [3]. C’était le temps difficile de la crise moderniste et on sait la modestie et l’obéissance religieuse de l’exégète dominicain. Lire les mêmes propos près de cent ans plus tard laisse un peu rêveur. C’est pourtant ce qu’on trouve dans l’introduction de l’ouvrage de J.P. Meier [4] : « La méthode que j’adopte suit une règle simple : elle fait abstraction de ce que disent sur Jésus la foi chrétienne et l’enseignement ultérieur de l’Église sans confirmer ni contester ces affirmations ». Et encore : « Je ferai de mon mieux pour mettre entre parenthèses mes positions de croyant et limiter mon analyse à ce que la recherche historique et l’argumentation logique permettent de tenir pour certain ou probable (...) Il s’agit de ne poser qu’une seule question à la fois. Je serais très heureux que la théologie systématique prenne le relais, à chaque endroit où mon livre s’arrête, pour pousser plus loin la réflexion. Mais à chaque livre suffit sa tâche » (p.16). Saint Thomas vient au secours de cette position pour distinguer soigneusement ce qui relève de la raison et ce qui relève de la foi. La séparation des tâches va jusqu’à la relève de l’exégète que le théologien est invité à prendre. Ce pourrait être seulement une juste répartition.

Mais n’aurait-on en rien progressé durant le siècle qui nous sépare du P. Lagrange ? L’enjeu est d’interpréter le texte des évangiles. Le chrétien est intéressé par ce travail, mais pas lui seulement. L’historien se penche à bon droit sur l’histoire de Jésus, toujours à travers le texte des évangiles, car il n’est pas ou peu de sources qui le renseignent sur le sujet. Meier les traite abondamment, le tome 3 en particulier est très remarquable. Michel Quesnel également, qui aboutit aux mêmes conclusions [5]. Sans revenir sur l’histoire de la recherche concernant le Jésus historique, on a affiné les critères d’historicité, et le résultat de la recherche est que nombre de paroles et de gestes peuvent être attribués à Jésus. Les traditions du Nouveau Testament qui répondent à ces critères ont une base historique très sûre ; on découvre à travers elles que l’histoire s’est imposée à la théologie, tout comme la théologie a coloré l’histoire. Ainsi, les évangiles peuvent difficilement être considérés comme des reportages, ou comme de simples fictions. Une importance particulière doit être accordée au progrès de la connaissance du monde juif, lequel était délibérément ignoré à la fin du XIXe siècle, puis caricaturé, et qui a été enfin reconnu dans sa prodigieuse diversité (le judaïsme galiléen par exemple) : en son sein, des critères de cohérence comme de plausibilité sont applicables au comportement et à la personne de Jésus.

Progrès des outils et modestie de leurs utilisateurs vont ensemble. La mise en garde revient souvent sous la plume de Meier. L’historien aboutit à des hypothèses qui lui semblent plausibles, rarement à des certitudes. Ce qui laisse perplexe est le refus de considérer comme pouvant relever de l’histoire les choix interprétatifs de la communauté des premiers chrétiens, qui suscite et reçoit les écrits évangéliques. Car s’agit-il directement de foi ? L’acte de foi ne porte pas en effet sur les détails historiques de la vie de Jésus. Meier en est bien conscient et il le professe : le véritable objet de la foi chrétienne n’est pas et ne peut pas être une idée ou une reconstruction intellectuelle, aussi fiable soit-elle. Pour le croyant, l’objet de la foi chrétienne est une personne vivante, Jésus-Christ, qui s’est engagé totalement dans une véritable existence humaine terrestre, au 1er siècle de notre ère, mais qui vit désormais ressuscité et glorifié, auprès du Père à jamais (T. 1, p. 121). Alors que M. Quesnel complète heureusement sa première partie historique par une étude sur Jésus, source et fondement du christianisme, la conclusion qu’en tire Meier est que l’intérêt du Jésus historique est nul pour le croyant, si ce n’est pour le théologien : « le Jésus historique est un rempart contre toute réduction de la foi chrétienne en général et de la christologie en particulier à une idéologie ‘utilisable’ quelle que soit sa couleur » (p. 123). Tout cela est vrai, utile, mais on doit pouvoir aller plus loin.

Expliquer et croire

Le projet est de se demander comment des récits divergents comme les quatre évangiles peuvent être vrais, quoique discordants, dès lors qu’on les lit de manière « horizontale », c’est à dire en synopse, en acceptant la confrontation des quatre livrets évangéliques. La manière « verticale » désigne l’étude de chaque évangile dans sa logique propre. Cela suppose, et c’est la tâche de l’exégète, une appréhension de la culture juive d’origine, une compréhension de l’accomplissement des Écritures, et une saisie de la Bible dans son corpus canonique reçu comme inspiré par les croyants. Une perspective concordiste ne conduit qu’à des acrobaties pour tenter de surmonter les difficultés des récits énoncés par chaque évangéliste, ou à une démission qui instaure une distance infranchissable entre les événements reconnus par l’historien et le récit évangélique, disqualifié par ce dernier. La position du croyant devient intenable, sauf à faire de la foi un saut dans l’absurde ou l’irrationalité !

L’accomplissement des Écritures, en particulier, ne peut pas être invoqué pour expliquer la reconstruction des évangélistes à l’encontre de la réalité historique. S’il était exact que Jésus fût né à Nazareth et non à Bethléem, Matthieu ou Luc n’auraient eu aucune difficulté à le justifier d’après les Écritures. Les indices d’attente messianique en Judée durant le premier siècle de notre ère allaient dans tous les sens, et Matthieu n’a aucun scrupule à mentionner, en le reconstruisant pour les besoins de sa cause, un oracle sur le Nazôréen (2, 23), afin de rendre compte de l’installation de Joseph, Marie et Jésus en Galilée. On pourrait faire le même raisonnement pour la fratrie au sein de laquelle Jésus est censé être né. Le sens théologique de tel ou tel événement pouvait être tiré de bien des interprétations de la Loi et des Prophètes. Rien ne s’impose de manière automatique dans le processus de l’accomplissement des Écritures, et c’est plutôt l’événement qui gouverne l’interprétation que l’inverse. La distinction des ordres de la logique et de la foi, si légitime, ne s’impose pas dans ce genre de choix interprétatif.

Une introduction à la reconnaissance du statut du texte et à la possibilité de l’interpréter nous est heureusement offerte par Anne-Marie Pelletier [6]. Selon sa perspective, la Bible n’est pas seulement écrite dans une conjoncture historique qui en éclaire le sens et qui est l’objet des études que nous avons mentionnées. Elle est concernée aussi par l’histoire qui, en aval du texte écrit, constitue la suite de ses relectures et de sa réception. Que ces relectures soient le fait de croyants ne disqualifie pas aux yeux d’un historien la justesse de leur interprétation. Sinon, les croyants d’aujourd’hui s’enferment dans une lecture pieuse, en se protégeant des questions périlleuses, ce que Jean-Paul II dénonce dans son introduction au document de la Commission Biblique pontificale, Lire la Bible en Église, de 1994. Cette situation a culminé avec le modernisme, et le P. Lagrange, on l’a souligné, en a fait les frais. Mais aujourd’hui, la nouveauté est que nous ne sommes plus voués à ce divorce de la foi et de l’intelligence. L’exégèse critique apparaît comme une chance pour la lecture spirituelle, qui elle-même est le but et l’horizon de toute vraie lecture croyante. Ce que savait à sa manière la grande tradition des Pères de l’Église. Ce qui est possible aujourd’hui, c’est d’avoir confiance dans le texte biblique. Il ne s’agit pas de sauver la Bible par les lectures savantes ou adaptées à la modernité. Il s’agit de découvrir que le texte est assez grand pour supporter le choc de nos interrogations. Bien plus, ces interrogations font encore « grandir »le texte.

La rupture entre une lecture critique et une lecture croyante date du XVIIIe siècle, quand s’est imposé le projet de lire la Bible comme n’importe quel texte, à distance du préjugé de la foi, disait-on. La distinction légitime du sens spirituel et du sens littéral est devenue une séparation radicale, l’enquête historique ayant été associée chez nombre d’auteurs, en particulier depuis Voltaire, au projet de discréditer et de saper la foi chrétienne. Le savoir nouveau avait tendance à accréditer une vision syncrétiste du religieux, qui ruinait l’originalité du message biblique tout en ébranlant puissamment nombre de représentations auxquelles la lecture croyante était attachée. Dans ces conditions, le monde croyant ne pouvait que peiner à ajuster sa réaction.

On admet aujourd’hui ce fait qu’un texte a une histoire, s’inscrit dans un moment, émane d’une intentionnalité rattachée à ce moment, et porte éventuellement des traces de retouches ou de refontes qui concernent également le travail de l’histoire. De tout cela, le sens est partie prenante, au même titre qu’il l’est des structures et des formes rhétoriques qui articulent son énoncé. Or, au XIXe siècle, on a vu s’imposer une science historique postulant, de façon très autoritaire, la possibilité d’accéder à la vérité du texte biblique par la mise à jour de ses référents et de ses déterminations historiques. L’idée qui préside à cette fière assurance de la raison se plaçait sous le signe d’un universel aussi confortable qu’abstrait : elle correspond à un moment, celui du positivisme quasi absolu.

Cela pose d’abord le problème du statut de la connaissance : connaissons-nous le réel en parfaite objectivité ? La question devient : qu’est-ce que comprendre ? Quelle articulation établir entre le sujet connaissant et l’objet connu ? Les hypothèses oscillent entre réalisme et idéalisme. L’herméneutique philosophique contemporaine montre l’incomplétude des théories qui font du sens une propriété intrinsèque d’un texte, un donné que le lecteur aurait simplement à recueillir, soit encore, ce qui est déjà là, à accueillir comme une propriété de l’écriture : problématique qui efface au maximum le rôle du lecteur, le rend invisible, tient que lire est une opération blanche. Or, un texte est forcément reçu selon les disponibilités de son lecteur, lequel peut aussi recevoir de différentes façons un même texte. Et ainsi, le sens est, pour partie, proportionné à la personne du lecteur, à son savoir comme aux questions avec lesquelles il vient à ce qu’il lit.

Il s’agit en clair de prendre en charge la véritable dimension objective du langage. Un texte consistant ne s’épuise pas dans une seule signification, mais entre en jeu avec la créativité de ses lecteurs pour déployer une palette de sens. Le texte biblique, par son aspect étrangement laconique et lacunaire, voire ambigu et énigmatique, est exemplaire. Les ignorances sur la chronologie de la vie de Jésus, sur la date de sa naissance et de sa mort par exemple, comme la quadruple forme des écrits évangéliques, recentrent l’attention sur l’implication du lecteur dans son acte de lecture.

On ne le sait pas assez, il existe une véritable poétique biblique, qui consiste non seulement à renvoyer, selon un échange réversible, du je individuel au nous collectif, mais aussi à réinterpréter le vous en nous, ou encore le tu, interlocuteur d’hier, en tu lecteur/interlocuteur d’aujourd’hui. L’évangile de Jean donne de nombreuses occasions d’expérimenter ce passage (Jn 3, 10-11). Les commentateurs anciens en avaient déjà saisi la marche à suivre et l’intérêt. Par exemple, Cassien : « Pénétrés des mêmes sentiments dans lesquels le psaume a été chanté ou composé, nous en devenons pour ainsi dire les auteurs ; et nous en prévenons la pensée, plutôt que nous ne la suivons ; nous saisissons le sens avant d’avoir connu la lettre (...) Tout ce qui nous est dit, nous en avons une intelligence plus profonde » [7].

Lire et interpréter

Parce que la foi chrétienne a pour centre un événement de salut qui est déjà advenu dans le temps de l’histoire, même s’il lui faut encore se déployer jusqu’à sa pleine manifestation, chaque croyant, pour entrer dans la foi, doit nécessairement entrer dans un acte de mémoire. On est « du Christ » dans la mesure où on reçoit le témoignage des générations qui vous précèdent, qui elles mêmes ont d’abord accueilli la révélation confiée aux apôtres dans l’acte de leur foi, qui leur a fait confesser Jésus comme Christ. Cette solidarité de foi a pour support une Tradition. L’interprétation de chaque génération, consignée notamment dans les bibliothèques monastiques, débordait largement le projet simplement intellectuel qui serait celui d’expliquer encore le texte et d’éclairer ses obscurités. Il s’agissait, par le travail de l’intelligence de la foi, d’expérimenter à nouveaux frais la force et l’actualité de la parole de Dieu et, du même coup, la communion qui, d’âge en âge, réunit les disciples du Christ.

Pareille lecture ne fait qu’un avec la prière et c’est l’aboutissement de la lecture chrétienne. C’est ce que Dei Verbum (1, 2) a remis très heureusement en lumière en qualifiant le texte biblique de locutio Dei. Et il est bon de remarquer que la conscience retrouvée de cette dimension du texte reçoit de la poétique contemporaine des possibilités de description et d’argumentations inédites, qui permettent de relayer et de prolonger le savoir de l’exégèse ancienne.

La pratique juive use, pour dire la lecture de la Torah, du mot miqra’ qui désigne la proclamation liturgique du texte écrit de la Torah. Et encore, le midrash désigne la recherche du sens comme sa prédication. La Torah orale accompagne toujours la Torah écrite. Tout cela permet de nouvelles lectures qui réactivent et prolongent le sens du texte de générations en générations. Le texte est fait pour être actualisé, inséré dans le présent, pour y exercer sa puissance de révélation et d’inspiration pour la vie concrète. La seule limite à l’innovation est que la nouvelle lecture n’annule pas la tradition d’interprétation antécédente. Nous sommes dans une logique de croissance, de cumul de sens.

En particulier, on peut relever le phénomène de la citation. Elle peut être explicite et invite le lecteur à comprendre que le récit de la Bonne Nouvelle requiert et convoque les Écritures anciennes, qui viennent à leur tour rendre hommage au Messie d’Israël. Un autre principe est celui de la discrétion. Les mots de l’Ancien Testament sont réinvestis silencieusement dans le contexte nouveau de l’œuvre du salut en train de s’accomplir. Bien lire suppose un acte de mémoire, une « encyclopédie » personnelle, dont l’initiative revient au lecteur. Ce phénomène s’appelle également intertextualité. Ainsi, il est clair que le récit évangélique est constamment greffé sur le corpus des textes vétéro-testamentaires.

Enfin, P. Beauchamp a montré la progression des figures et observé la manière dont elles se renforcent et se nouent pour conduire jusqu’à leur accomplissement, c’est à dire au Christ Jésus. Il en va du récit lui-même en sa totalité, avec les événements et les personnages qui en constituent la trame. Nulle évidence ne s’impose dans cette analyse, sinon la conviction que le moteur de l’accomplissement est cette part d’énigme et d’excès qui habite les textes bibliques. Part qui demeure ignorée de l’enquête historique et de l’archéologie, lesquelles n’atteignent que l’écorce du texte.

Confirmation : la lecture en aval de l’écriture. Ce que le texte signifie ne saurait donc être confiné à ce qui se joue en arrière des mots, ou en arrière du temps présent de la lecture, pas plus qu’on ne devrait limiter son sens aux formes qui organisent sa surface, si déterminantes soient celles-ci. Le sens doit constamment se penser comme avenir du texte, sans pour autant se détourner de son amont, car alors il serait une pure abstraction. Mais il reste qu’il n’est de connaissance qu’interprétative. La lecture est toujours en dépendance d’un sujet inscrit dans une histoire particulière, et il nous faut nous déprendre de l’idée d’un texte qui comporterait en lui-même, comme propriété intrinsèque, un seul et unique sens, objectif et stable, amarré dans l’intention de l’auteur, que le lecteur n’aurait qu’à recueillir comme on se penche pour ramasser un objet, et qui serait la référence normative pour évaluer les interprétations qu’on en donne.

Si l’horizon du texte biblique est toujours universel, il est fortement enraciné dans l’élection d’un peuple. Il y a des conditions pour recevoir justement les évangiles. Pour autant que le lecteur doive s’impliquer dans l’interprétation, il ouvre un texte qui est porté par la foi de l’Église depuis 2000 ans. Le reconnaître n’engage ni à devenir juif ni à devenir chrétien, mais c’est une manière de consentir avec réalisme à l’identité et à l’histoire de ce texte, et le sens du texte est dessiné par les diverses expériences historiques de son interprétation, qui n’engagent pas que le lecteur croyant. Loin d’opposer expliquer et comprendre, nous aurons pour tâche d’expliquer toujours plus, pour comprendre toujours mieux. Aujourd’hui, la nouveauté est que nous ne sommes plus voués à ce divorce de la foi et de l’intelligence. L’exégèse critique apparaît comme une chance pour la lecture spirituelle, qui elle-même est le but et l’horizon de toute vraie lecture croyante. Ce que savait à sa manière la grande tradition des Pères de l’Église.

Tradition et lecture : lire en Église

Nous ne sommes pas les premiers à lire la Bible. La question que pose Meier en refusant de considérer comme recevable pour un non-croyant le témoignage de l’Église, c’est-à-dire des premiers chrétiens, tient à cette considération. Les écrivains comme les lecteurs des évangiles sont eux-mêmes des récepteurs : « je vous ai transmis ce que j’avais moi-même reçu » (1 Co 15). Lire n’est pas seulement un tête-à-tête avec un texte, c’est aussi avec nos ressources d’aujourd’hui entrer dans un concert de voix qui nous ont précédées, s’insérer dans la tradition de lecture du livre, de génération en génération. Ainsi, la tradition n’est pas facultative : elle est le sol sur lequel nous nous tenons. Lire, c’est toujours continuer de lire, s’insérer dans une chaîne de lectures et de réécritures. La chance de notre moment présent est qu’il reçoit de l’herméneutique philosophique et de la poétique littéraire de grandes lumières pour éclairer ces réalités. A.-M. Pelletier a des pages fort éclairantes sur les travaux de Gadamer, Ricœur ou Alter. Avec eux, la modernité nous permet de renouer de manière critique avec les fondements de l’exégèse ancienne. Elle nous rend aux Pères de l’Église, nous permet d’être leurs fils, non en les répétant, mais en renouvelant leur élan et leurs intuitions.

Le projet des Pères était que toute exégèse doit conduire à l’illumination tout ensemble du cœur et de l’esprit. L’alliance féconde de la foi et de l’intelligence permet seule d’identifier les finesses du texte, de reconnaître sa profondeur, de le recevoir comme Parole pour la vie. Bien entendu, des questions ont échappé aux générations antérieures, mais il serait naïf d’imaginer qu’ils étaient… naïfs. L’histoire, bien sûr, mais au moins autant la poétique narrative (art de la composition d’un récit) et l’herméneutique (science de l’interprétation) offrent un renouvellement précieux pour une lecture intégrale de la Bible, qui honore la raison et l’intelligence de la foi. Retenons toutefois que la Bible restera toujours un livre dangereux…

P. Henri de Villefranche, prêtre du diocèse de Paris depuis 1982, a suivi des études à l’Institut Biblique de Rome. Enseigne dans les Formations diocésaines de Paris et organise des sessions de lecture de la Bible en terre sainte (BST).

[1] P. Ricœur, préface à R. Bultmann, Jésus.

[2] Cf. Ga 6, 11-16.

[3] Cf. M.-J. Lagrange, Préface du commentaire sur Luc, Gabalda, 1921.

[4] Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I-III, traduction fr., Cerf 2004-2005, p. 11

[5] Jésus, l’homme et le fils de Dieu, Flammarion, 2004.

[6] D’âge en âge, les Écritures, Lessius, 2004.

[7] Conférences, X, 11.

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