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Histoire des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France (XIXe-XXe siècle) (Gérard Cholvy)

Paul Airiau

Depuis longtemps intéressé à l’histoire religieuse de la jeunesse, Gérard Cholvy permet pour la première fois d’apprécier de manière vivante et détaillée l’ampleur de l’effort chrétien déployé depuis la Révolution pour reconquérir et conserver la jeunesse. Il propose ici une première mise au point à partir d’une multitude de travaux récents, auquel il a souvent participé ou qu’il a patronné et organisé. Vrai travail de vulgarisation, sans références de bas de pages pouvant éloigner le lecteur profane (mais la bibliographie est plus qu’abondante), la vision transversale qu’il propose permet de réinsérer l’ensemble des créations, catholiques ou protestantes, dans un cadre plus large qui leur donne un sens. En effet, la palette des tactiques de reconquête d’une société refusant à la religion un rôle social autre que le maintien de l’ordre se manifeste à travers les mouvements de jeunesse.

Au début du XIXe siècle s’impose la nécessité de rechristianiser la jeunesse, sans héritage religieux à la suite de la bourrasque révolutionnaire. La jeunesse bourgeoise est massivement voltairienne, et les pratiquant doivent vaincre dans les collèges et lycées le respect humain et une opinion hostile. La persévérance des premiers communiants est fort incertaine, les connaissances religieuses plus que flottantes. Des vagues de créations se succèdent alors. L’Œuvre Allemand apparaît ainsi à Marseille en 1799, organisée autour de la piété et des loisirs, alors que les congrégations mariales, héritières de la piété du XVIIIe siècle, réunissent de jeunes laïcs se consacrant à la piété et à la charité. Les patronages et les œuvres, alors majoritairement non paroissiales, s’imposent rapidement. Il faut répondre à la question sociale et à la déchristianisation entre 1840 et 1900. Surgissent les Frères de Saint-Vincent-de-Paul avec Jean-Léon Le Prévost, ou l’Œuvre de la Jeunesse ouvrière de l’abbé Joseph-Marie Timon-David, plus particulièrement destinée aux classes laborieuses. La laïcisation de l’enseignement à partir de la fin du XIXe siècle (suppression de l’enseignement religieux à l’école), fait s’imposer la formule du patronage paroissial, où l’on joue, l’on prie, l’on apprend aussi le catéchisme sans se limiter à la mémorisation et à la récitation par cœur. Les cercles d’études viennent compléter la formation pour les post-adolescents. Les écoles du dimanche et du jeudi protestantes, ainsi que les Unions Chrétiennes de Jeunes Gens, prennent alors une même ampleur.

La multiplication des œuvres construites conduit à essayer de coordonner les actions, spécialement pour les post-adolescents, alors que l’heure est à la défense religieuse contre une laïcité conquérante. Les œuvres catholiques sociales destinée à jeunesse s’orientent alors dans deux directions : une version hiérarchique, avec l’Association Catholique de la Jeunesse Française (1885) d’Albert de Mun, qui veut prier, étudier et agir, et s’appuie largement sur les paroisses, et une version démocratique, avec le Sillon (1898) de Marc Sangnier, plus offensive, plus populaire aussi. Les organismes pour étudiants apparaissent avec la croissance de la scolarisation dans le supérieur. L’apostolat du milieu par le mi¬lieu s’affirme alors que les divisions sociales se renforcent. Le protestantisme n’est pas en reste, avec la Fédération Française des Étudiants Chrétiens (1898). Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le patronage, relayé par les colonies de vacances, est la grande affaire paroissiale (Fédération Gymnastique et Sportive des Patronages de France en 1902), où la sociabilité récréative fondée sur les loisirs (football, cinéma) est utilisée dans une perspective d’évangélisation (Cœurs vaillants, Âmes vaillantes). Le scoutisme, catholique ou protestant, se greffe rapidement dans les années 1910-1920 sur ce mouvement de christianisation des loisirs, d’encadrement religieux de la jeunesse et de contact avec la nature, dans une société qui s’urbanise. Les années 1930 voient naître le projet de Pie XI de subversion apostolique sous contrôle hiérarchique, destiné à re-christianiser la société contemporaine. L’Action catholique, rapidement spécialisée en France (Jeunesse Ouvrière Chrétienne de l’abbé Guérin, 1927, bientôt déclinée pour les milieux étudiants, indépendants, agricoles), devient alors la colonne verticale des activités catholiques pour la jeunesse.

Les crises de la seconde moitié du XXe siècle n’épargnent rien. Les mutations sociales (urbanisation, développement des classes moyennes, recul relatif du monde ouvrier, néopositivisme accompagnant la croissance économique) font perdre de sa pertinence à la spécialisation. Les crises internes au catholicisme, liée aux différentes modalités d’adaptation à une société en modernisation accélérée, à la con-jonction d’enjeux divers (politiques – relations avec les communistes, Guerre d’Algérie –, pédagogiques – scoutisme –, apostoliques – témoignage silencieux ou explicite, humanisation ou christianisa-tion), touchent de plein fouet les militants (explosion de l’ACJF en 1956-1957). L’aggiornamento de Vatican II accentue les difficultés, et la volonté de rejoindre le monde dévalorise les mouvements qui tendent à se déconfessionaliser. Les années 1970 sont des années dures, mais à leur étiage succède une revitalisation, aux structures parfois plus souples, notamment au sein des “ nouvelles communautés ” (JMJ de 1997), fondée sur une affirmation identitaire réelle.

Des générations de militants ont ainsi participé profondément à la modernisation, à la démocratisation et à l’unité de la société française. Car la jeunesse chrétienne compte. L’ACJF a 140 000 membres en 1914, le scoutisme chrétien rassemble plus de 200 000 jeunes après 1945, les colonies de vacances réunissent 1,35 million d’enfants en 1957. Des viviers sont ainsi constitués, qui permettent d’agir, dans l’espoir de rechristianiser définitivement la France, d’infuser la doctrine sociale dans le corps français. Après 1945, l’Église peut fournir une série de cadres compétents à la nation en reconstruction. Dans l’agriculture, dans le monde universitaire et éducatif, dans le syndicalisme (CFTC), le catholicisme bénéficie largement de sa prise en charge déjà ancienne de la jeunesse, farouchement protégée des volontés totalitaires de Vichy – c’est dire l’importance qu’il lui accordait. Il participe de nouveau pleinement à la vie civique, et entend bien y infuser ses valeurs.

Les constructions successives ne disparaissent jamais. Cela crée, spécialement dans le catholicisme, de fortes et régulières tensions, certaines formes plus récentes pouvant plus ou moins se vouloir exclusives. Des conflits de générations viennent également renforcer ces clivages. La tentative d’accorder ACJF, scoutisme, patronages et Action catholique spécialisée s’est révélée délicate. Les rassemblements sur une base paroissiale s’harmonisent difficilement à ceux sur des critères sociaux. Les évêques préservent longtemps, voire encore, le schéma d’Action catholique (celui de leur accès à l’épiscopat ou de leur formation), alors que la réalité s’y dérobe dès le milieu des années 1960, et que nombre de responsables des mouvements de jeunesse ne s’y reconnaissent pas ou plus. Divers modes d’organisation s’opposent également. Si le XIXe siècle laisse une large place à l’initiative laïque, l’emprise hiérarchique devient très forte dans les années 1910-1950, tandis que la formation réalisée pousse au contraire les jeunes à revendiquer une plus grande autonomie alors que les conflits politiques prennent une influence de plus en plus grande. Les conflits proviennent aussi de cette question. Nombre de militants engagés durant la Seconde Guerre mondiale accèdent aux responsabilités après la guerre et se sont déjà éloignés d’évêques qu’ils sont jugé en dessous de leur devoir durant cette période.

Engagé dans une voie multitudiniste depuis le IIIe siècle, le christianisme n’a pu faire l’impasse sur une jeunesse apparue progressivement au XIXe, surtout au XXe siècle, avec la durée croissante accordée à la formation, professionnelle ou intellectuelle. Sa volonté de transmettre un héritage et de socialiser a été rejointe par celle, apparue plus tardivement (1880-1900 pour l’enseignement, 1930-1940 pour les loisirs), des pouvoirs publics et des associations non-confessionnelles. Son souci de faire participer les jeunes à leur propre formation et à celle de leur génération, spécialement en leur donnant des responsabilités, reste certainement pertinente. Mais il lui faut gérer une situation où la transmission automatique des héritages, religieux puis sociaux, a été remise en cause, avant que d’être rejetée. Il est ici confronté aux mêmes difficultés que l’État (notamment dans l’enseigne-ment), et la réticence qui est manifestée à des formes nouvelles manifeste qu’il n’a peut-être pas pris en compte pleinement l’ampleur de l’enjeu actuel. L’accueil réservé aux formes nouvelles de l’apostolat de la jeunesse dans le catholicisme français semble le prouver.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

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