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Homélie

Jean-Marie, cardinal Lustiger

Frères et sœurs, mes amis,

Il nous faut d’abord dire au Seigneur notre reconnaissance et notre affection pour le P. Charles.

Ces mots de saint Paul : « Vous n’avez pas plusieurs pères dans le Christ » (1 Co 4, 15) s’appliquent en vérité et presque sensiblement à notre relation au P. Charles.

Beaucoup, présents ce matin au Sacré-Cœur ou absents, éprouvent les mêmes sentiments et les ont déjà exprimés. Nous avons connu l’abbé Charles, le P. Charles, Mgr Charles, un prêtre qui a manifesté à un nombre incroyable d’hommes et de femmes la paternité divine, la révélation de l’amour qui vient de Dieu ; et il leur a permis de découvrir, eux aussi à leur tour, le chemin de la vie du Christ, le chemin du Royaume de Dieu.

Il a provoqué des sentiments et des réactions contradictoires. Cela est normal. Il ne s’est présenté ni comme un saint, ni comme un exemple. Accomplissant son ministère de prêtre, il a reçu ce don de la paternité spirituelle. Ses qualités et ses défauts, comme les qualités et les défauts des « fils » et des « filles » ont fait naître les mêmes réactions, les mêmes difficultés que dans toute relation filiale. Cependant, nous le savons tous, ce qui l’emporte, c’est l’affection, l’amitié la plus reconnaissante, la plus respectueuse, et, aujourd’hui, aussi la peine. Peine non de la mort qui est inéluctable, mais deuil en cette vie d’une présence interrompue à jamais ; bien que, nous le croyons, nous nous retrouvions dès à présent dans la communion des saints et dans la gloire à venir du Seigneur ressuscité.
Voilà pourquoi je vous invite d’abord tous, quelle que soit notre peine, à rendre grâces.

En écoutant ces passages de l’épître aux Romains (10) et de l’évangile de saint Marc (10), je ne sais si comme moi vous avez entendu la voix du P. Charles les commenter. En raccourci, la Parole de Dieu nous fait comprendre le chemin qu’il a parcouru, le chemin qu’il a aidé tant et tant à parcourir à leur tour. Dieu a permis que sa personnalité hors du commun, mais aussi ses défauts et ses limites soient l’instrument de l’annonce du Royaume de Dieu, de la manifestation de la grandeur divine.

Ce chapitre 10 de saint Marc nous montre à la fois un appel et des réponses, un combat et une promesse. Le P. Charles a toujours été un bon et fidèle serviteur de l’Évangile parce qu’il s’est battu. Il nous appelait à notre tour à nous battre pour le Royaume. Comme cet homme riche est obligé de se battre avec lui-même, comme les disciples sont obligés de se battre avec l’immensité de l’amour de Dieu qui les dépasse et les submerge, de se battre avec ce mystère de la croix. Si, à certains moments, dans les choix difficiles de chacun d’entre nous, et parfois de la vie de l’Église, il nous a paru exigeant, c’est que lui-même, connaissant ses faiblesses, s’est battu pour obéir à Dieu.

Il ne s’est jamais donné en modèle, si ce n’est dans sa passion de répondre à cet amour sans mesure qui l’avait appelé et qu’il voulait transmettre. S’il a parfois été rude, c’est que la Parole était rude avec lui. S’il a parfois touché la limite que chacun de nous éprouve dans sa vie pour répondre à l’absolu de Dieu, c’est que, lui aussi, comme les disciples, a été déconcerté par les paroles de Jésus et a dit : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » et il s’est répété la réponse du Christ : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu, car tout est possible à Dieu. »

En même temps, il gardait l’espérance de ce centuple, dès cette terre, avec des persécutions. Non pas affirmation naïve, mais, au contraire, réalisme puissant de l’Évangile, reconnaissance en cette vie du mystère fécond de la croix qui transfigure le visage de ce monde qui passe. Mystère fécond parce qu’il recueille la condition humaine telle qu’elle est, avec nos péchés, nos souffrances, nos limites, avec l’histoire de chacun et les épreuves de nos vies, du corps comme de l’âme. Et, dès à présent, il fait triompher la lumière éternelle qui nous est promise au-delà de notre mort. Désormais nous pouvons vivre « encore » la passion du Seigneur Jésus Christ, mais en ayant « déjà » part au mystère de sa résurrection.

Le P. Charles s’est battu. Ce qui m’émeut le plus en me remémorant le séminaire des Carmes et l’Abbaye voyagère (certains d’entre vous ici s’en souviennent), Malakoff, les Chantiers, Saint Etienne du Mont, le 8 place de la Sorbonne, le Centre Richelieu, le Sacré-Cœur, c’est que Dieu, dans son amour pour son serviteur, a permis après tout cela que ses longues années de retrait, de retraite, en un sens d’inaction, aient été pour lui la période spirituelle peut-être la plus féconde de sa vie, mais malgré lui et comme à son insu. Dans une purification à laquelle nous sommes tous appelés, dans une passivité que connaissent bien ceux qui suivent le Christ. Dans un dépouillement, parfois une nuit, que la facilité et l’enthousiasme avec lesquels il avait rendu témoignage, laissaient penser peut-être qu’il ne les connaissait point. Il les a connus jusqu’au bout, avec l’épreuve de ne pas toujours en découvrir la signification. C’est le mystère même du Seigneur à Gethsémani que la Providence divine lui a fait vivre jusqu’au bout. Dernière marque de la tendresse de Dieu pour un serviteur pécheur et fidèle qui a annoncé aussi l’infinie miséricorde du Cœur transpercé.

Je vous invite à reprendre ce chemin et à y reconnaître peut-être le vôtre. Pour notre part, si nous avons suivi ce chemin, c’est parce que le Christ nous y a fait rencontrer ce prêtre qui nous a permis de recevoir le don de la liberté dans l’Esprit Saint, pour répondre à l’amour de Dieu.

Saint Paul insiste sur la puissance de la parole de Dieu et le témoignage que doivent rendre les disciples, les apôtres. Beaucoup d’entre vous peuvent sans doute se remémorer des phrases ou des expressions entendues, jadis, du P. Charles, sur l’annonce explicite et intrépide de la parole.

L’Église entière a un devoir de reconnaissance pour ce que le Seigneur a permis qu’il accomplisse durant ces décennies. Nous souvenir de l’apostolat du P. Charles, de son audace, de son imagination, de ses intuitions si souvent anticipatrices de l’avenir, alors qu’elles semblaient aller à contre-courant, c’est faire mémoire de plus d’un demi-siècle d’histoire de l’Église. Grâce à lui, grâce aussi à tous ceux et à toutes celles qui, à un moment ou à un autre, pendant des périodes parfois brèves, parfois longues, ont activement travaillé avec lui dans une collaboration exigeante.

Ainsi, le mystère de l’Église nous est vraiment révélé, comme le sacrement même de la Parole vivante qui s’énonce par la bouche de ses ministres et des baptisés, et fait surgir les merveilles du Règne de Dieu en train de s’approcher de chacun. En cet instant, souvenons-nous des accents de sa prédication, des choix qu’il a faits, du réalisme avec lequel il soulignait l’absolu de Dieu, l’amour entièrement donné au Christ et à sa Parole, l’amour de l’Église, épouse du Christ. Sa foi obstinée dans la puissance de la grâce, de la prière ; l’intuition forte que tout est offert dans le mystère sacramentel de l’Église et dans les sacrements.

Ce n’était pas une réaction pour défendre l’Église prise comme un corps social ou une institution datée dans son évolution ; mais, au contraire, dans une période de changements accélérés, la perception vive de ce qui est le cœur de la mission de l’Église : témoigner, dans les conflits et les contradictions de la vie humaine, de la puissance même de l’Évangile. Comme « le scribe disciple du Royaume des cieux » à qui Dieu a confié son trésor (Mt 13, 52), le P. Charles a su en « tirer le neuf et le vieux », de façon abrupte ou séduisante, le plus souvent surprenante, aujourd’hui devenu le bien commun de la vie de l’Église.

Il est du devoir de l’Église de recueillir, précieusement, non pas seulement avec la fidélité du mémorialiste, mais avec le rire de Dieu qui comble de joie l’âme du juste éprouvé (cf. Jb 8, 21 ; Ps 126, 2 ; Lc 6, 21), de recueillir cette leçon : Dieu donne à l’Église de son Fils la force, l’amour et l’espérance qui suffisent à chaque jour pour accomplir sa mission.

Le P. Charles n’est qu’un serviteur du Christ, rien de plus, rien de moins. Pour lui, avec vous, je demande : Seigneur, accorde-lui ce que tu promets au bon et fidèle serviteur. Fais-lui entendre cette parole : ‘Tu as été fidèle en peu de choses, entre dans la joie de ton Maître’ (Mt 25, 23).

Jean-Marie, cardinal Lustiger, Archevêque de Paris

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