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Hors de l’Église, pas de salut ; histoire d’une formule et problèmes d’interprétation

Bernard Sesboüé s.j., Desclée de Brouwer, Paris, 2004.
M.C.

Bernard Sesboüé, théologien jésuite bien connu et auteur d’une abondante production, toujours située à l’articulation de la recherche et d’une noble vulgarisation, a livré il y a peu une conséquente synthèse sur un point d’importance, la formule « Hors de l’Église, pas de salut » ou, pour la citer sous sa forme latine traditionnelle, « Extra Ecclesiam, nulla salus ». En effet, se nouent en cet adage la question du salut des non-chrétiens et l’évaluation des rapports entre l’Église et les autres religions aussi bien qu’entre l’Église catholique romaine et les autres confessions et Églises.

L’ouvrage est construit selon un plan bipartite, la première partie, qui constitue les deux tiers de l’ouvrage, consistant en une analyse de l’histoire de la formule et de sa réception, la seconde, le dernier tiers, présentant quelques réflexions sur les principes d’une herméneutique des textes magistériels, et les appliquant partiellement à ce cas ; cette dernière partie est en quelque sorte la reprise synthétique des réflexions menées par l’auteur depuis quelque temps sur ce point.

La première partie trace la courbe de l’extension et de la force prêtées à cet adage, courbe en cloche qui culmine aux alentours du concile de Florence avec la bulle Cantate Domino de 1442. L’auteur présente d’abord les prémices scripturaires qui concernent ce thème, en particulier le texte, qui sera largement utilisé par la suite selon une exégèse typologique, de l’arche de Noé : seuls ont été sauvés au déluge ceux qui sont entrés dans l’arche, comme ne seront sauvés que ceux qui sont entrés dans l’Église et y sont restés. Puis il retrace l’évolution de l’interprétation de l’adage chez les Pères, depuis son apparition chez Origène et Cyprien jusqu’à sa radicalisation chez Augustin et surtout chez Fulgence de Ruspe [1]. Car il semble que l’adage, d’abord appliqué aux seuls hérétiques et schismatiques, ait vu peu à peu son extension s’élargir jusqu’à envelopper tous ceux qui sont hors du bercail ecclésial, même s’ils n’en sont pas responsables, c’est-à-dire ceux à qui l’annonce de l’Évangile n’est pas encore parvenue.

C’est principalement à l’époque médiévale que l’adage fait son entrée dans les textes magistériels ; son emploi culmine dans la bulle d’union avec les jacobites au concile de Florence, déjà citée. Puis, à l’époque moderne, la formule connaît une récession progressive, du fait d’un changement des dimensions de l’univers connu, avec les grandes découvertes et la prise de conscience de l’existence de nombreux peuples qui n’ont jamais entendu l’Évangile, longtemps après la venue du Christ, et du fait d’une plus grande préoccupation pour le salut de tous les hommes. Ensuite, ce mouvement se poursuit et trouve son couronnement, selon l’auteur, dans les prises de position du concile Vatican II, qui non seulement ne reprend pas la formule, mais, tout en restreignant l’application d’une telle exclusion aux seuls catholiques qui quittent volontairement et opiniâtrement l’Église, met en avant une volonté de compréhension de la place des autres religions dans l’histoire du salut, ne s’intéressant plus seulement aux fidèles de ces religions pris individuellement, mais à ces religions comme telles. Le symbole en est pour l’auteur le passage, dans la seconde moitié du vingtième siècle, à une formulation positive, en parti-culier celle qu’a proposée H. de Lubac, « le salut par l’Église ». Le dernier chapitre de cette partie présente, à notre avis de manière trop sommaire et partielle, le point de vue de quelques autres confessions chrétiennes ou religions sur la question.

La seconde partie se tourne délibérément vers une position plus synthétique et réflexive, qui ressaisit le parcours historique préalablement tracé, pour en dégager le fondement christologique – « Hors du Christ, pas de salut » – puis pour dégager quelques principes d’une herméneutique magistérielle, en s’appuyant à la fois sur le modèle de l’herméneutique biblique et sur les textes magistériels qui cherchent à encadrer cette pratique [2]. Ce chapitre trouve sa place dans la réflexion longue de l’auteur ; on pense en particulier à son ouvrage Le Magistère à l’épreuve, Desclée de Brouwer 2001.

L’intérêt de ce travail est grand, par la présentation et la mise en contexte des principaux textes pertinents et par la réflexion d’ensemble, sur une question d’une telle importance que celle-ci. Qu’on nous permette de formuler quelques remarques, cependant, qui ne remettent pas en question l’intérêt de l’ouvrage ; au contraire, c’est cet intérêt même qui fait souhaiter davantage. Tout d’abord, une remarque de forme éditoriale : l’absence d’index des noms de personnes et des loci citati est fort regrettable ; il est en effet fort difficile de retrouver dans la masse de ses 389 pages les emplois dispersés qui ont été faits de la pensée des modernes en particulier, K. Rahner ou Y. Congar, par exemple. Ensuite, si les ouvrages principaux qui servent d’appui à la réflexion de l’auteur sont clairement indiqués (ceux de F.A. Sullivan, Y. Congar, J. Ratzinger, principalement), on aurait pu souhaiter que le travail d’interprétation des textes soit plus souvent repris de première main par l’auteur et non emprunté à ces auteurs. En outre, certains partis pris ne sont pas ou peu justifiés, qui écartent tel Père (on pense en particulier à Eusèbe de Césarée) ou tel continent théologique (le Moyen-Âge est réduit à Thomas d’Aquin, qui serait représentatif de tout le reste…). Enfin, qu’il nous soit permis de regretter, pour l’agrément de la lecture, le trop grand emploi de formes peu françaises ou approximatives, dont la langue courante ne donne que trop l’exemple : gérée à partir de distinctions scolastiques, des rails très classiques, etc.

Ce ne sont là que des points de détail, encore une fois. L’ouvrage peut donc offrir à la fois une solide introduction à la question, permettant aisément de reprendre avec les clefs nécessaires les principaux textes qui ont marqué l’histoire de l’interprétation de cet adage, et un point de départ pour des recherches personnelles ou pour une réflexion communautaire sur cette question, exemple de réception de textes magistériels éloignés de nous par le temps écoulé, sinon par leurs présupposés.

[1] 468-533, évêque de Ruspe, en Afrique du Nord ; fervent augustinien, il radicalise la pensée du grand docteur. Or certains de ses textes ont été pris au Moyen-Âge pour des œuvres d’Augustin lui-même, ce qui a contribué à faire admettre sous cette autorité des thèses fort radicales, dans ce cas le De fide seu de regula fidei ad Petrum.

[2] En particulier deux textes de la Commission théologique internationale, L’interprétation des dogmes, paru en 1990 dans la Documentation catholique, n° 2006, et L’Inter-prétation de la Bible dans l’Église, 15.IV.1993, traduction française Cerf 1994.

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