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Il est né de la Vierge Marie

Résurrection

Les débats autour des crèches dans les lieux publics ont réveillé tout un fond de questions qui semblent finalement bien étrangères à la nature même de la fête que célèbrent les chrétiens. L’évènement le plus discret qui soit, qui n’a eu tout juste que deux témoins, a tellement secoué le monde qu’on en vient à se poser à son propos des questions très compliquées qui concernent la société, les valeurs de la laïcité, la place de la religion dans la culture, etc.

En faisant de la naissance de Jésus, fils de Joseph, le point de départ d’une ère nouvelle, les chrétiens ont si bien réussi, ils ont si profondément pénétré l’imaginaire des hommes des cinq continents avec l’image de la crèche, si complètement proposé le dogme central de leur foi, l’Incarnation, à l’intelligence de tous, que le monde, qui voudrait tourner la page, est encore obligé de compter avec l’Enfant de Bethléem : soit pour le nier comme fait d’histoire (ce qu’on a tenté, paraît-il, à l’Unesco), soit pour le récupérer, comme on le fait beaucoup aujourd’hui, mais, pour cela, il faut faire semblant de l’accepter un peu, tout en cherchant à limiter son influence à un folklore inoffensif, ‒ ce qui n’est pas garanti de succès.

Raison de plus pour les chrétiens de revenir à la source de leur foi et, sans renier l’extraordinaire développement (artistique, littéraire, social, etc…) qui a pu entourer et entoure toujours la fête de Noël, de remonter à l’évènement lui-même dans son incomparable profondeur. Car le seul malheur serait de faire disparaître Noël derrière le fatras des habitudes qui prétendent le célébrer, comme ces catholiques qui ne vont pas à la messe de minuit pour pouvoir faire tranquillement le réveillon.

Retrouver l’évènement et son premier frémissement, c’est ce que nous voudrions tenter dans ce numéro. Resterait à reprendre ensuite quelques-uns des domaines où le mystère de Noël a tenté de se dire dans les formes de l’art et de la culture, a suscité des habitudes sociales, a généré un folklore [1]. Faute de temps et de compétence, nous ne l’avons pas fait ici, mais ce n’est ni mépris, ni rejet. Il est normal et même bon que le mystère liturgique déborde jusque sur la table familiale, mais, là encore, il faut pouvoir faire l’un sans oublier l’autre.

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Ce qui nous est offert avec Noël, c’est moins de fêter l’anniversaire d’un grand homme que d’entrer dans un évènement toujours actuel : la communication du Verbe éternel de Dieu, qui se donne au monde. C’est à propos de Noël que s’est fixée la première théologie du mystère liturgique. On la fait généralement remonter à saint Léon le Grand, le pape contemporain du Concile de Chalcédoine, qui déclarait : « la fête d’aujourd’hui [Noël] renouvelle pour nous les premiers instants de Jésus, né de la Vierge Marie. Et lorsque nous adorons la naissance de notre Sauveur, il se trouve que nous célébrons notre propre origine ». Pour être plus explicite, il fait appel à la mystique paulinienne de l’assimilation au Christ, qui voit les chrétiens comme participants au mystère pascal, au point d’être morts et ressuscités avec le Christ (Rm 6,11), et même siégeant avec lui dans les cieux (Ep 2,6). Le pape saint Léon se contente d’ajouter aux mystères de la mort, de la Résurrection et de l’Ascension celui de Noël :
Sans doute, chacun de ceux qui sont appelés le sont à leur tour, et les fils de l’Église apparaissent à des époques différentes. Pourtant, puisque les fidèles dans leur totalité, nés de la source du baptême, ont été crucifiés avec le Christ dans sa Passion, ressuscités dans sa Résurrection, établis à la droite du Père dans son Ascension, ils sont nés avec lui en cette Nativité. [2]

Cette communion s’établit « dans le mystère », c’est-à-dire par le biais de la liturgie et des sacrements. Ceux-ci assurent l’efficacité permanente de l’évènement premier, unique en sa source, mais infiniment renouvelé dans ses effets. L’actualité de Noël n’est donc pas seulement de l’ordre du souvenir et de l’émotion, c’est un évènement passé qui est devenu objectivement présent pour nous, nous qui sommes un jour « renés » par le baptême, et qui n’arrêtons pas de renaître dans notre cheminement avec le Christ sous l’effet de l’Esprit Saint. Le thème de la naissance de Jésus dans nos âmes ne cesse d’accompagner le christianisme depuis les Pères, avec une insistance particulière dans la mystique rhéno-flamande, qui s’est efforcée de donner une assise conceptuelle forte à cette affirmation. L’article de sœur Sandra Bureau dans ce numéro rappelle les points essentiels de cette doctrine.

Mais Noël ne nous donne pas seulement à voir présent l’effet, mais aussi la cause : l’évènement-source qui est à l’origine de tout, la Nativité elle-même, qui dans le Christ n’est pas du passé, comme peut l’être la naissance de chacun d’entre nous, elle est d’aujourd’hui, étant récapitulée dans le Ressuscité, comme chacun des mystères de sa vie [3]. Aujourd’hui Jésus est naissant et pas seulement né [4]. Et cet état de naissance qui est le sien s’accomplit particulièrement pour nous dans la fête de Noël, car le calendrier liturgique de l’Église détaille pour nous les richesses infinies de l’être humano-divin du Christ, l’Épouse y revit en quelque sorte avec son Époux les différentes étapes de son existence parmi nous, en commençant par la première, la naissance.

L’Orient chrétien, par d’autres voies, a mis en valeur le moment éternel que constitue la venue sur terre du Fils de Dieu. C’est spécialement ce qui se traduit dans l’icône de la Nativité, qui ne prétend pas fixer l’image d’un moment particulier de la vie de Jésus, mais diriger le regard vers l’abaissement salvifique du Christ-Dieu. Lire à ce sujet l’article de Jacqueline Silverio dans ce numéro.

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La mystique de Noël ne peut en aucun cas être séparée de l’histoire. Si la Nativité a quelque chose à nous dire, si elle est vraiment la rencontre de Dieu et de l’homme, si elle n’est pas seulement une idée de cette rencontre, mais le don même fait à l’humanité, alors elle a pris place nécessairement dans notre espace-temps, dans ces circonstances-là et pas dans d’autres. Or, sur ce terrain, il semble particulièrement difficile, après deux siècles d’exégèse critique, de défendre l’historicité des récits de Matthieu et de Luc dans leur littéralité. On a fait valoir que ces textes truffés de références à l’Ancien Testament ressortissaient au genre midrash, c’est-à-dire qu’ils étaient une construction destinée à montrer que Jésus accomplissait les anciennes Écritures en manifestant les traits attendus de l’envoyé divin qu’un certain judaïsme avait mis en avant. Tout a donc été versé au compte des relectures pieuses : la conception virginale, la naissance à Bethléem, la venue des Mages, etc… Il faut beaucoup de courage pour renverser un consensus tacite, qui repose pourtant sur un monceau d’hypothèses non vérifiées. Certains, comme André Feuillet et Joseph Ratzinger, s’y sont pourtant risqués. L’idée que les faits les plus importants sur lesquels repose le christianisme seraient une élaboration relativement tardive de la communauté chrétienne suppose une créativité prodigieuse de la dite communauté, sans aucun souci de fidélité à ses origines ; or cela est démenti par tout ce qu’on peut deviner, dans les lettres de Paul, par exemple. Et puis, à ce compte, la foi chrétienne devient un effet sans cause : qui aurait pu croire en Jésus et lui vouer sa vie, si celui-ci n’est qu’une obscure figure sans épaisseur sur laquelle on a pu broder à l’infini ? Si l’on part de l’hypothèse inverse, c’est-à-dire de ce que les faits sont premiers et qu’ils ont été reçus par des témoins crédibles qui les ont interprétés à la lumière des textes des prophètes qu’ils connaissaient, et que cette lecture a préservé les données factuelles sur lesquelles elle reposait et assuré leur transmission jusqu’aux premières rédactions par les évangélistes, on s’aperçoit que tout s’explique beaucoup mieux. Notre ami Jérôme Moreau, partant du livre de Benoît XVI sur L’Enfance du Christ met en valeur cette méthode, qu’on a appelée « exégèse canonique », qui n’ignore rien des recherches critiques, toujours utiles, mais fait le pari d’admettre la fidélité de la transmission.

Une meilleure connaissance des sources bibliques (à travers les Pères de l’Église et la tradition rabbinique) ne peut qu’élargir la compréhension que nous avons du mystère du salut. L’article de Marie-Claude Le Fourn, à travers l’exemple de trois figures féminines figurant dans la généalogie du Christ et dans son entourage proche permet de retrouver bien des fils qui rattachent l’enfant de Bethléem à l’attente complexe d’Israël.

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C’est tout ce parcours qu’il faut entreprendre pour rendre justice à Noël : sans fondement historique, l’évènement disparaît et devient un mythe, sans expérience de la venue de Jésus dans la prière et les sacrements, il s’éloigne dans le passé et ne nous concerne plus. Aux catholiques d’aujourd’hui de réinvestir Noël et de lui donner tout son sens. Pour le plus grand bienfait des hommes et des femmes qui nous entourent.

[1] Jean Birnbaum dans Le Monde des livres du 13/12/2013 rappelait le rôle joué par le Chant de Noël de Dickens (1843) dans la formation de l’imaginaire moderne de Noël, conçu comme fête de famille et comme moment d’échange festif autour des enfants. On dispose sur le sujet du travail de la sociologue Martyne Perrot : Le cadeau de Noël, Histoire d’une invention, paru chez Autrement en 2013.

[2] Saint Léon le Grand, Sermon 6 sur Noël (Sources Chrétiennes, no 22 bis, p. 138-142).

[3] On rattache à l’enseignement de Pierre de Bérulle la mise en forme de la théorie dite de « la perpétuité des états du Verbe incarné ».

[4] La chapelle du Val de Grâce à Paris est consacrée à Jésus naissant et à la Vierge Mère, comme on le voit à l’inscription gravée sur le fronton : Jesu nascenti Virginiq(ue) Matri.

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