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Ils ont tué la mort

Edouard Garros

Les enfants ont des vérités cruelles. Des vérités qu’eux-mêmes ne comprennent pas et que personne ne peut dire ou porter. Pour prendre un exemple d’adulte, je voudrais citer Jeux Interdits où l’héroïne de quatre ans, devenue orpheline, demande si ses parents ont été enterrés, eux aussi, « Eh ! Hop ! Comme des chiens ». Rien, pour moi, n’illustre mieux l’horreur de la mort que notre incapacité enfantine à l’imaginer et notre obstination stérile (ou sénile ?) à la taire, que cet écart de langage d’un humour dont personne ne veut rire.

Un mort est entré ! A sa famille de faire deuil. A elle de faire partir la Mort pour que lui reste un proche décédé, un disparu. Il faut alors marquer par le respect d’une cérémonie ce faux départ, pleurer ensemble. Quand bien même on refuserait les bondieuseries sur le paradis et l’enfer, le prêtre reste nécessaire. La déchristianisation atteint difficilement le cimetière.

Parce que la mort nous dépasse, il nous faut achever et dépasser le deuil sous peine de régression morbide, nier ou du moins travestir la mort pour ne pas paraître sans cœur. On ne parle plus de deuil dans la presse féminine, ou dans les prospectus des marabouts, mais de disparition d’un être cher : tout est de l’ordre du paraître et du disparaître, du provisoire et du magique. Le deuil est maintenant un terme de psychiatrie. C’est un état à traverser. Et la mort, est-ce une maladie ? Ou bien un passage initiatique mystérieux ? Un au-delà – avec ces odeurs bourgeoises et sulfureuses que le siècle précédent faisait tourner au-dessus des tables ?

Muette d’horreur et avec une poignante sensibilité, la famille refuse le néant. Elle place son défunt dans un panthéon tout proche d’elle, pour qu’il puisse aider ses proches à vivre après sa mort, que son absence fasse moins défaut. Au contraire, sa présence ne doit pas cesser. Il n’est souvent question que d’un passage. Comme un mythique dîner de Thor où nous nous retrouverions tous fraternellement ensemble. Mais si l’homme devait passer naturellement de sa vie de douleur dans un parfait et souvent bien pâle paradis, la Rédemption serait inutile. Pire, ce serait une forfanterie du Christ.

Davantage encore je ne veux croire à aucun Dieu qui s’amuserait à me voir souffrir ici-bas l’absurde pour m’accueillir, la pièce étant jouée, auprès d’un bon feu à se gausser des pantins qui y seraient restés.

Dernières volontés

Cette ambiguïté me pèse. Je ne souhaite pas de pareilles illusions sur ma mort. Je ne désire pas être momifié, ni par mon corps, ni par le souvenir. Ma mort sera définitive, et encore plus radicale et achevée qu’aura été ma vie. Je veux que l’on respecte ma mort, parce que je crois ma mort réelle et le Christ l’a vaincue, le Christ m’en fera ressusciter. Ma mort ne saura être sa victoire – et donc aussi ma victoire – que sous la condition préalable d’être. Lorsque viendront les derniers jours, cette victoire sera définitive et mon corps se réveillera dans sa plénitude qui est celle du Christ. Mais cette restauration n’a pas lieu d’être avant la Parousie.

La mort est pire que le coma. Il n’y a plus rien. Plus aucune possibilité d’acquérir de nouveaux souvenirs pour que, comme dit le poète, ils nous deviennent sang et mémoire et que jaillisse d’eux le premier mot d’un vers. Aucune raison pour nous de bénéficier alors – par une clairvoyance miraculeuse que nul n’a jamais ouï dire – d’une vision parfaite de la vie et des pensées des autres – pauvres de nous qui y sommes encore restés. Je ne crois pas que la vie soit pire que la mort et que ceux d’en bas, ces cadavres gisant sous terre, nous regardent avec la condescendance de bienheureux débarrassés des soucis des jours. Non, ils sont morts !

La communion des saints n’a pas à devenir plus transparente par le miracle d’une simple mise en bière. A mon sens, au contraire, si l’intentionnalité reste vive après la mort, nous n’avons rien pour la nourrir. Aucune intuition ni aucun sens, aucune perception ni aucune aperception. Rien que la solitude d’une intentionnalité immobile, la capacité ou l’incapacité d’ouverture aux autres et à Dieu, que nous aurons pu forger ou maintenir de notre vivant, devenant alors figée.

Je ne connais pas la mort, et personne ne connaît cette dame famélique que l’on peint avec une faux. Mais je ne peux me la représenter que comme un lieu. Un champ, éclairé sur un versant par le Beau, le Bon, le Bien, et ô combien fangeux sur son autre fin. Y a-t-il alors des gens pour se flatter de suffisamment de bonheur pour que leurs pieux souvenirs les éclairent toute l’éternité et qu’ils puissent, grâce à eux, s’établir dans ce champ en pleine lumière ? Sans doute, mais pas moi. Quand à la fange des Enfers, en bas de ces Champs Elyséens, elle est habitée par tous les estropiés du vice, les déserts d’amour et les brûlots de haine, les monstres d’orgueil et les parangons de solitude, dans ce lieu d’éternel isolement où Dieu n’est pas loué.

Du nom de mort, on appelle souvent tout un cycle : souffrance, létalité clinique, bas-fonds infernaux et absence de Dieu. Si la mort est le produit de la Chute, elle est avant tout la possibilité de rencontrer l’absence de Dieu. La mort est alors la seul corporéité du mal. Car c’est la seule chose qui n’ait pas été voulue, créée par Dieu. Mais sa réalité est indéniable. Certes le mal n’a pas d’essence, mais nous avons avec la mort, avec le fond des Enfers, le lieu paradoxal de la présence du mal, sa corporéité, le fruit concret du jugement particulier. La mort serait alors une création ex nihilo (ou ad nihilum) de la Créature. L’idée du vertige face à un vide qui ne reste rien d’autre qu’altitude et colonne d’air peut sans doute suggérer cette chose qu’est la mort : altitude et colonne d’air.

Cette mort créée va au delà d’une pourriture du corps. Nous ne sommes pas des fleurs qui se fanent et pourrissent. Que la nature première, celle qui existait avant l’homme, soit périssable avant la Chute, c’est une cosmogonie qui me laisse froid et indécis. La mort de l’homme, née de la Chute, est avant tout la mort de son âme et, par là, de sa personne jusqu’en sa chair. .

Il faut passer par cette radicalité de la mort, malgré l’immortalité de l’âme et la résurrection de la chair. Avant la Parousie, l’âme sera trop orpheline sans son corps et son intellect, devenus débiles, marcescents, pour que la mort soit un simple sommeil.

Les idées d’un paradis merveilleux me semblent des fables de doux rêveurs, parce que je doute que l’on puisse conserver en soi-même suffisamment de bonheur – Nietzsche dirait de volonté de jugement positif, de puissance – pour se suffire une longue éternité durant à la loi de ses propres et vaniteuses aspirations. Aristote pensait que Dieu seul est immobile, mais il semble plutôt que seuls les morts soient immobiles.

Théologie du samedi saint

Le Christ a connu la vie et il l’a aimée. Jusque dans la souffrance et la mort d’un procès inique, il a voulu aimer l’œuvre de son Père. Il a voulu aimer les hommes jusque dans la moindre terre habitée par eux. Il a connu la mort, il est allé au bout de ce champ fangeux où Dieu n’est pas loué. Il a connu l’horreur et la solitude de ne pas louer Dieu pour pouvoir, de ce lieu immonde, lui entonner une première louange. Je ne crois pas ces marais vides, où demeurent les méchants et les criminels. Mais j’espère qu’on y loue à vive voix l’amour de Dieu avec un entrain qui doit faire dire aux anges que les derniers seront les premiers.

Les enfers sont habités par Dieu. Peut-être est-ce là le purgatoire ? Une joie trop violente autour d’une souffrance et d’une pauvreté de pécheurs. Les victimes du serpent pourront se purifier à ce feu d’enfer qu’allume en ces marais l’amour du Christ. Dans ce cloaque, les hommes pourront apprendre et connaître, avant la résurrection de leur chair, une expérience d’autant plus forte et paradoxale qu’ils n’auront plus leur cinq sens pour la saisir, plus leur brillant esprit pour la ratiociner.

Pourtant, il est toujours une place noire. Car l’enfer n’est pas d’être estropié de la jambe, de la tête ou du cœur. L’enfer, qui est né de notre Rédemption, c’est de refuser l’amour du Christ et Sa Rédemption. Les damnés seront brûlés du même feu qui illumine les saints : l’amour divin. La contradiction entre leur désir naturel de Dieu et leur refus de son amour sera leur vrai souffrance.

Qui a le Fils a la vie ; qui n’a pas le Fils n’a pas la vie. (1 Jn 5,12).

Edouard Garros, Né en 1968. Ancien élève de l’ESSEC.

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