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In unum corpus. Traité mystagogique sur l’Eucharistie (Cesare Giraudo)

Traduit de l’italien par Éric Iborra et Pierre-Marie Hombert, Paris, Cerf, 2014, 672pp.
Jean Lédion

La version originale, en italien, de cet ouvrage date de 2001. Mais il convient de souligner qu’il s’agît déjà d’une adaptation, à vocation pédagogique, de travaux antérieurs de l’auteur. Cesare Giraudo, jésuite, professeur à l’université grégorienne de Rome, où il enseigne la liturgie et la théologie dogmatique, les avaient publiés en 1989 sous une forme plus « universitaire ».

Dans sa préface à l’édition française, P-M Hombert considère que cette parution est un événement parce qu’il n’a pas d’équivalent, « en langue française, en matière de synthèse récente et fouillée sur le sacrement de l’autel ». Il souligne également que « depuis Corpus mysticum d’Henri de Lubac et Eucharistie de Louis Bouyer, il n’est pas paru d’ouvrage plus important sur l’Eucharistie ». Reste alors au lecteur de vérifier ces assertions par une lecture attentive de l’ouvrage qui est le résultat de nombreuses années de recherche et d’enseignement de l’auteur.

Ce livre commence par un premier chapitre qui est en fait une introduction sur la méthodologie de l’auteur. Celui-ci considère que, dans la réflexion théologique sur l’eucharistie, il y a une opposition entre ce qui se faisait au cours du premier millénaire où la théologie se faisait dans l’église, au cours de la liturgie, sous forme d’enseignement mystagogique, et ce qui s’est pratiqué au cours du second millénaire où la théologie de l’eucharistie est devenue une affaire d’école, dans un cadre universitaire de concepts très éloignés du cadre de la prière et de l’adoration. En conséquence, C. Giraudo, rejetant la méthode des manuels de théologie des derniers siècles choisit résolument de ne pas partir de la lex credendi, mais de la lex orandi pour replacer l’eucharistie dans sa dynamique théologique, aussi bien dans l’Eglise en tant que corps mystique, que dans l’histoire du salut. Bien entendu, cela ne signifie aucun rejet de sa part de tout l’apport de la théologie eucharistique, notamment celle, irremplaçable, du concile de Trente.

Ce programme sera mis en œuvre dans la seconde partie de l’ouvrage. La première partie, qui couvre 160 pages, est intitulée : « Le cadre théo-anthropologique de la rédemption vicaire et l’eucharistie ». Parmi les nombreux thèmes abordés dans cette partie, celui qui est sans doute traité de la manière la plus originale est celui de l’Alliance/Testament. L’auteur montre que ces deux termes par lesquels on a traduit le terme hébreu (berith) ne sont pas séparables sans un appauvrissement du concept et qu’ils se complètent pour affiner notre intelligence de la réalité qu’ils recouvrent. Il apporte aussi une lumière nouvelle à cette notion biblique en soulignant que l’ « alliance » entre Dieu et l’homme ne se fait pas sur un pied d’égalité, ce que les biblistes ont montré depuis longtemps, mais sur le type Seigneur/Vassal. Il la développe en étudiant, à travers l’Ancien Testament, l’action de Dieu qui cherche par tous les moyens à rétablir cette relation qui s’était rompue au jardin d’Eden, relation évidemment indispensable pour le relèvement de l’homme. Le reste de cette première partie est consacré au suivi de cette relation dans le Nouveau testament jusqu’à l’institution de l’Eucharistie. Giraudo consacre une part importante de son étude au rituel de la Pâque juive, car il prend parti pour le caractère pascal de la dernière cène, malgré la division des exégètes et des théologiens sur cette question qui reste très discutée. Ceci est important à noter car cette option conditionne la suite de l’étude.

Un autre concept développé par l’auteur, et qui doit retenir l’attention est celui de « l’inclusion embolismique ». Pour les liturgistes, le terme d’embolisme est employé pour désigner le développement d’un point particulier d’une prière. L’exemple le plus connu est celui du développement qui suit la dernière demande du Notre Père dans le missel romain. C. Giraudo, lui, utilise le terme pour qualifier l’insertion, dans les prières eucharistiques, du récit de l’institution. Selon lui, cette manière d’inclure un texte scripturaire dans un développement liturgique remonte au judaïsme (comme dans les liturgies de Néhémie), où elle a pour but de renforcer la légitimité de la démarche priante par cette référence à l’Écriture, à la propre parole de Dieu. Ce concept lui permet d’étayer tout le développement de la seconde partie de son ouvrage, notamment les chapitres 7 et 8.

À noter également, au chapitre 9, dans l’étude consacrée à l’anaphore de saint Basile, d’intéressantes remarques sur les relations entre les épiclèses (invocations du Saint-Esprit) sur les dons (pour qu’ils soient transsubstantiées) et sur les participants (pour qu’ils soient réunis dans un seul corps). Dans l’anaphore de saint Basile, les épiclèses sont « croisées » ce qui fait qu’« Il ressort de ce schéma fondamental que le terme de la demande épiclétique est double : les dons et nous. C’est en effet la transformation des uns et des autres qui est demandée. Il ne s’agit pas de deux transformations séparées ou autonomes, mais de deux transformations reliées et interdépendantes.[…]. De ce point de vue, la demande pour la transformation en un seul corps apparaît comme la demande fondamentale de la prière eucharistique. […] Nous célébrons en effet l’eucharistie, non parce que nous avons conscience de notre justice, mais parce que nous avons conscience des blessures profondes de la faute originelle ». Mais c’est aussi ici que l’auteur paraît quelque peu en retrait sur les positions de ses prédécesseurs (Joachim Jeremias, Max Thurian, Louis Bouyer et Louis Ligier) sur l’importance apportée aux notions de mémorial et d’eschatologie.

La troisième partie du livre est consacrée à « La théologie de l’eucharistie dans la réflexion du deuxième millénaire » qui est divisée en deux chapitres, l’un concernant la période pré-tridentine, l’autre la période post-tridentine. Ces deux chapitres sont riches d’enseignement. L’auteur souligne particulièrement la grande prudence des Pères du concile de Trente sur ce qu’on pourrait appeler les modalités de la « transsubstantiation ». L’ouvrage se termine ensuite par diverses considérations théologiques et pastorales.

La lecture de ce livre permettra au lecteur potentiel d’enrichir ses con-naissances sur l’eucharistie, aussi bien en ce qui concerne les origines dans ses liens avec les pratiques du judaïsme contemporain du Nouveau Testament, qu’en ce qui concerne ses expressions orientales ou occidentales. L’érudition de l’auteur a en effet permis de rassembler de nombreux renseignements souvent dispersés, et que l’on ne trouve généralement pas dans les traités classiques sur le sacrement de l’autel. Le seul regret qu’on peut avoir, c’est que, malgré la volonté affichée de l’auteur de montrer le caractère foncièrement dynamique de l’eucharistie, on reste un peu sur sa faim. Ceci vient sans doute du fait que la tension eschatologique de l’eucharistie n’est pas suffisamment exprimée entre le présent de la célébration et le désir de son accomplissement définitif qui ne peut se produire qu’au retour du Christ, à la Parousie. C’est ce désir d’accomplissement qui est exprimé dans le récit de l’institution chez saint Paul : « Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1Co 11,26). Car comme l’avait montré Jeremias en son temps, repris par L. Bouyer, « jusqu’à ce qu’il vienne » est un sémitisme qui veut dire « pour qu’il vienne  ». En fait, la prière eucharistique est aussi une supplication pour que Dieu poursuive son œuvre jusqu’ à son achèvement définitif et donc pour hâter le retour du Christ à la Parousie.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

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