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Initiation à la philosophie de saint Thomas d’Aquin. (Henri-Dominique Gardeil)

Paris, Cerf, septembre 2007 (1ère éd. 1952)
A. Kammerer-Vauthrin

Pourquoi une introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, alors que le docteur angélique est surtout connu pour avoir écrit des ouvrages de théologie, tels que la Somme Théologique ou la Somme contre les Gentils  ? Selon Étienne Gilson, « Thomas d’Aquin n’a fondé sa théologie sur aucune philosophie, pas même celle d’Aristote » [1], sa théologie émanant au premier chef de la foi ; propos qui semble confirmé par les analyses modernes, comme le remarque François-Xavier Putallaz en préface à l’ouvrage ici recensé : « la nouveauté de la fin du XXe siècle consiste à avoir admis, grâce notamment aux résultats de la méthode historico-critique, que l’attache ultime de la philosophie de saint Thomas tient en sa foi en Celui qui est la Vérité. » Ainsi, la foi sous-tend et polarise l’ensemble des positions philosophiques que saint Thomas adopte dans ses œuvres ; en revanche, et c’est bien ainsi que l’auteur l’envisage, la philosophie apporte à la théologie les instruments rationnels qui lui sont nécessaires pour se constituer comme science, et saint Thomas la considère comme la servante de la théologie, l’intuition commune à la théologie et la philosophie étant le goût du vrai [2]. Il demeure donc que l’étude de la pensée philosophique de Thomas d’Aquin est indispensable à celui qui veut aborder son œuvre théologique.

Le manuel d’Henri-Dominique Gardeil propose une analyse à la lettre des grands axes de la pensée thomasienne, renvoyant systématiquement à des textes précis [3], qui plus est rarement cités ou commentés, dont il reproduit les principaux à la fin de chaque partie de son ouvrage ; un souci pédagogique l’incite à offrir des définitions claires, qui respectent littéralement l’œuvre de saint Thomas, sans être pour autant aussi analysées et problématisées qu’elles pourraient l’être dans un ouvrage dont la finalité ne serait pas d’être un manuel scolaire d’enseignant [4].

Le plan et le contenu de l’ouvrage ne se présentent pas comme une innovation dans l’analyse de la pensée de saint Thomas : prenant ses distances vis-à-vis des évolutions de la classification philosophique de Wolff, au XVIIIe siècle, l’auteur organise son ouvrage selon l’ordre traditionnel des parties de la philosophie d’après Aristote, qui commence par la logique (qui reste selon l’auteur l’instrument indispensable à tous les raisonnements philosophiques et théologiques de saint Thomas) et présente l’avantage de bien marquer la continuité entre la cosmologie et la psychologie, avant de finir par la métaphysique. Les preuves de l’existence de Dieu (comme cause première, etc.) sont donc traitées dans la partie sur la cosmologie ; la partie sur la métaphysique recense les différentes notions-clés de l’ontologie thomiste, avec par exemple une sous-partie consacrée à aux transcendantaux, et aboutit à l’étude de la causalité – qui était pourtant déjà présupposée dans la partie consacrée à la cosmologie. Il est remarquable qu’aucune partie de l’ouvrage ne soit consacrée à la morale thomiste, comme si pour H. D. Gardeil la morale était d’emblée un sujet proprement théologique et non philosophique. Enfin, les rapports entre la pensée de saint Thomas d’Aquin et celle d’Aristote ne sont pas toujours clairement délimités : ainsi par exemple, la présentation de la logique et du syllogisme chez saint Thomas est strictement transposable à l’oeuvre d’Aristote dont elle découle, ce que l’auteur ne mentionne pas.

Dans l’ouvrage que Gilson consacre au Thomisme, au contraire, la pensée de saint Thomas est davantage mise en relief en la comparant avec Aristote (en particulier pour la question des preuves de l’existence de Dieu), et surtout Denys l’Aréopagite (perspective que l’on retrouve dans l’Initiation à saint Thomas d’Aquin de J.-P. Torrell [5]. Gilson, dans une perspective similaire à celle de notre livre – présenter la pensée proprement philosophique de saint Thomas –, a adopté un plan fort différent : parti des preuves de l’existence de Dieu et de l’être divin ainsi que de la connaissance que l’on en peut avoir naturellement (problèmes que l’on trouve, chez H. D. Gardeil, dans la partie consacrée à la cosmologie et une brève partie de la métaphysique), il remonte ensuite à la nature et la connaissance par l’intellect, avant d’aborder très longuement le rôle de l’appétit et de la volonté dans l’acte humain pour analyser la morale thomiste, ce qui lui permet de rendre compte des apports aristotéliciens à ce sujet dans la pensée de saint Thomas.

Il semble donc que l’ordre de H. D. Gardeil, s’il est strictement conforme à la démarche de la scolastique et permet au débutant de se familiariser aisément avec la pensée philosophique de saint Thomas dans son ensemble, ne mette pas en valeur les mêmes éléments que l’ouvrage de Gilson : ce dernier (qui s’adresse davantage à des spécialistes) part du domaine commun à la philosophie et la théologie (les preuves de l’existence de Dieu, ou bien la question des anges par exemple) pour déterminer la perspective proprement philosophique que saint Thomas adopte à ce sujet ; et il aboutit ensuite à un examen de la nature, et de la morale humaine, sans s’attacher dans cet ouvrage à la logique thomasienne. L’auteur au contraire, par un plan davantage traditionnel, omet la théologie naturelle, chose répandue chez les dominicains des années 1950 ; et surtout, il n’accorde aucune place à la morale du souverain bien, alors que sa partie sur la psychologie aboutit à la définition thomasienne du libre arbitre qui est à la fois spontanéité et motivation : sa partie sur la psychologie décrit brièvement les facultés de l’âme, mais n’en tire aucune conclusion morale. C’est que, dans ce domaine, le problème du rapport entre théologie et philosophie prend une acuité toute particulière : dans quelle mesure, dans l’œuvre de saint Thomas, la morale est-elle commandée par une intuition théologique ? Pour H. G. Gardeil, le but de la morale thomasienne est la béatitude (c’est-à-dire voir Dieu face à face), donc traiter de la morale aurait dépassé le cadre d’un ouvrage d’initiation philosophique : cette façon de percevoir la pensée de saint Thomas peut cependant être soumise à discussion, et ne rend pas compte des nombreux éléments aristotéliciens de la morale thomasienne.

Afin de ne pas se laisser emprisonner par cette présentation magistrale, mais comme on l’a vu assez particulière, de saint Thomas, présentation dont l’un des grands mérites est le choix de textes-supports originaux dans son œuvre, il peut donc être utile de compléter cette lecture par l’Initiation de J-P Torrell, qui est davantage biographique, mais offre l’avantage d’insister sur des aspects redécouverts aujourd’hui de son œuvre : les commentaires de la Bible effectués par saint Thomas, ou encore les apports du néoplatonisme dans la pensée de saint Thomas. Cet ouvrage a en outre le mérite d’être accessible aussi bien aux spécialistes qu’aux profanes.

[1] Étienne Gilson, Le thomisme, Vrin, réédition 1986. L’auteur rend compte par cette formulation paradoxale de certaines affirmations de saint Thomas d’Aquin qui sont ancrées dans un certain réalisme (au sens le plus ordinaire du terme) : « Si je dois demander un conseil de guérison, je préfère m’adresser à un médecin qu’à un pape, ce qui n’est pas le cas quand il s’agit de la Trinité. »

[2] Pour Thomas d’Aquin, comme le souligne Henri-Dominique Gardeil, la théologie ne peut pas intervenir dans le processus de raisonnement propre à la philosophie, mais a toutes latitudes pour juger les conclusions auxquelles aboutit la philosophie, à la condition expresse, cependant, que celles-ci aient un rapport avec le donné révélé. Philosophie et théologie n’empiètent donc pas l’une sur l’autre dans leurs cheminements respectifs.

[3] Par exemple, on trouve des extraits du Commentaire du De Trinitate de Boèce ; ou bien le De principiis naturae ; les Commentaires du Peri Hermeneias ou de la Physique, etc.

[4] Cf. par exemple la conclusion, qui définit ainsi la philosophie : « La philosophie est la connaissance par les causes premières et les plus universelles, obtenues sous la lumière de la raison naturelle » (p. 41). Cette définition qui cite Thomas d’Aquin est le point d’aboutissement d’une étude succincte qui traite, en seulement sept pages, du rapport entre philosophie et théologie, de l’évolution de la philosophie au Moyen Âge, et du rapport entre la philosophie et les sciences. Elle est ici posée comme fondement pour la suite de l’ouvrage et ne sera plus remise en question.

[5] Jean-Pierre Torrell., Initiation à saint Thomas d’Aquin, Cerf, 2002 (1ère éd. 1993).

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