Jean de Dalyâtha dans la mystique éthiopienne
Aperçu historique sur la littérature éthiopienne classique
Toute personne désireuse d’approfondir sa vie spirituelle, comme tout chercheur dans le domaine de la mystique éthiopienne, est amené, en premier lieu, à étudier le cas d’un livre en langue guèze, nommé maṣḥafa mankwosât, c’est-à-dire « le livre des moines ». Comme ce nom l’indique, il s’agit d’un enseignement de base pour toute personne engagée dans l’ascèse ou dans la vie monastique chrétienne en Éthiopie. Il est considéré comme essentiel pour l’éducation des moines, son enseignement faisant partie du curriculum d’études supérieures des Écoles éthiopiennes traditionnelles.
Ce livre est un recueil qui contient les œuvres de trois mystiques mésopotamiens bien connus : Philoxène de Mabboug (début du VIe s.), Jean de Dalyâtha (début du VIIIe s.) et Isaac de Ninive (fin du VIIe s.), qui ont écrit, bien entendu, en syriaque. Mais c’est beaucoup plus tard, à partir d’une version arabe du début du XIIIe s., que ces œuvres ont été traduites au XVIe s. en langue guèze [1], qui est la langue liturgique de l’Église éthiopienne dès le Ve s., après usage du grec deux siècles durant.
On s’étonnera peut-être de cette mise en avant d’auteurs mésopotamiens dans la théologie d’un pays géographiquement éloigné de la Mésopotamie. Il n’y a pas eu de lien direct entre l’Eglise éthiopienne et l’Eglise mésopotamienne : l’abondante littérature éthiopienne religieuse traduite en guèze ne renferme aucun texte traduit du syriaque (la majeure partie est traduite de l’arabe, le reste du copte). Mais c’est à travers l’Egypte chrétienne que les Éthiopiens ont connu ce corpus d’auteurs monastiques, parmi lesquels nous voulons mettre en lumière, dans le présent article, Jean de Dalyâtha.
En effet, les chrétiens éthiopiens étaient en étroite relation, voire même dépendance, d’une part avec l’Égypte chrétienne, et d’autre part avec les chrétiens syro-arabes. Et nous savons que ces communautés étaient, à toutes les époques, en lien étroit avec les chrétiens de Mésopotamie. Il faut souligner que l’introduction du christianisme en Éthiopie a été faite par des missionnaires syriens : au début du IVe s., vers l’an 320, un rescapé d’un naufrage en Mer Rouge, originaire de Tyr, emmené au roi Ezana souverain du royaume d’Aksoum dans le Tigré (nord de l’Éthiopie), a converti le monarque au christianisme. Ledit rescapé, du nom de Frumentius (ce nom révèle l’influence romano-byzantine sur la Syrie chrétienne), a été ordonné premier évêque éthiopien, du moins officiellement [2]. Ensuite, autour de l’année 480, arrive au royaume d’Aksoum un groupe de neuf moines monophysites venant de Syrie (appelés dans la tradition éthiopienne « les neuf Saints »). Ils y ont introduit à la fois le christianisme monophysite et le monachisme, qui ont joué un rôle de premier plan en Éthiopie. Chacun de ces moines a fondé et dirigé un monastère, parmi lesquels on compte Damo et Libanos.
En outre, des relations privilégiées entre les chrétiens d’Éthiopie et ceux d’Égypte, précédant le schisme monophysite, existaient depuis que le patriarche d’Alexandrie Athanase ordonna Frumentius évêque, lorsque ce dernier lui rendit visite dans le but, semble-t-il, de consolider l’Église d’Aksoum qu’il venait de fonder. Cet événement a été le prélude d’étroites relations entre les deux Églises, copte et éthiopienne, voire même d’une mainmise de la première sur la seconde, que la foi monophysite, partagée par les deux, ne suffit pas à expliquer. De nos jours, malgré une certaine autonomie, l’Église éthiopienne ne cesse de voir dans l’Église copte, l’Église mère.
En ce qui concerne la littérature mystique, traduite en éthiopien guèze, ses textes rédigés en arabe ou en copte, ont été emmenés en Éthiopie de l’Égypte, lors des visites qu’effectuaient régulièrement des religieux éthiopiens dans ces pays. Et ces textes comportaient des versions arabes d’originaux syriaques, comme les œuvres des trois auteurs : Philoxène de Mabboug, Jean de Dalyâtha et Isaac de Ninive.
Jean de Dalyâtha et ses œuvres
Moine nestorien de la région de Beit-Dalyâtha (« lieu des vignes », en syriaque), dont il a pris le nom, il est surnommé Sâba Rouḥanâya « l’Aîné – litt. le Vieillard – spirituel » ; en arabe, al-Shaykh al-Rouḥâni et en éthiopien, Aragawi Manfasawi.
Outre les lettres que l’auteur envoyait de son ermitage dans la montagne aux moines demeurant au monastère, les œuvres de Jean se composent d’homélies et de traités nommés « chapitres de connaissance ». Au début des années 70, la collection des lettres en texte syriaque a été traduite en français, pour sa thèse, par Robert Beulay, père carme ayant vécu en Irak. Les homélies et les traités ont fait l’objet d’une traduction partielle en anglais réalisée par Brian E. Colless en Australie. Le P. Beulay a aussi publié une ample étude sur l’enseignement de Jean de Dalyâtha. Ultérieurement, le texte syriaque de la collection des lettres a connu deux autres traductions, l’une en arabe publiée en 1986 au Liban par le P. Salim Dakkâsh, jésuite, et l’autre en anglais réalisée en 2006 aux États-Unis, par Mary T. Hansbury. En 2007, une disciple du P. Beulay, Nadira Khayyat, a traduit en français et publié au Liban, la collection des homélies.
Le point central des œuvres de Jean se résume comme suit : l’opération de la grâce chez le spirituel, si elle est réalisée, réduit au silence les mouvements de l’âme vers des objets multiples. Et c’est un émerveillement qui se réalise quand la prière dépasse le stade de « mouvement », ainsi que la lettre que nous publions plus loin l’exprime, récapitulant l’ensemble de la philosophie de l’auteur. Cette « immobilité-extase-silence » est un état supérieur. Par définition, les « mouvements » dont il s’agit, et qu’il convient de dépasser, sont dirigés vers Dieu, et consistent aussi bien en dispositions corporelles que mentales : paroles et attitude physique de prière d’une part, et souvenir de Dieu ou pensée à Lui, d’autre part. Autrement dit, le « mouvement » de prière, aussi subtil, authentique et pur soit-il, demeure inférieur à l’état de l’émerveillement, qui aboutit à une cessation de mouvement et à un silence. Cette immobilité physico-psychique permet à l’esprit d’être dans la dilection de Dieu jusqu’à arriver à l’extase de l’union avec Lui. Toutefois, ces mouvements aident l’esprit obscurci par les nécessités de la vie matérielle, rendant le sujet apte à débuter dans la Voie. L’émerveillement est donc le point culminant de la vie mystique. Dans la lettre XII, Jean de Dalyâtha précise : « la prière consiste à frapper à la porte du Donateur ; mais celui qui se trouve déjà à l’intérieur du Royaume, comment frapperait-il à la porte ? »
En somme, cette même idée que l’on rencontre chez d’autres mystiques, Évagre le Pontique entre autres, se résume en ce que le spirituel authentique est celui que rien ne sépare de Dieu ; ce qui exige qu’il soit affranchi de tout penchant et de tout désir matériel, aussi bien grossier que subtil. Par désir matériel, il faut entendre tout penchant autre que celui de l’union à Dieu. Seule donc cette forme d’ascèse libère le dévot des entraves qui l’empêchent d’accéder à cette union.
Dans l’œuvre épistolaire de Jean de Dalyâtha, nous avons choisi de présenter la traduction de la première lettre de la collection, non à partir du texte syriaque, comme l’ont fait les savants que nous avons mentionnés, mais à partir de la version traduite en guèze par Enbaqom, c’est-à-dire d’un texte différent. Cette différence ne signifie pas que le texte a perdu de sa valeur, car parfois il est rendu au contraire plus sublime.
Première lettre adressée à un Aîné saint, accompli et clairvoyant [3]
Michel Nicolas, Né en 1950, célibataire, chrétien irakien (rite chaldéen). Docteur en langues sémitiques comparées et en histoire des religions (Université de Paris-IV). A publié en 2002 un article les origines mésopotamiennes du chant dit « arabo-andalou ».
[1] L’auteur de cette traduction est le célèbre Enbaqom, un émigré venu en Éthiopie de Syrie ou d’Iraq, qui était très actif dans le milieu monastique.
[2] Il est très probable qu’avant la conversion du roi d’Aksoum, des chrétiens s’y trouvaient car le port d’Adulis était déjà un emporium célèbre, fréquenté par des étrangers, parmi lesquels des chrétiens qui auraient fait des conversions. Et, même si ces chrétiens n’avaient pas un statut officiel, ils ont pu s’affilier à des membres du clergé (prêtres, évêques…) installés sur place ou autochtones. La conversion du roi Ezana a marqué l’officialisation du christianisme et son expansion, mais pas sa naissance.
[3] Titre ajouté par les copistes des manuscrits syriaques.