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« Jésus 2 » : le mystère pascal du pape

Samuel Pruvot

Benoît XVI récidive. Le succès mondial de son « Jésus 1 » méritait une suite. Et son « Jésus 2 » ne décevra pas. Après avoir publié il y a quatre ans, en avril 2007, un premier tome consacré à la vie du Christ depuis son baptême jusqu’à la Transfiguration, l’auteur poursuit son investigation. Sous une double signature, celle de Joseph Ratzinger et celle du pape en filigrane. Pas banal. Mais le théologien allemand, devenu archevêque puis préfet de congrégation romaine et enfin pape, ne mélange pas les genres. Il publie à nouveau, sans schizophrénie ni confusion. Son travail n’est pas un document magistériel mais un « cheminement personnel intérieur à la recherche du visage de Dieu ».

Publié le 10 mars 2011 dans le monde entier (ou presque), le deuxième tome de son travail théologique s’intitule Jésus de Nazareth – De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection. Il a été édité en sept langues – allemand, italien, anglais, français, espagnol, portugais et polonais – et devait sortir en croate fin mars. Les premiers tirages sont à la hauteur de la réputation de l’auteur : 300 000 copies italiennes, 200 000 copies allemandes, 150 000 copies anglaises, 100 000 copies espagnoles, 100 000 copies françaises, 20 000 copies portugaises, ont déjà été imprimées. Ce n’est qu’un début. Car on souhaite à ce « Jésus 2 » la même diffusion qu’au « Jésus 1 ». Comme quoi certains bons livres sur Jésus peuvent se vendre comme des petits pains, au-delà du cercle des érudits.

Mais est-ce le métier du pape de publier un best-seller  ? Oui – quand ce pape est un théologien dans l’âme, qui, même sur le trône de saint Pierre, trouve encore le moyen de vaquer à ses chères études. Joseph Ratzinger ne s’en est jamais caché. Il souhaitait, ayant atteint l’âge de la retraite en 2002, rentrer en Allemagne. Son but ? Se consacrer à l’écriture d’ouvrages théologiques. Mais Jean-Paul II, puis les cardinaux réunis en conclave à sa mort en 2005, en ont décidé autrement. Joseph Ratzinger a finalement laissé ses valises à Rome. Tout comme sa bibliothèque. Le pape théologien, bientôt âgé de 84 ans, a su trouver de longues heures de calme, dans sa résidence estivale de Castel Gandolfo ou dans son bureau du Palais apostolique au Vatican, pour se consacrer à l’écriture de son « Jésus ». Un projet qu’il portait déjà avant devenir pape.

On imagine assez bien le souverain pontife, installé au milieu des bibliothèques qui le suivent depuis le milieu des années 1950, ses lunettes au bout du nez, passant d’un ouvrage à l’autre et griffonnant plusieurs idées. Interrogé sur la genèse éditoriale de cet essai, un proche expliquait que le pape « avait écrit le texte au crayon à papier, avec sa petite écriture caractéristique, qui ensuite, comme toujours, a été transcrite à l’ordinateur par Birgit Wansing  », une Allemande de l’Institut séculier des dames de Schönstatt travaillant à la Secrétairerie d’État. Une œuvre très personnelle qui pourrait – si Dieu lui prête vie, précise le pape – avoir encore une suite : « Jésus 3 ». Un 3e volume, consacré à l’enfance de Jésus.

Mais revenons à « Jésus 2 ». Joseph Ratzinger aborde en tremblant «  les paroles et les événements décisifs de la vie de Jésus  ». Il se consacre aux dernières heures de la vie terrestre du Christ. Chaque chapitre est un pas de plus dans la suite du Christ : l’entrée à Jérusalem, le lavement des pieds, la prière sacerdotale, la dernière Cène, Gethsémani, le procès, le crucifiement et enfin la résurrection d’entre les morts. Malgré quelques passages plus ardus et des références aux théologiens contemporains (catholiques et protestants), l’écriture coule de source. Avec la clarté et la logique qui caractérisent ce professeur hors pair.

L’auteur n’a pas l’ambition d’écrire une vie de Jésus. Son but est différent, comme il l’indique dans son avant-propos. Joseph Ratzinger tente de « développer un regard sur le Jésus des Évangiles et une écoute de ce qu’il nous dit susceptible de devenir rencontre ». Ce point est capital. Il s’agit de s’approcher au plus prés de Lui, de sa figure historique et de ses intentions. De manière prudente et avec le plus de sûreté possible. Interrogé dans Famille Chrétienne (n° 1730 du 12 au 18 mars 2011), Mgr Jean-Pierre Batut commente l’originalité de sa méthode : « Le pape nous invite à une lecture unifiée entre l’exégèse, la théologie et la spiritualité. Car tout se tient, et c’est une des plus grandes vertus de l’ouvrage.  » Plus précisément encore, l’auteur s’inspire du docteur angélique (plus que du thomisme) ajoute Mgr Batut : «  Il se réclame de l’étude des ‘mystères du Christ’ qui a une place très importante chez saint Thomas et que l’on retrouve dans le Catéchisme de l’Église catholique. Considérer les ‘mystères du Christ’ c’est à la fois avoir un regard contemplatif et se demander comment ce qui arrive à Jésus peut nous être communiqué pour que nous en vivions.  »

Résumer un tel ouvrage serait vouloir mettre en boîte les mystères du Christ. Nous ne le ferons donc pas. En revanche, un dernier point de méthode doit être souligné en lien étroit avec le présent numéro de la revue Résurrection. C’est l’attachement de Joseph Ratzinger à l’historicité des événements qui entourent le mystère pascal. L’auteur tente de réconcilier deux herméneutiques – deux lectures – des évangiles qui se sont fait la guerre pour le plus grand dommage des croyants. Herméneutique de la foi et herméneutique historique. « Cette conjonction est possible et, par elle, les grandes intuitions de l’exégèse patristique pourront porter à nouveau du fruit. » Il y a donc, selon Joseph Ratzinger, une grâce spéciale pour ceux qui cherchent le Jésus de l’Histoire sans laisser tomber au passage le Jésus de la foi. Car les deux ne font qu’un et font entrer dans la vraie dimension mystérique du Sauveur. Pour l’auteur, l’essentiel consiste donc à «  parvenir à la certitude de la figure vraiment historique de Jésus  ». Les exégètes pourront toujours ergoter mais les fidèles y trouveront un profit considérable : «  on trouvera toujours des détails sur lesquels discuter, j’espère cependant qu’il m’a été donné de m’approcher de la figure de notre Seigneur d’une manière qui puisse être utile à tous les lecteurs qui désirent rencontrer Jésus et croire en Lui  ».

Tous les chapitres sont orientés dans le même sens, vers ce Seigneur qui se révèle à nous au travers des Écritures, faisant appel à notre cœur et à notre intelligence. Joseph Ratzinger creuse son sillon, dévoilant une méthode bien à lui. Loin des ornières de l’exégèse historico-critique qui, à force de critiquer, a eu la tentation de mettre l’Évangile en miettes. Dans le chapitre consacré à la dernière Cène, Joseph Ratzinger écrit : « Le message néotestamentaire n’est pas seulement une idée ; ce qui est arrivé dans l’histoire réelle du monde est justement déterminant pour lui : la foi biblique ne raconte pas des légendes comme symboles de vérités qui vont au-delà de l’histoire, mais elle se fonde sur une histoire qui s’est déroulée sur le sol de cette terre. » Cette Terre sainte, si précieuse, où le Verbe a vraiment marché. Ce n’est pas une croisade d’aller chercher là-bas les traces de son passage. Tout en sachant que les indices ne sont qu’une empreinte laissée par Lui, un signe pour aller plus loin dans une démarche de foi. Joseph Ratzinger écrit encore à ce sujet : « Une recherche historique ne peut conduire qu’à un haut degré de probabilité et jamais à une certitude dernière et absolue sur tous les détails. Si la certitude de la foi se basait exclusivement sur une vérification historico-critique, elle demeurerait toujours révisable. »

Appliquée à la dernière Cène du Seigneur, cette méthode contemplative donne des merveilles de sens. D’abord le pape s’interroge sur la réalité factuelle : la date de la Pâque, les paroles du récit de l’institution. Plus l’auteur avance, plus il marche avec précaution. Pas de démonstration hâtive mais une contemplation qui monte par degrés. L’auteur demande au lecteur de le suivre avec humilité : « ne pas opposer notre pédanterie au Nouveau Testament de façon critico-rationnelle, mais […] apprendre et […] nous laisser guider : la disponibilité à ne pas déformer les textes selon nos représentations, mais à les laisser purifier et approfondir par sa Parole ».

Humble, travailleuse, et surtout christologique, cette approche permet d’approfondir le mystère pascal. Joseph Ratzinger se met d’ailleurs explicitement à l’école du père Bouyer – encore un ami de la revue Résurrection – qui a renouvelé l’approche de l’Eucharistie à l’aune de la berakha juive, la prière de bénédiction. S’interrogeant sur la matérialité des paroles de Jésus à la dernière Cène, Joseph Ratzinger en découvre l’intériorité cachée : « Rompre le pain pour tous est avant tout la prière du père de famille qui représente par là Dieu le Père qui, par sa fertilité de la terre, nous distribue à tous ce qui est nécessaire pour vivre. […] Ce geste humain essentiel de donner, de partager et d’unir, trouve dans la dernière Cène de Jésus une profondeur toute nouvelle : il se donne lui-même. La bonté de Dieu devient tout à fait radicale au moment où le Fils, dans le pain, se communique et se distribue lui-même. »

Bref, en scrutant le dehors – la matérialité et l’historicité des évangiles –, le pape nous découvre le dedans. Plus qu’une simple méthode, un véritable chemin de l’âme vers Dieu, comme dirait saint Bonaventure, un autre maître de Joseph Ratzinger.

Abécédaire incomplet (Morceaux choisis)

Barque (de l’Église). « Aujourd’hui aussi la barque de l’Église, avec le vent contraire de l’histoire, navigue à travers l’océan agité du temps. Souvent on a l’impression qu’elle va sombrer. Mais le Seigneur est présent et vient au moment opportun. » (Épilogue)

Confession. « La faute ne doit pas continuer à suppurer dans l’âme de manière cachée, l’empoisonnant ainsi de l’intérieur. Elle a besoin de la confession. Par le moyen de la confession, nous la mettons à la lumière, nous l’exposons à l’amour purificateur du Christ. Dans la confession, le Seigneur lave sans cesse de nouveau nos pieds sales et il nous prépare à la communion conviviale avec lui. » (chapitre 3)

Juifs. « Qui étaient précisément les accusateurs ? Qui a insisté pour que Jésus soit condamné à mort ? […] Selon Jean, ce sont simplement les ‘Juifs’. Mais cette expression chez Jean – comme le lecteur moderne serait tenté de l’interpréter – n’indique en aucune manière le peuple d’Israël comme tel, et elle a encore moins un caractère ‘raciste’. En définitive, Jean lui-même, pour ce qui est de la nationalité, était un Israélite, tout comme Jésus et tous les siens. La Communauté primitive tout entière était composée d’Israélites […] On dit souvent que les évangiles, en raison d’une tendance favorable aux Romains pour des motifs politiques, l’auraient [Ponce Pilate, NDLR] présenté de manière toujours plus positive, en jetant progressivement sur les Juifs la responsabilité de la mort de Jésus. En fait, il n’y avait aucune raison qui permette de soutenir cette tendance dans la situation historique des évangélistes. » (chapitre 7)

Œcuménisme. « L’unité doit apparaître, être reconnaissable, et reconnaissable précisément comme quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde ; quelque chose qui n’est pas explicable selon les seules forces humaines et qui rend donc visible l’action d’une autre force. Par l’unité, humainement inexplicable, des disciples de Jésus à travers tous les temps, Jésus lui-même est légitimé. » (chapitre 4)

Pureté. « La dévotion du 19e siècle a de nouveau rendu unilatéral le concept de la pureté, la réduisant toujours plus à la question de l’ordre dans le domaine de la sexualité, la contaminant ainsi de nouveau par le soupçon à l’égard de la sphère matérielle du corps. » (chapitre 3)

« Si, habituellement, une chose impure contamine par contact et souille ce qui est pur, nous avons ici le contraire : là où le monde, avec toute son injustice et toutes les cruautés qui le souillent, entre en contact avec l’immensément Pur – là, lui le Pur, se révèle en même temps le plus fort. En ce contact, la souillure du monde est réellement absorbée, annulée, transformée à travers la douleur de l’amour infini. » (chapitre 8)

Résurrection. « Jésus n’est pas quelqu’un qui est revenu à la vie biologique ordinaire et qui par la suite, selon les lois de la biologie, devait un jour ou l’autre mourir de nouveau. Jésus n’est pas un fantôme (un ‘esprit’). Cela veut dire qu’il n’est pas quelqu’un qui, en réalité, appartient au monde des morts, même s’il lui est possible de se manifester de quelque manière dans le monde de la vie. » (chapitre 9)

Vérité. « “Qu’est-ce que la vérité ?” C’est la question que se pose aussi la doctrine moderne de l’État : est-ce que la politique peut prendre la vérité comme catégorie pour sa structure ? Ou bien faut-il laisser la vérité, comme dimension inaccessible, à la subjectivité et s’efforcer au contraire de réussir à établir la paix et la justice avec les instruments disponibles dans le domaine du pouvoir ? Étant donné l’impossibilité d’un consensus sur la vérité et en s’appuyant sur elle, la politique ne se fait-elle pas l’instrument de certaines traditions qui, en réalité, ne sont que des formes de conservation du pouvoir ? […] N’est-il pas vrai que les grandes dictatures se sont maintenues par la force du mensonge idéologique et que c’est la vérité seule qui a pu apporter la libération ? » (chapitre 7)

Samuel Pruvot, né en 1969, D.E.A. de sciences politiques. Journaliste à Famille Chrétienne, membre de la Communauté apostolique Aïn Karem.

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