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Jeûne, abstinence et modernité

Luc Perrin

Invité récemment sur Europe n°1 à expliquer la signification du jeûne et de l’abstinence lors du Ramadan, un recteur de mosquée parisien mettait au premier rang une raison d’ordre thérapeutique : une régénération (supposée) du corps. Même si l’on tient compte du cadre de cette intervention [1], ce musulman vérifie l’affirmation d’Emile Poulat à propos des catholiques : « Tout “catholique”, aujourd’hui, en vient naturellement à parler “moderne”, comme un immigrant qui oublie peu à peu sa langue maternelle. » [2] Un épisode de cette entrée en modernité du langage catholique s’est joué à travers la présentation du jeûne de Carême, telle que j’ai pu l’observer dans les paroisses parisiennes des années soixante [3].

De la pénitence au partage

Jusqu’en 1961, le mandement de Carême de l’archevêque de Paris reprenait les mêmes quinze articles consacrés à l’obligation du jeûne, au denier du culte, etc... Invariablement, il se terminait par le rappel de l’obligation pour les femmes du port d’un couvre-chef dans les églises. Dans les bulletins paroissiaux, l’éditorial du curé ou un article important répercute l’enseignement traditionnel de l’Église. En février 1961 à Saint-Leu, la consigne est : « Je me prive afin de me purifier » et le curé de Sainte-Elisabeth du Temple pouvait écrire en mars 1963 : « La mollesse pénètre les volontés provoquant une baisse très nette des valeurs morales et spirituelles (...). Les mortifications et restrictions raisonnables sont les victoires de l’âme sur le matériel ». Le discours classique est encore à l’honneur avec Mgr Sédillière en février 1967 : le curé de Saint-Honoré d’Eylau reprend les trois caractères du carême, « pénitence obligatoire », « temps de recueillement », « temps de sacrifice ». Pourtant, à cette date, le propos fait presque figure d’anachronisme et tranche singulièrement avec la nouvelle présentation du carême. Il y manque… le Tiers monde.

En effet depuis 1962, le sage ordonnancement du mandement archiépiscopal est modifié : l’article 12 concerne désormais la campagne diocésaine contre la faim dans le monde. En septembre 1961, quelques semaines après Mater et magistra, le cardinal Feltin avait établi pour la première fois un lien entre le jeûne de Carême et l’aide au Tiers monde, dans son allocution de clôture des retraites pastorales. Le Comité catholique contre la faim (CCF, futur CCFD) vient de se constituer à Paris, après la création par l’épiscopat allemand de Misereor et après l’initiative du diocèse de Strasbourg (« Jeûne et Charité », 1961). Avec le Carême 1962, il lance sa première campagne. La Semaine Religieuse publie un premier bilan de « l’aide diocésaine aux pays en voie de développement » (27/1/1963) et la Lettre pastorale de Carême du cardinal souligne : « Il est dangereux de penser que les réalités spirituelles n’ont rien à faire avec les problèmes concrets qui préoccupent les hommes » (16/2/1963). Cet effort catholique s’inscrit dans le cadre d’une décision de l’ONU mais il a sûrement contribué au retentissement du groupe « Église des Pauvres » au début de Vatican II et à l’élaboration de Gaudium et spes.

Pour que vive le Tiers-Monde

L’association jeûne-pénitence-lutte contre la faim devient pendant les années suivantes une constante. Les paroisses s’alignent, chacune à son rythme, sur la démarche proposée en exemple par le Pasteur du diocèse. Ainsi, à Sainte-Odile, le P. Girod de l’Ain insiste sur la perspective spirituelle du carême dans son éditorial de mars 1965 et lui adjoint un article de même importance sur la campagne contre la faim. Le mois suivant, le bulletin publie la Lettre de Carême de l’évêque de Metz [4] : la pénitence « en expiation de nos fautes » est évoquée en huit lignes tandis que la solidarité avec le Tiers monde en occupe trente-deux. A la question « Pourquoi jeûner ? », la feuille de Saint-Louis d’Antin du 3 mars 1968 propose sept motivations dont les quatre premières sont :

On choisit de se priver : pour s’assurer la maîtrise de ses pulsions corporelles ; pour prendre le contre-pied, en esprit de réparation, de telle ou telle faute que l’on a commise ; pour imiter avec amour Jésus pauvre et souffrant ; pour offrir à la Communion des Saints une participation active....

La « solidarité avec ceux qui ont faim » n’apparaît qu’en sixième position. Le Courrier de Ste-Odile de mars 1966 apporte cette intéressante remarque au débat, après avoir redit la détresse des pays de la faim : « L’invitation de l’Église d’Europe à jeûner n’est donc pas anachronique ».

Dans la majorité des paroisses en revanche, le thème de la campagne diocésaine « Jeûner pour partager » a fait disparaître toute autre considération. L’association de deux notions distinctes est devenue fusion. A Sainte-Élisabeth du Temple en février 1966, le discours a changé : « Nous saurons durant le carême nous priver du superflu et même parfois du nécessaire pour transformer nos privations volontaires en offrandes pour l’aide aux pays sous-développés ». Le mois suivant, les Échos du Temple publient un exposé du P. Daniélou, « Carême et charité », dont l’objet est d’appuyer théologiquement la stricte relation entre ces deux notions. On notera l’évolution du vocabulaire qui accompagne ce glissement de sens : la privation a succédé à la mortification. Cette évolution se trouve, dès mars 1962, dans un éditorial de Montparnasse mon village où le carême était directement rattaché à la faim dans le monde [5]. A Saint-Leu aussi en mars 1966 : « Jeûner pour partager : c’est là l’écho de la prédication des Pères de l’Église. C’est là le vrai sens de la pénitence ». S’ajoute ici l’appel, si fréquent à l’époque, à une tradition vénérable mais oubliée pour masquer l’innovation. Dans le XXe, on marque la dimension collective : « Cette année, le XXe fera carême en portant aide aux pays en voie de développement affamés » (mars 1962).

Cette approche nouvelle du jeûne de Carême se double, à partir du 1er janvier 1967, d’une disparition de l’obligation d’abstinence du vendredi : « Le maigre n’est plus » titre la grande presse. L’abandon de cette vieille contrainte est accompagné d’un pari audacieux quant à sa substitution, au gré de chacun, par une privation ou un acte de piété. Toutefois, la prohibition de la viande demeure pour le temps de Carême et le mercredi des Cendres.

Une reddition sans conditions à la société de consommation ?

L’interprétation de ces deux réformes est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Incontestablement, l’évolution témoigne de l’influence de la modernité sur le discours clérical : pénitence, mortification, jeûne, abstinence sont des notions devenues étrangères à une société de consommation triomphante [6]. « Une routine souvent devenue vide de sens » disait Plaisance-Rosaire (1/1/1967) à propos de l’abstinence. La justification des privations par l’aide au Tiers monde, en fournissant une raison matérielle, sauvegarde la coutume en en laïcisant la signification. Ce qui n’était à l’origine qu’un adjuvant pédagogique devient peu à peu la motivation profonde d’une pratique allégée de son essence surnaturelle. L’affaiblissement de l’abstinence au profit d’initiatives individuelles indique tout à la fois une concession à l’hédonisme ambiant et le recul du caractère collectif et culturel de la religion.

Sécularisation de la religion ? Nouvelle figure du « Ralliement », alimentaire cette fois ? « Comme on le dit souvent la religion deviendrait-elle plus facile, moins exigeante » [7] ?

D’une part, placer la lutte contre la faim au cœur du temps liturgique témoigne d’une accentuation du refus catholique face à la modernité économique. A travers la campagne contre la faim, le système social générateur de tant d’iniquités, le capitalisme libéral, se trouve cloué au pilori de la justice. Les bulletins n’ont de cesse d’opposer l’Europe des nantis, du progrès technique, des industries d’armement avec un monde où « en plein XXe siècle, chaque année 40 millions d’hommes meurent de faim » (Bon Conseil, mars 1962). Si « nourrir les hommes » (Le Lien, février 1964) demeure d’actualité, si la faim reste le « problème n°1 » (Courrier de Ste-Odile, mars 1963), n’est-ce pas la preuve de la faillite de la modernité ? Cette critique impitoyable resurgira en Mai 1968.

D’autre part, l’abandon (relatif) [8] de l’antique abstinence se fait au nom d’une pénitence encore plus exigeante :

C’est terriblement embarrassant d’être obligé de passer de la lettre à l’esprit... de choisir soi-même une pénitence réelle et efficace (Paris XII novembre 1966).
Les pasteurs de l’Église veulent, en dépassant la lettre, nous faire retrouver l’esprit de la véritable pénitence (Carrefour des 2 Gares, février 1967).

Sous le relâchement apparent de discipline se cache donc une nouvelle manifestation de l’esprit néo-tridentin. Ainsi une prescription traditionnelle de la « religion officielle » est ravalée au rang de pratique populaire dénuée d’intérêt. Si la confusion des mots peut égarer parfois tel ou tel au sein du « peuple de Dieu », entre le ralliement à un langage et le ralliement à des principes, le magistère catholique a toujours su opérer les distinctions nécessaires.

Luc Perrin, Né en 1958, agrégé d’histoire, est maître de conférences d’Histoire de l’Église à la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg (université Marc-Bloch). A publié L’affaire Lefebvre (Cerf, 1989) et a contribué à Histoire des curés, Fayard, 2002.

[1] Si France Inter a été « la voix de la France » jusqu’à G. Pompidou, Europe n°1 est, ce me semble, la voix du libéralisme contemporain. Les rapports difficiles entre modernité et religions en général, catholicisme en particulier, y sont merveilleusement reflétés. Un beau sujet de thèse pour un lecteur curieux de Résurrection.

[2] La solution laïque, Berg international, 1997, p.65.

[3] Pour un regard plus général, Paris à l’heure de Vatican II, Éd. de l’Atelier, 1997.

[4] . Mgr Paul-Joseph Schmitt.

[5] « Je me prive parce que je vois que des pauvres manquent du nécessaire et je veux participer réellement à leur état de pauvreté, en éprouvant dans ma chair ce que c’est que d’avoir faim. »

[6] Société qui n’avait pas encore connu l’avènement du corps-roi...

[7] Plaisance-Rosaire (1/1/1967).

[8] L’administration laïque de l’Éducation nationale n’en a pas moins maintenu le poisson au menu du vendredi dans les cantines scolaires et l’usage perdure dans les pratiques sociales et commerciales. L’Église a depuis relu l’abstinence traditionnelle sous un jour plus positif.

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