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Justice et miséricorde : faut-il choisir ?

Alexis Perot

On ne saurait trouver, dans notre langue, deux termes plus opposés, chacun portant une charge symbolique héritée de traditions plurimillénaires, cristallisant nombre de ces dualités si propres à la culture humaine. Le dicton, « raide comme la justice » donne ainsi le ton : la froide justice, dont les décrets impartiaux ont cependant à composer avec le fond le plus chaleureux de la nature humaine, si apte à s’émouvoir, à ressentir pour autrui quelque tressaillement face au spectacle de sa misère, ce par quoi se définit le mot de miséricorde.

La rigoureuse justice renvoie à l’image d’une balance, expression parlante de l’idée d’équité. Autre symbole, le glaive rappelle la prérogative royale qu’a longtemps été la fonction judiciaire, et dont le tranchant s’inscrit si ostensiblement sur les tympans de nos églises ou cathédrales mettant en scène le Jugement dernier par la séparation définitive des justes et des damnés. La séparation en est l’idée matricielle, jusque dans la psychologie individuelle, qui dévolue au père ce rôle fondamental d’arracher le jeune enfant à la fusion maternelle pour lui permettre d’accéder à la conscience grâce au vecteur du langage et de l’institution. La justice « paternelle » est cette fonction éminemment culturelle qu’a particulièrement consacrée le droit romain. Celle-ci plane encore au-dessus des activités humaines comme un système de représentation qui leur assure encore leur viabilité. Sans le poids prestigieux de l’Institution, cette force séculière d’intimidation placée au-dessus des partis, comme a pu l’affirmer René Girard, jamais l’humanité ne serait sortie des risques que faisaient peser sur sa survie les cycles de vengeances aux terribles contagions mimétiques. Sur ce plan de la fonctionnalité humaine, la miséricorde n’a certes pas le même prestige. Elle apparaît en second, comme la grâce qui pouvait être accordée au condamné une fois la sentence prononcée. Elle n’a eu longtemps qu’un rôle d’exception, cependant essentiel. Ceci allait jusqu’au verre d’eau, ou l’ultime cigarette, que le criminel pouvait une dernière fois se faire octroyer avant que de payer son dû à la société. Féminine, la miséricorde l’est autant que la justice peut sembler masculine dans la répartition traditionnelle des grandes attributions.

Évidemment, ce bel ordonnancement n’a pas bien résisté à l’aire de la déconstruction soupçonneuse et à la mise en accusation des déterminismes culturels, à la culture de l’excuse si largement répandue en ces temps, facteurs d’ébranlement de l’institution judicaire. Revanche historique de la miséricorde sur la justice ? D’aucuns se feraient fort de l’affirmer pour vanter ou déplorer cette civilisation plus ou trop humaine qui aurait ainsi renversé l’équilibre que nos devanciers avait si constamment maintenu. Mais tout cela n’est-il pas précisément trop humain ? Car, en Dieu, il va de soi, Justice et Miséricorde, attributs de son Être, ne sauraient s’opposer.

Sur la piste des attributs divins

La représentation chrétienne a de son côté contribué à la dialectique des deux attributs divins, en les projetant au plan céleste. Ainsi, lors des anciens « mystères » qui, au Moyen Âge, théâtralisaient la Passion, il était fréquent que Justice et Miséricorde s’affrontent en surplomb de l’histoire, sous la forme de deux allégories débattant du sort des hommes. Il est probable que cette inspiration puise à la source biblique où, par deux fois, cet étrange débat s’instaure entre Dieu et son élu : Abraham d’abord (en Gn 18, 1, sqq.), avant la chute de Sodome et Gomorrhe, Moïse ensuite, lors de l’épisode du Veau d’or (Ex 32, 11, sqq.). Plus récemment, lors des apparitions de la Salette, la sainte Vierge, dans un de ses messages, se disait retenir le bras de son Fils « si fort et si pesant », elle-même jouant ici le rôle de la miséricorde face au Christ qui réclamerait justice. Les rôles paraissent pour le moins interchangeables, puisque le Très-Haut lui-même accepte de jouer en quelque sorte le « mauvais rôle », lors de ces mises en scène bibliques, pour mieux mettre en avant l’évidence de sa miséricorde, plaidée par sa petite créature imparfaite.

L’opposition entre Justice et Miséricorde, si elle n’est pas factice, si réellement la réalité du péché a induit une opposition entre l’homme et Dieu, que Celui-ci doit parcourir à grand frais pour rejoindre sa singulière créature, il faudra tout d’abord admettre que la Justice dans ses fondements n’a rien qui vienne de nous. Plongeons-nous dans les Écritures : l’arrière-fond du tableau dévoilera toujours le paysage d’une Justice éternelle, œuvre de la Sagesse non moins éternelle, préexistante à tout, tandis que l’action divine, celle qui meut le temps et l’histoire, révèle le fond encore plus insondable de Dieu : son amour inconditionnel pour toute créature humaine, même déchue, qu’Il n’aura de cesse de ramener à sa pleine justice originelle.

La justice au fil des Écritures

Dans les livres de l’ancienne Alliance, il faut dire que la justice est partout. Elle est liée en effet à la Loi mosaïque et à son observance. Or, la Loi, on le sait, domine l’Ancien Testament. Ainsi l’homme juste, s’il existe, est celui qui se conforme scrupuleusement aux nombreuses codifications qu’énumèrent le Deutéronome et les autres livres. S’agissait-il d’une justice de circonstance, « contingentée », comme l’on dirait aujourd’hui, au cadre d’une culture ? Non, car cette Loi n’a rien qui parte de l’homme, puisque transmise directement par Dieu au mont Sinaï. Les Psaumes le disent aussi à leur façon : « La Loi du Seigneur est parfaite qui redonne Vie ; la charte du Seigneur est sûre qui rend sage les simples. » (Ps 19 (18 B))

Et la Justice dont elle est porteuse préside à toute la Création, ainsi qu’il apparait en Isaïe 45 : « Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre, je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais la paix et je fais le malheur. […] Oui je suis Dieu : il n’en est pas d’autre ! Je le jure par moi-même ! De ma bouche sort la justice, la parole irrévocable. » La justice de la Loi fait alors corps avec cette Justice éternelle, qui sort directement de la bouche du Seigneur, qui crée et qui ordonne, et qu’il est tentant d’identifier à la Sagesse, dont parlent les livres sapientiaux.

Cette loi immuable, par ailleurs connue, codifiée, il n’est donc que de s’y conformer pour obtenir la vie, ou à l’inverse s’en détourner pour connaître la mort, sans excuse possible ni circonstances à invoquer. C’est ce que laisse d’ailleurs entendre le Psaume 1.

Heureux l’homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants,
Qui ne s’arrête pas sur la voie des pécheurs,
Et qui ne s’assied pas en compagnie des moqueurs,
Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l’Éternel, et qui la médite jour et nuit !
Il est comme un arbre planté près d’un courant d’eau,
Qui donne son fruit en sa saison, et dont le feuillage ne se flétrit point :
Tout ce qu’il fait lui réussit.

L’application de la Loi se présente comme une justice que l’on doit au Créateur lui-même, ainsi que l’exprime le «  Shema Israël  », tiré de Dt 6, 4, que les juifs pieux récitent plusieurs fois par jour : « Écoute, Israël ! L’Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel. Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Et ces commandements, que je te donne aujourd’hui, seront dans ton cœur… »

Cette réponse de l’homme à Dieu, à travers le commandement de l’aimer de tout son cœur, donne la possibilité de participer à la justice divine, dont le règne sur la terre dépend précisément de la docilité des hommes à appliquer ou non la Loi. Tout manquement se traduit à l’inverse par une injustice à l’endroit du Créateur, désignée comme étant le péché. Il est à noter que la justice dont il est question ici s’exerce inséparablement à l’égard du prochain, ainsi qu’il est écrit au livre du Lévitique : « Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis l’Éternel » (Lv 19, 18).

L’exigence de justice est ainsi pleinement une exigence d’amour, tant envers Dieu qu’envers les hommes, qui situe l’observance de la Loi à des hauteurs difficilement praticables. De là, un certain pessimisme biblique, que traduit notamment ce verset du psaume 143 (142) : « Aucun vivant n’est juste devant Toi. » Il y a donc en Israël, en dépit de ce viscéral attachement à la Loi, qui est la justice mise à la portée de l’homme, cette profonde conscience de son inaptitude à véritablement répondre à ses exigences et qui, sur fond des malheurs des temps, avec les vicissitudes de son histoire, est le cœur de l’attente ou de l’espérance messianique : « En ces jours-là fleurira la Justice », tel que l’exprime le psaume 72 (71).

Un déficit de justice insolvable, malgré tous les efforts entrepris, entretient l’espérance d’une intervention du Créateur lui-même, en vertu des promesses dont furent témoins les prophètes. « Elle obtiendra par le Seigneur, justice et louange, toute la descendance d’Israël. » (Is 45, 25)

Le cardinal Ratzinger, dans son livre L’Unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions [1], exprimait les choses ainsi.

Il y a tout d’abord la Tora, la fidélité envers la volonté de Dieu et par là la construction de son règne, de sa royauté en ce monde. D’autre part il y a le regard d’espérance, l’attente du messie – l’attente, et même la certitude que Dieu lui-même entrera dans cette histoire et fera justice, cette justice de laquelle nous ne pouvons jamais nous approcher que sous des formes très imparfaites.

Quand la soif de justice est aussi un appel à la miséricorde.

L’attente messianique est en soi un profond désir d’accomplissement de la justice dans un monde où celle-ci apparait désespérément absente.

Le prophète Jérémie, témoin de la déchéance d’Israël juste avant que ne s’effondre le royaume de Juda et que ne surviennent la destruction du Temple de Jérusalem puis la déportation à Babylone, a lui aussi évoqué la figure du messie en des termes qui méritent qu’on s’y arrête.

Voici venir des jours – oracle du Seigneur – où je susciterai pour David un germe juste : il agira en vrai roi, il agira avec intelligence, il exercera dans le pays le droit et la justice. En ces jours-là, Juda sera sauvé, et Israël habitera en sécurité. Et voici le nom qu’on lui donnera : « Le-Seigneur-est-notre-justice. » (Je 23, 5-8)

Au-delà du caractère polémique d’un tel oracle que l’on devine dirigé contre l’infortuné détenteur de la dignité royale, dont les insuffisances sont ainsi mises au grand jour, est ici dévoilée – ce qui sera le fin mot de la miséricorde – l’idée incroyable que la justice de Dieu prendra la place de celle, si manifestement défaillante, de l’homme. À travers ce nom, « Le Seigneur est notre justice », décerné au germe juste, qui prendra souche sur le tronc des héritiers de David, est déjà introduite la fonction vicaire, à laquelle les poèmes du Serviteur souffrant d’Isaïe donneront un autre relief, et qui exprime la volonté divine de réaliser par elle-même, en lieu et place des créatures humaines, ce que le Seigneur attend d’elles.

Ainsi, la miséricorde est déjà toute implicite à travers cette soif exaspérée de justice, dont le Seigneur est en quelque sorte la pièce maîtresse, encore manquante, pour qu’elle puisse s’accomplir non plus seulement dans les cieux mais sur cette terre, où sévit le désordre.

Arrêtons-nous un moment sur la notion de miséricorde, si singulière et propre à la culture hébraïque. Le mot qui s’y réfère, rahamim , désigne bien les entrailles maternelles :

Ephraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, que chaque fois que j’en parle je veuille encore me souvenir de lui ? C’est pour cela que mes entrailles s’émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse, oracle de Yahvé. (Je 31, 20)

Le contexte de cette dernière citation est la promesse du retour des exilés d’Israël dans la terre promise, ceux-ci ayant reconnu leurs fautes et éprouvé du repentir. L’image très forte montre le lien privilégié que le Seigneur entend conserver avec son peuple, même si celui-ci doit encore expier ses péchés. Pour autant, un tel ébranlement des entrailles divines n’est pas exclusivement réservé aux repentis d’Israël, pour lesquels la parenté divine ne fait pas de doute. Le livre de Jonas enseigne qu’elle peut s’exercer au même titre vis-à-vis des habitants d’une cité comme Ninive, dont la méchanceté est pourtant avérée. « Lève-toi ! Va à Ninive la grande ville et profère contre elle un oracle, parce que la méchanceté de ses habitants est montée jusqu’à moi. » (Jon 1, 2)

Or, le Seigneur, « bon et miséricordieux, lent à la colère et plein de bienveillance » (Jon 4, 2), renonce en effet à détruire cette ville (qu’on nous dit immense) et ses habitants qui ont décidé de faire pénitence à la prédication de Jonas, et Dieu choisit aussitôt de renoncer au mal devant le repentir. Les frontières de la miséricorde se déplacent hors des frontières du monde juif, au-delà desquelles Jonas est envoyé. Débordant de la stricte notion de rétribution qu’implique la justice à vue humaine, elle va partout vers quoi se tourne le Seigneur. C’est-à-dire en fin de compte partout où la justice fait défaut, et ce, bien au-delà des circonscriptions de la Loi.

Il y a généralement, dans l’Ancien Testament, deux sortes de personnages mis en scène : l’impie et le juste (cf. par ex. le psaume 37 (36)). Ce dernier s’accroche tant bien que mal à la Loi du Seigneur, s’efforçant de ne pas envier les avantages de l’impie dans l’attente du jugement qui rendra à chacun selon ses actes. Le jugement, qui appartient à Dieu, doit venir pallier les déficiences d’une justice immanente, dont on voit bien qu’elle ne récompense pas toujours les mérites individuels. Face à cette conviction solidement établie dans les milieux observants, le livre de Jonas vient révéler que le jugement, s’il a bien lieu, se voit toujours précédé de la miséricorde, offre inespérée s’adressant précisément aux impies, aux impurs, dont le sort fait tout autant, sinon plus, tressaillir les entrailles du Très-Haut que celui des justes. Il s’agit bien là d’un signe, comme le révélera Notre Seigneur en son temps, des temps nouveaux qui doivent s’accomplir lors de l’avènement messianique.

L’idée d’un jugement individuel au nom d’une justice subjective n’est pas si ancienne, elle apparaît au chapitre 18 du livre d’Ezéchiel.

Vous dites : Pourquoi le fils ne porte-t-il pas l’iniquité de son père ? C’est que le fils a agi selon la droiture et la justice, c’est qu’il a observé et mis en pratique toutes mes lois ; il vivra. L’âme qui pèche, c’est celle qui mourra. Le fils ne portera pas l’iniquité de son père, et le père ne portera pas l’iniquité de son fils. La justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui. Si le méchant revient de tous les péchés qu’il a commis, s’il observe toutes mes lois et pratique la droiture et la justice, il vivra, il ne mourra pas. (Ez 18, 19-21)

C’est au nom d’une telle rétribution personnelle des mérites que s’est construite au retour de l’exil toute une éthique autour de la Loi avec comme articulation l’attente du Jugement final pour départager les bons des mauvais, afin de justifier ceux qui ont souffert pour garder les commandements (cf. Ps 11 (10)). Le danger a sans doute pu alors exister que cette responsabilisation sans précédent des individus autour de la Loi entraîne certains à une autojustification dédaigneuse de la volonté miséricordieuse du Seigneur – pourtant encore tellement vibrante à travers cette exhortation du prophète à la conversion.

L’idée même qu’il puisse exister des justes est en soi équivoque, puisqu’elle est autant affirmée que contredite, ainsi qu’il apparaît au psaume De profundis (Ps 130 (129)) : « Si tu retiens les fautes Seigneur, qui donc subsistera ? » ou encore au Ps 143 : « N’entre pas en jugement avec ton serviteur ! Car aucun vivant n’est juste devant toi », le Livre de Job affirmant par ailleurs : « Comment l’homme serait-il juste devant Dieu ? Comment celui qui est né de la femme serait-il pur ? » ([Jb 25, 4)

En définitif, la crainte du jugement dévoile une telle hauteur, une telle transcendance du divin, que toute justification fait place à l’espérance de la miséricorde, creusant de nouveau l’espace pour la venue du Seigneur, qui selon sa promesse sera lui-même la justice des hommes, lui qui se nomme à la fois Emmanuel, « Dieu avec nous », « Le-Seigneur-est-notre-justice », pour aboutir à ce saint Nom de Jésus, « le Seigneur sauve », qui manifeste dans toute sa plénitude l’alliance finale de la miséricorde et de la justice, telle que l’a entrevue le psaume 85 (84) : « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent, la vérité germera de la terre, et du ciel se penchera la justice. »

La justice néotestamentaire vue par saint Paul

Dans les textes du Nouveau Testament, l’écart ne fait que s’accroître entre la justice auto-référencée, à vue humaine, celle de ces justes pour lesquels le Fils de l’Homme n’est pas venu : « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17), et celle de Dieu qui ne se révèle totalement que dans la folie de la croix, où l’innocent se trouve au banc des accusés, rejeté hors de la cité, frappé d’une mort ignominieuse. Une telle mort étant d’avance condamnée par le Deutéronome (21, 23), le Christ porte alors sur lui toute la malédiction dont il est question dans la Loi, ainsi que le relève l’épître aux Galates : « Christ nous a rachetés de la malédiction de la Loi, étant devenu malédiction pour nous – car il est écrit : “maudit est quiconque est pendu au bois”. » (Ga 3, 13) Assiste-t-on dès lors à un dépassement de la Loi qui irait jusqu’à son invalidation, tel que le laisse supposer certains écrits de l’Apôtre des gentils ? Puisque la Loi condamne ainsi le juste, est-elle encore crédible en termes de justification ? On imagine le caractère redoutable d’une telle question, à une époque où les disciples de Jésus étaient encore totalement imprégnés de judaïsme et où la Loi conservait naturellement son caractère sacré et intouchable.

Saint Paul, on le sait, affronte cette question, particulièrement dans la lettre aux Romains.

Mais maintenant, sans la Loi est manifestée la justice de Dieu, à laquelle rendent témoignage la Loi et les prophètes. (Rm 3, 21)

Quel est le sens de la justice de Dieu qui échappe à la Loi, mais à laquelle la Loi et les prophètes rendent témoignage ? Le sens d’une justice supérieure, à n’en pas douter, qui dépasse celui habituel d’équité, lequel se réfère à une loi. Qui y a-t-il en effet d’équitable dans le fait qu’un innocent s’offre et paie pour les pécheurs, endurant la condamnation que cette même équité réservait pour ces derniers ? La justice dont il est question est donc scandale pour les juifs, en dépit du témoignage de la Loi et des prophètes qui l’avaient annoncée, en manifestant que seul est juste celui qui a subi la malédiction de la Loi. Pour le reste, comme l’affirme l’apôtre : « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3, 23), chose qui certes n’est pas nouvelle, nous l’avons vu, mais qui solde définitivement la tentation de distinguer, ici-bas, les justes des non-justes par le critère de la Loi, c’est-à-dire selon une quelconque équité. Toute mesure humaine se trouve en effet rompue dans le fait qu’« ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus Christ » (Rm 3, 24). Quels que soient les mérites des uns et de autres, l’élection, les préférences, l’avance ou le retard pris dans la connaissance de Dieu, tous les compteurs sont ici remis à zéro sous ce sceptre qui, au lieu de condamner, comme l’aurait fait la Loi, fait grâce à chacun par la foi en Jésus-Christ.

Justice incroyablement débonnaire, dirons-nous, qui à ce point en oublie d’être juste, notamment envers ceux qui ont tant peiné pour conserver dans sa pureté la loi divine, envers le frère aîné de la parabole du Fils prodigue… Or, non, affirme encore saint Paul, pour qui Dieu a « montré sa justice dans le temps présent, de manière à être juste tout en justifiant celui qui a la foi en Jésus » (Rm 3, 26).

Ainsi cette justice, qui a pratiquement tous les semblants de la miséricorde, de la grâce pleine et entière, reste pour autant juste, au sens, cette fois, de l’équité. Il apparaît dans cette dernière formulation que deux sens appliqués au mot justice se font face, sans pour autant s’opposer.

On comprend par là que le Christ a par son obéissance désamorcé l’iniquité fondamentale qui pesait sur le genre humain depuis l’apparition du péché. Et c’est bien la mise en œuvre de cette suprême justice qui justifie les hommes, au sens cette fois de faire miséricorde.

Le Seigneur me traite selon ma justice.
Il me donne le salaire des mains pures
Car j’ai gardé les chemins du Seigneur,
Jamais je n’ai trahi mon Dieu.

À qui d’autre qu’au seul Christ s’adaptent de tels versets, issus du psaume 18 (17) ?

La justification n’étant plus connectée à l’application de la Torah, elle provient directement de Dieu ; les efforts humains sont ainsi relégués bien loin derrière l’action divine en Jésus-Christ ; elle se reçoit ainsi bien plus qu’elle ne se mérite, et seule la « pauvreté du cœur », qui fait toute place au don, en recueille les bénéfices. L’Évangile des béatitudes met ainsi sur le même plan « pauvres de cœur » et « affamés de justice » (Mt 5, 3.6). Le sens de ce dernier mot déborde à l’évidence de la simple notion d’équité ou de rétribution, pour embrasser la plénitude du don de Dieu qu’est la sainteté, dont les cœurs bienheureux sont ainsi affamés. La sainteté, en effet, se reçoit entièrement du « seul Saint ». Ainsi parlait Zacharie :

En marchant devant lui dans la sainteté et dans la justice tous les jours de notre vie. (Lc 1, 75)

Le Cur Deus Homo de saint Anselme de Canterbury

Cette nouvelle conception de la justice mise au jour par saint Paul, en réalité si proche de la miséricorde, visait à prendre ses distances avec la loi du talion – que défendaient encore les milieux juifs proches du courant pharisien. Elle fut ainsi largement acceptée par les premiers chrétiens, pour qui la doctrine de la justification s’imposait dans toute son unité, afin de « récapituler toutes choses dans le Christ, celles du ciel et celles de la terre » (Ep 1, 10).

Il faut cependant souligner que la conception de la justice des Pères de l’Église fut naturellement confrontée à celles qui émanaient des philosophes grecs, et qui étaient largement diffusées dans le monde latin. De telles conceptions ne différaient pas fondamentalement des acquis judéo-chrétiens sur la justice, en ce qu’elles admettaient que celle-ci reflète l’ordre divin du monde ; ainsi en va-t-il chez Platon. Aristote a pour sa part élaboré la distinction entre la justice commutative (ou corrective) et la justice distributive. La première établit l’équivalence des obligations et des charges suivant le principe de la stricte égalité. La seconde repose sur la proportionnalité suivant laquelle chacun reçoit selon son mérite. Elle prend ainsi en compte l’inégalité de fait entre les personnes, renonçant pour être plus juste à les traiter de manière égale. De telles notions d’une justice subordonnée à l’œuvre sociale cohabitent, et coopèrent chez les Pères à la mise en œuvre de la justice transcendante. Un droit naturel s’en trouve progressivement élaboré dans lequel la justice est comprise comme une vertu, indépendamment de la justice légale, relative aux lois établies. À côté de cette dernière justice, pénale ou punitive, la recherche d’une plus grande justesse dans l’application du droit prolonge ainsi l’héritage du Nouveau Testament.

Au XIIe siècle, la question juridique est visitée à nouveaux frais par saint Anselme du Bec dans le cadre de son traité Cur Deus Homo [2], appliqué à la grande question du pourquoi de l’Incarnation de Notre-Seigneur. D’emblée, il y est question d’une exclusive, dont la portée nous apparaît rétrospectivement sous un jour étroitement juridique.

Ainsi donc, quiconque pèche doit acquitter à Dieu l’honneur qu’il a ravi ; et telle est la satisfaction que tout pécheur doit faire à Dieu. (CDH, I, 11)

Est en effet écartée la possibilité d’une miséricorde simplement décrétée, qui, en effaçant la faute d’un trait de plume, laisserait le pécheur dans sa misère.

Tiens donc pour certain que, sans satisfaction, c’est-à-dire sans libre acquittement de la dette, ni Dieu ne peut laisser le pécheur impuni, ni le pécheur ne peut parvenir à une béatitude au moins telle qu’il avait avant de pécher. (CDH, I, 19)

Ainsi l’explique l’abbé du Bec, à son disciple Boson qui lui tient la réplique en ce traité. La satisfaction dont parle saint Anselme décrit une nouvelle catégorie du droit qui s’oppose à la punition pure et simple mais qui refuse la solution, en apparence aisée, d’une remise de dette sans conditions préalables.

Telle est la justice anselmienne, pour qui la faute exige au moins réparation à proportion de ce qu’elle représente, face à la volonté première et miséricordieuse de Dieu de faire néanmoins grâce aux pécheurs. C’est pourquoi la nécessité d’une satisfaction est apparue à l’auteur, pris entre les exigences contradictoires d’une dialectique aussi serrée.

La seconde partie du traité détaille alors toutes les conditions que la juste raison exige pour qu’une telle satisfaction puisse se réaliser effectivement, sans léser la justice ni la miséricorde. Le péché, qui est faute contre Dieu, exige selon la justice une compensation infinie que l’homme par lui-même n’est pas en mesure d’apporter. En revanche, l’Incarnation d’un Dieu-homme qui aille jusqu’à s’offrir lui-même s’est avérée la seule manière possible de répondre à toutes les termes ainsi posés par la problématique du mal : par sa parfaite obéissance et le caractère infini de son offrande, tout en y associant l’humanité toute entière dont il s’est rendu solidaire par la chair, il présente à Dieu son Père la parfaite satisfaction que le péché avait rendue nécessaire (CDH, II, 18). In fine, c’est le don de sa vie, absolument libre, que la justice n’exigeait en rien d’un juste ─ la mort étant le salaire du péché ─, et dont le prix est infini, qui fait déborder la coupe en notre faveur et nous justifie pleinement aux yeux de Dieu, en vertu de la fraternité qui nous lie à lui (CDH, II, 19).

Le vocabulaire employé étant celui d’une rationalité juridique, affichant « équivalence », « compensation », « dette », et même « dédommagement » ou « intérêts », d’aucuns se sont demandés où était la miséricorde dans le système ainsi décrit. Pire, la simple expression de « l’honneur de Dieu », que le péché aurait atteint, fit surgir les soupçons d’un anthropomorphisme totalement dépassé, où sévirait l’image vengeresse d’un père exigeant sang et souffrance pour laver son honneur blessé, ainsi qu’un potentat des premiers âges. Telle fut la légende noire que l’idée anselmienne d’une satisfaction vicaire a fait peser au cours des siècles sur le catholicisme, qui s’en serait réclamé et dont l’époque récente s’est fait fort de s’affranchir.

Outre que l’idée, fort simple, d’un innocent payant en lieu et place des pécheurs, n’est certes pas d’Anselme, étant avant tout traditionnelle et scripturaire : « Il a souffert pour nos péchés, lui juste pour les injustes », « ce sont nos péchés qu’il portait » etc., il convient de ne pas oublier que, lorsqu’on parle du Père et du Fils, le premier demandant satisfaction au nom de la justice, le second apportant satisfaction, et plus, au nom de la miséricorde qu’il incarne, c’est du même Dieu qu’on parle, qui est Un dans sa volonté. La dialectique ainsi déployée est donc éminemment trinitaire. Et elle vise précisément à intégrer l’homme dans ce mouvement trinitaire, à travers l’œuvre de Salut, à laquelle il se trouve associé. Là est la miséricorde infinie qu’en vient à contempler saint Anselme à ce point du raisonnement :

Dieu exigeait de l’homme qu’il vainquît le diable, et qu’ayant offensé Dieu par le péché il satisfît par la justice. (CDH, II, 19)

Ainsi, l’homme devient aussi acteur de son salut en étant justifié. Sur le strict plan juridique, la justice dont il est ici question révèle sa nature restauratrice, c’est-à-dire visant la restauration des liens au sein de la communauté, conception infiniment plus élevée que celle de la justice distributive, pour laquelle chaque crime ou péché se doit d’être puni.

Ce faisant, la justice rehausse plus encore la miséricorde, qui est ─ n’en doutons pas ─ le mouvement premier du Père, dont les entrailles tressaillent depuis toujours de compassion pour ses enfants. Mais, en satisfaisant aussi à la justice, qui est l’ordre même de la création, lequel ne peut feindre d’ignorer le péché qui le nie, le Père montre à quel point il prend au sérieux ses enfants, à quel degré d’amour il entend les mener, par son Fils qui, seul, étant Dieu et étant homme, a su dénouer le nœud gordien du péché.

Quant à la miséricorde de Dieu, qui te semblait périr lorsque nous considérions la justice de Dieu et le péché de l’homme, voici que nous l’avons trouvée si grande et si accordée à la justice, que ni plus grande, ni plus juste, ne se pourrait penser. (CDH, II, 20)

L’« honneur de Dieu » si décrié n’est donc rien d’autre que cet ordre éminemment raisonnable de la création, ou cette sagesse éternelle, dont parle abondamment l’Écriture. C’est cet ordre juste qui lui-même implique nécessairement la miséricorde, sans laquelle il n’y aurait jamais eu de monde, puisque la création est le débordement de cette relation d’amour interne aux personnes divines. L’ordre ayant été ébranlé par le péché ─ et non pas Dieu que rien ne peut atteindre en sa nature ─, la satisfaction dont parle saint Anselme est le moyen de rétablir cet ordre mis à mal, tout en y associant miséricordieusement les personnes humaines. L’honneur de Dieu renvoie à l’intégrité de la création ; la volonté de Dieu, qui définit la justice, maintient l’ordre de la création, celle-ci est donc tout sauf arbitraire. L’« honneur » de Dieu apparaît ainsi comme cette suprême grandeur, qui consiste à ne jamais se renier, quitte à poser volontairement des limites à sa toute-puissance. C’est pourquoi, in fine, l’Incarnation, expression de la justice mais aussi de la miséricorde, apparaît nécessaire aux yeux de saint Anselme, celui-ci soulignant dès le début de son traité qu’elle représente le contre-pied par excellence de la punition, en vertu de l’ordre préétabli. « Il est nécessaire que tout péché soit suivi ou bien d’une satisfaction, ou bien d’une peine. » (CDH, I, 15) La peine en question, virtuellement évoquée, loin d’être une mesquinerie juridique ou l’expression d’un arbitraire divin, est la simple conséquence de l’acte consistant à se détourner de Dieu et à vouloir vivre en contradiction avec sa fin, non plus ordonné à la création mais désordonné par rapport à celle-ci. Il n’y aurait donc rien eu d’injuste à ce que Dieu laisse courir la logique de cet acte librement consenti qu’est le péché, quelles qu’en fussent les conséquences. On est ici au niveau de justice déjà présent dans l’Ancien Testament, dans cette conception d’une justice cosmique où les actes conduisent soit à la vie soit à la mort. Mais, il est en Dieu une justice encore supérieure à cette justice immanente à l’ordre créé, et qui consiste à vouloir inventer autre chose, afin de restaurer coûte que coûte la création, tout en en respectant l’ordre. Cette dernière justice, il ne se la doit qu’à lui-même, étant Dieu. Ce que nous laisse entrevoir Michel Corbin.

Contrairement à une interprétation reçue du Cur Deus homo, ce n’est pas la justice qu’Anselme met au premier plan, mais la miséricorde : car il est juste que Dieu soit miséricordieux. C’est en Jésus que s’unissent l’une et l’autre, lui dont la venue éveille en l’homme la foi, l’espérance et la charité. Celles-ci sont la juste rétribution que le Père doit à son Fils pour la libre offrande qu’Il fait de sa vie et qu’Il ne peut lui rendre qu’en ses frères, puisque sa Plénitude, comme celle de son Père, est sans besoin. La vraie « raison » de notre salut réside, pour Anselme, dans cet échange débordant entre le Père et le Fils [3].

Il est juste que Dieu soit miséricordieux, comme il est bon que Dieu soit juste. La dialectique justice-miséricorde, si propre à saint Anselme, n’est autre que la relation qui se joue éternellement entre les personnes divines, et qui préside tant à la création qu’à la rédemption, à travers laquelle la Trinité a choisi de se révéler aux hommes.

Si la catégorie juridique énonce avant tout des impératifs, contraintes et conditions, pour que telle chose puisse avoir lieu au regard de telle autre, la miséricorde ─ ou la grâce ─ requiert à l’inverse la pleine liberté. C’est en cela que le système d’Anselme apparaît sous un premier regard trop serré, trop cadré. Mais ces impératifs font écho au Nouveau Testament lui-même, dans lequel plusieurs fois le Christ utilise cette expression « il faut », ou « il fallait », pour parler de sa mission. Ceci n’empêche que le Seigneur professe en d’autres occasions sa totale liberté face aux mêmes événements. « Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne. » (Jn 10, 18) Et c’est bien cette liberté, centrale dans le système d’Anselme, pour qui le Fils « donne de son plein gré » (CDH, I, 19), qui transforme de l’intérieur cet ensemble de conditionnements en une œuvre gratuite et miséricordieuse, dans laquelle la liberté infinie de Dieu vient à la rencontre de celle, finie, de l’homme, afin de la susciter et de la promouvoir, comme l’a bien expliqué Christophe Bourgeois [4].

Sous cet aspect, la justice constitue le cadre, les formes ou les contours, d’un tableau qu’avaient déjà esquissé la Loi et les prophètes, tandis que la miséricorde, à travers la couleur et le mouvement qui lui font prendre vie et chair, achève l’œuvre absolument unique de notre salut dans la personne du Dieu-fait-homme éternellement uni à son Père.

Les saints nous disent l’unité des attributs divins

À l’occasion de son livre Que devons-nous espérer ?, Hans Urs Von Balthasar a présenté saint Anselme comme l’un des théologiens qui, en son temps, a pris le plus au sérieux la relation des propriétés de Dieu en Dieu, désignant notamment la question de la relation entre la miséricorde et la justice de Dieu. Et ce serait précisément dans le Cur Deus Homo que l’on trouverait, selon lui, une solution définitive à cette relation de la justice et du pardon, solution qui justifie la notion de l’unité des différentes propriétés de Dieu en Dieu, telle que la définira ensuite la scolastique.

Avec le temps, de cette magnifique synthèse, ne fut retenue que la seule justice, et la justice la plus humaine, celle qui punit avant tout, et qui parfois fait grâce. En séparant le Père du Fils, l’un faisant figure de victime et l’autre de bourreau, une image déformée de la satisfaction anselmienne s’est peu à peu diffusée, reflétant une justice divine impitoyable. Ce n’est certes pas le courant janséniste qui aura contribué à dissiper semblable malentendu, érigeant au contraire la justice divine au sommet de l’arbitraire, au nom de la doctrine de la prédestination. Au XIXe siècle en France, deux cents ans après la pénétration de cette hérésie, la mode était encore de s’offrir en holocauste à la justice terrible de Dieu dans l’espoir d’apaiser son courroux. C’est dans le contexte qu’est apparue sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. On lui fait crédit d’avoir restauré la confiance en la Miséricorde, par sa doctrine toute simple et si proche du Cœur de Jésus, contribuant par le rayonnement de son œuvre à faire triompher de nouveau le visage aimant du Seigneur, que des surenchères d’ascétisme justicier avaient quelque peu occulté. Le danger existe alors bel et bien d’inverser le balancier, faisant jouer un attribut divin contre un autre, ramenant une fois de plus au niveau humain une dialectique essentielle que l’Écriture n’a eu de cesse d’affiner et d’approfondir en direction de l’unité. Elle a été relayée en cela par la meilleure tradition de l’Église, reconnue comme étant celle des saints, ainsi que l’a tant soutenu Georges Bernanos. C’est précisément ce que nous donne à voir le P. François-Marie Léthel dans un de ses ouvrages sur la doctrine des saints.

Saint Jean de la Croix écrit à la fin du Cantique spirituel que le mystère de Jésus est comme une mine inépuisable dont les saints ont exploré une faible partie. Ainsi, par l’amour le saint embrasse tout le Mystère de Jésus, en pénétrant dans sa profondeur, mais il ne réussit jamais à le connaître d’une manière exhaustive. On pourrait dire que chaque saint est comme un explorateur du mystère de Jésus, de ce nouveau monde infiniment plus beau qu’est la personne du Verbe incarné ; chacun a découvert, exploré et approfondi tel ou tel aspect de son Mystère [5].

Partant ainsi de saint Jean de la Croix, l’auteur en vient à réaffirmer l’essentiel, à savoir l’unicité absolue de Dieu, telle que l’a exposée en particulier saint Thomas d’Aquin – et c’est seulement au regard de cette unicité que le couple justice-miséricorde peut s’entendre :

En parlant de l’Être unique et simple de Dieu, saint Jean de la Croix se réfère particulièrement à saint Thomas (Ia, q. 2, a. 12). Tous ces attributs divins ne sont réellement rien d’autre que l’unique Divinité, absolument simple ; ils sont substantiellement identiques entre eux. Ainsi en Dieu, la justice n’est réellement rien d’autre que la miséricorde ; si la justice est si miséricordieuse et si la miséricorde est si juste, c’est parce que la justice est identique à la miséricorde. Et pourtant, l’homme perçoit les attributs de façon multiples comme les lumières d’une multitude de lampes de feux. Souvent, dans la théologie des saints, ces lampes de feu resplendissent différemment et de façon complémentaire ; mais, à travers un attribut divin, ce sont aussi les autres qui sont contemplés, et ils prennent alors une « couleur » particulière, qui est celle de cet attribut. Dans l’expérience des saints, Dieu projette la lumière des attributs qu’il a révélés dans l’Écriture.

Pour en revenir à sainte Thérèse, l’auteur évoque ce qui lui est si propre, la confiance inconditionnée qu’elle place en la miséricorde du Seigneur, pour tout aussitôt montrer quel corollaire de justice et d’exigence personnelle implique pareil abandon ; car la sainteté en est le prix, tout autant que la récompense.

Cette lampe de feu de la miséricorde caractérise donc la lumière de la divinité telle qu’elle rayonne dans toute la théologie de Thérèse. Elle lui donne un climat, une « couleur » qui est celle de la confiance. La fondamentale espérance en la miséricorde dont témoignent les autres saints devient chez elle la plus étonnante confiance. Telle était déjà sa « confiance en la miséricorde infinie de Jésus », qui lui donnait la certitude du salut de Pranzini. Telle était également sa propre « confiance audacieuse de devenir une grande sainte » (Ms A32r), cette confiance qu’elle désire communiquer aux autres : « Ah, si toutes les âmes faibles et imparfaites sentaient ce que sent la plus petite de toutes les âmes, pas une seule ne désespèrerait d’arriver au sommet de la montagne de l’Amour. » (Ms B1v°) Cette confiance est pour elle le plus grand moyen de parvenir à la plénitude de l’Amour qu’est la sainteté : « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour. » (LT 197) Bien loin d’être présomption ou quiétisme, une telle confiance est au contraire le plus puissant moyen de conversion. Elle comporte en effet la plus radicale exigence de justice, de cette perfection qui consiste à « aimer le Bon Dieu à la folie », à « ne jamais consentir à lui faire de la peine ».

Une fois cette mise au point effectuée, le face-à-face devient possible et fécond entre le chantre de la justice divine et l’apôtre de la petite voie qui attend tout de son Seigneur et rien de ses mérites.

Saint Anselme et saint Thomas ont reçu comme première lampe de feu l’Être divin, dans le climat du chapitre III de l’Exode, climat du Buisson ardent, climat de la transcendance et de la sainteté de Dieu ; c’est travers cet attribut divin qu’ils contemplent et adorent les autres, et spécialement la bonté. Mais chez saint Anselme la bonté divine est contemplée et adorée comme la justice et la miséricorde, pleinement révélées en Jésus le Dieu-Homme crucifié. Anselme a reçu la justice comme Thérèse a reçu la miséricorde. Cela donne deux climats très différents, apparemment opposés, mais en réalité complémentaires, car chez l’un comme chez l’autre la miséricorde et la justice ne sont jamais opposées. La justice contemplée par Anselme est infiniment miséricordieuse, et la miséricorde contemplée par Thérèse est infiniment juste. En Jésus la justice de Dieu est infiniment miséricordieuse, puisqu’elle justifie le pécheur, et la miséricorde est infiniment juste puisqu’elle s’exerce travers la justice du Rédempteur, du Dieu-Homme qui par obéissance rétablit l’alliance brisée par la désobéissance de l’homme. De même qu’Anselme s’opposait la fausse conception de la miséricorde divine qui ne serait pas juste, de même sainte Thérèse s’oppose une fausse conception de la justice divine.

L’acte d’offrande à l’amour miséricordieux du 9 juin 1895 est considéré comme l’aboutissement de la petite voie expérimentée par sainte Thérèse. En quoi se différencie-t-il de l’acte d’offrande à la justice divine, dont la carmélite venait de recueillir un exemple particulièrement édifiant ? Le 8 juin, celle-ci venait en effet d’entendre le récit de la vie et de la terrible agonie d’une certaine Sœur Marie de Jésus, carmélite de Luçon, s’étant offerte comme victime à la justice divine. C’est donc prise d’un intuition soudaine qu’elle décida de s’offrir à son tour.

Par son offrande à l’Amour miséricordieux, Thérèse ne va donc pas contredire l’offrande à la justice, mais elle va la compléter et aussi la redresser là où elle était en partie faussée. Comme nous l’avons noté précédemment, dans le climat de jansénisme de son temps, la justice était en quelque manière séparée de la miséricorde, ce qui donnait une vision déformée du visage de Dieu, cette offrande risquant alors d’être « grande et généreuse », mais non plus « amoureuse », la crainte l’emportant sur l’amour. Or, chez Thérèse, l’amour l’emporte toujours sur la générosité […] Elle va donc dépasser l’offrande généreuse à la justice par son offrande amoureuse, en réponse à l’amoureuse plainte de Jésus de ne pas être aimé. Pour dire cela elle transforme son récit en prière :
« Oh, mon Dieu ! m’écriai-je au fond de mon cœur, n’y aurait-il que votre Justice qui recevra les âmes s’immolant en victimes ?... Votre Amour miséricordieux n’en aura-t-il pas besoin lui aussi ?... De toutes part il est méconnu, rejeté ; les cœurs auxquels vous désirez le prodiguer se tournent vers les créatures leur demandant leur bonheur avec leur misérable affection, au lieu de se jeter dans vos bras et d’accepter votre amour infini [6]… » (84r°)

On constate alors que c’est moins le destinataire qui change, Justice divine ou Amour miséricordieux, que l’offrande qui, dans le premier cas, pour être extraordinairement généreuse, puisqu’elle confine même au martyre, reste cependant mâtinée de crainte. Angoisse au demeurant légitime, puisque visant au salut des âmes, dont la cause était à l’évidence soutenue par sainte Thérèse. Mais l’offrande à l’Amour qu’elle a alors conçue vise plus directement, comme elle le dit, à consoler s’il était possible le cœur même de Jésus par crainte, amoureuse cette fois, de voir dispensés en pure perte les flots de sa miséricorde. Encore une fois, au-delà de l’opposition terme à terme, transparaît chez la sainte une justice supérieure qui consiste à rendre la miséricorde à la Miséricorde elle-même. C’est la sublimation, tant de la justice que de la miséricorde, qui permet à cette dernière de pleinement s’épouser. Car, comme l’écrivait saint Bernard,

Grande chose que l’amour, si du moins il remonte à son principe, s’il retourne à son origine, s’il reflue vers sa source, pour y puiser sans cesse son éternel jaillissement. De tous les mouvements de l’âme, de ses sentiments et de ses affections, l’amour est le seul qui permette à la créature de répondre au Créateur, sinon d’égal à égal, du moins dans une réciprocité de ressemblance.
Quand Dieu aime, Il ne veut rien d’autre que d’être aimé. Car il n’aime que pour être aimé, sachant que ceux qui l’aimeront seront bienheureux par cet amour même [7].

Mais alors pourquoi la distinction ?

Poursuivons quelque peu notre réflexion ; nous pouvons par exemple nous demander, puisqu’en Dieu tout apparaît si simple et unifié, sur la foi bien comprise de l’Écriture et de la tradition, pourquoi il faut- alors qu’au niveau humain persiste une faille entre Justice et Miséricorde ? Faisant des équilibres trouvés de précaires sommets que l’érosion très vite dégrade pour raviver de nouvelles oppositions, d’inévitables écarts ? Après tout, s’il s’agit bien d’un couple : ce que Dieu a uni que l’homme ne le sépare pas, et pourtant !

Fabrice Hadjadj a quelque peu abordé la question dans son livre La Foi des démons ou l’athéisme dépassé [8]. Il note tout d’abord que le premier mot du Livre, « commencement », se dit en hébreu Beréchit, ce qui fait de la lettre Beth le tout premier caractère.

Beth, c’est le chiffre deux. Et Beth, en hébreu, c’est aussi la maison. Seul l’Éternel est absolument Un. La création est donc du côté de ce qui sort de l’Unité absolue. Les deux est notre demeure. Mais comment comprendre ce deux ? Est-ce le chiffre du couple ou de la dualité ? De la duplicité ou du dialogue ?

Une fois admis l’universalité de ce chiffre comme élément propre à notre nature, celui-ci est aussitôt présenté comme étant un lieu incontournable d’épreuve. Les fameuses oppositions de l’Ecclésiaste : « il y a un temps pour rire et un temps pour pleurer », etc., sont une première approche que cite l’auteur, avant de se référer au livre de Ben Sirac le Sage.

Le deux est autrement explicité dans le Livre de Ben Sirach. Il s’y montre à double sens. Au chapitre 33, c’est celui de la dualité : vis-à-vis du mal, il y a le bien, vis-à-vis de la mort, la vie. Ainsi, vis-à-vis de l’homme pieux, le pécheur. Contemple donc toutes les œuvres du Très-Haut, toutes vont par paire, en vis-à-vis (Si 33, 14-15). Or ce dernier verset est repris au chapitre 42, comme un refrain, mais cette fois, c’est pour affirmer la conjugalité : « Toutes les choses vont par deux, en vis-à-vis, et il n’y a rien de déficient. Une chose souligne l’excellence de l’autre. Qui pourrait se lasser de contempler sa gloire ? » Dans le premier cas, il s’agit de ne pas confondre ce qui est réellement contraire, par exemple la justice et l’injustice ; dans le second, de ne pas séparer ce qui est réellement conjoint par exemple la justice et la miséricorde [9].

Fabrice Hadjadj, lequel parle bien d’une conjugalité pour évoquer l’indissoluble union entre justice et miséricorde, cite plus loin le Psaume 62 (61) :

Dieu a dit une chose,
et j’en ai entendu deux.
Ceci : que la force est Dieu,
Toi, Seigneur, la grâce !
Et ceci : tu rends chaque homme
Selon ce qu’il fait.

Et il conclut :

L’unique parole divine, nous l’entendons toujours dans la Maison du Deux, à travers un couple d’énoncés qu’il faut tenir ensemble. Ici, la miséricorde (« à toi, Seigneur la grâce ! ») unie à la justice (« tu rends à chaque homme, selon ce qu’il fait [10] »).

La perception de la Parole de Dieu ne peut donc faire l’économie de cette dualité initiale. C’est l’Esprit Saint, en dernière analyse, qui unit les complémentaires.

Ce qui réalise en dernier lieu l’union dans la diversité, c’est précisément celui qui est le mystère en personne, l’Esprit créateur et rédempteur de l’univers [11].

Une fois de plus, nous comprenons que seule la perceptive trinitaire permet d’aborder une telle relation entre propriétés divines. Si le Seigneur a permis que l’une soit dissociée de l’autre, de même que la femme l’est de l’homme, c’est uniquement en vue de leur éternelle rencontre, par laquelle se manifeste le mystère inconnaissable de Dieu.

Il serait tentant, compte tenu de cette structure, d’affirmer une bonne fois pour toutes la personnification de l’une et de l’autre ; la Justice étant le Père, de qui vient l’ordre de toute chose, tandis que la Miséricorde serait le Fils, lui qui s’engage pour notre salut, l’union des deux dans l’Esprit ne portant alors pas à discussion. Or, on se rend compte bien vite qu’il n’en est rien. D’une part, celui qui reviendra pour juger les vivants et les morts, n’est-ce pas le Fils de l’homme, tel qu’il apparaît au chapitre 25 de saint Mathieu ou dans le livre de Daniel ? D’autre part, le mot même de miséricorde renvoie aux entrailles du Dieu de l’Ancien Testament, celui qui est le Père que l’on voit s’interroger chez le prophète Osée : «  je suis Dieu et non pas homme  », donc je peux absoudre. Ainsi la dynamique justice-miséricorde n’est jamais figée, bien au contraire. Tout ce qui est moi est toi, affirme d’ailleurs Jésus (Jn 17, 10).

Pour nous, hommes, qui habitons la maison du deux, il reste cependant dans l’ordre d’espérer la miséricorde infinie de Dieu pour nous et tous nos frères, ainsi que nous y encourage la « petite Thérèse » et à sa suite le concile Vatican II, proclamant, s’il en était besoin, l’universalité de l’appel au salut et à la sainteté. Il demeure également dans l’ordre d’attendre, en ce monde si rempli d’iniquités, l’avènement définitif du Fils de l’homme, qui viendra rétablir et révéler toute chose, faisant ainsi nôtre ce cri du psalmiste :

Ce n’est pas du levant ni du couchant
Ni du désert que vient le relèvement,
Non, c’est Dieu qui jugera :
Il abaisse les uns, les autres il les relève. (Ps 75 (74))

À quoi fait écho, à l’aube du Nouveau Testament, le cantique de Marie :

Il renverse les puissants de leur trône.
Il élève les humbles…

Ce qui, dans l’attente d’un tel jour, se traduit en nos vies par cette exhortation qui a une saveur d’Avent : « Viens Seigneur Jésus ! » Oui, viens, toi notre Justice et notre Salut ; unifie d’abord en nous ce qui sans cesse se divise et se disperse en nos cœurs pleins de tumultes ; apporte-nous ta Paix, donne-nous ton Esprit !

Alexis Perot, né en 1975, marié, cinq enfants. Études de géographie (Sorbonne) et sciences politiques (I.E.P. Lyon). Attaché territorial dans le domaine de l’urbanisme.

[1] Parole et Silence, Paris, 1999, p. 90.

[2] Nous utilisons l’édition de Michel Corbin, L’Œuvre de saint Anselme de Cantorbéry, 3, L’Incarnation du Verbe, Pourquoi un Dieu-homme, Cerf, Paris, 1988 (cité plus bas CDH).

[3] Michel Corbin, « La Pâque de Jésus chez Anselme du Bec », Communio, janvier-avril 2010, p. 27.

[4] Dans Résurrection, no 90, octobre-novembre 2000, « L’École exigeante de la Miséricorde », pp. 41-55.

[5] F.-M Léthel, L’Amour de Jésus – la christologie de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Paris, Desclée, 1997, pp. 23-24.

[6] Op. cit., pp. 63-64.

[7] Sermon sur le Cantique des cantiques, 83, « Sources Chrétiennes », no 511, Paris, Cerf, 2007.

[8] La Foi des démons, ou l’athéisme dépassé, Paris, Salvator, 2009, pp. 162-163.

[9] Op. cit., pp. 63-164

[10] Op. cit., p. 165.

[11] Op. cit., p. 162.

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