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L’Affaire de la Sapinière. Intégrisme et catholicisme intégral (Émile Poulat)

Préface de Jean-Pierre Laurant. Paris, L’Œil du Sphinx, coll. « La bibliothèque d’Alexandrie », 2012, 627 p.
Paul Airiau

Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? Telle est la question que l’on pourrait se poser en découvrant l’éditeur qu’Émile Poulat a autorisé à rééditer en fac-similé son Intégrisme et catholicisme intégral. Un réseau secret international antimoderniste : La « Sapinière » (1909-1921), paru en 1969 chez Casterman – éditeur indispensable pour tout historien du religieux qui se respecte, puisque, outre des travaux d’Émile Poulat, il a publié Tintin. En effet, les éditions de l’Œil du Sphinx sont plutôt spécialisées dans des sujets que les hommes raisonnables considèrent comme étranges : cryptozoologie (le yéti…), sciences occultes, mystères anciens, Rennes-le-Château et l’abbé Saunière, vie extra-terrestre, littérature inspirée de Lovecraft, etc. Mais il est vrai aussi qu’Émile Poulat n’a jamais pratiqué l’exclusive dans ses recherches, qu’il n’a jamais voulu restreindre la réalité sociale à ce qui devrait exister et qu’il a toujours pris en compte ce qui existait et avait existé. Quoi qu’il en soit, il faut se réjouir que soit de nouveau rendue disponible, sous un titre légèrement modifié, cette extraordinaire enquête sur la Sapinière et l’intégrisme catholique.

Rappelons ici l’essentiel de cette histoire, pour ceux qui ne la connaissent pas ou croient la connaître. Umberto Benigni (1862-1934), italien, prêtre social, journaliste, enseignant, homme de relations, sous-secrétaire de la Congrégation des Affaires extraordinaires de 1906 à 1911 puis protonotaire apostolique participant, fonda en 1907 un bulletin de nouvelles religieuses, la Corrispondenza romana, devenue Correspondance de Rome en 1909 jusqu’à sa disparition en 1912, et y adjoignit une agence d’informations, l’Agence internationale « Roma », disposant de ses propres publications. Il s’agissait de fournir aux publications catholiques des informations à utiliser pour combattre le modernisme sous toutes ses formes, dogmatiques, exégétiques, puis de plus en plus sociales. À partir de 1909, Mgr Benigni cherche à donner à son réseau de presse une infrastructure religieuse, la Sodalité Saint-Pie V, ou Sodalitium Pianum, surnommée par elle-même La Sapinière. Sous contrôle de la Congrégation consistoriale du cardinal De Lai en 1911, bénéficiant d’une approbation en 1913 mais non d’une érection canonique, la Sapinière est dissoute à la mort de Pie X en 1914, puis réactivée en 1915 et définitivement supprimée sur ordre de Benoît XV en 1921. Mgr Benigni bénéficiait de l’appui de Pie X, qui approuvait et subventionnait la Sodalité, car non seulement elle défendait mordicus les positions du pape contre toute remise en cause, mais aussi avait les pratiques que le pape attendait en matière de presse – une presse de concentration, de défense des intérêts catholiques. La Sapinière réussit à rassembler une cinquantaine de membres et, outre les publications benigniennes et ses bulletins internes de nouvelles à tenir secrètes, utilisant un langage crypté, trois titres : La Vigie de Paris, La Correspondance catholique de Gand, et la Mysl Katolicka de Czestochowa. Soit très peu de choses, mais des relations avec des hommes influents (le cardinal préfet de la Consistoriale, De Lai, le P. Maigenn, des religieux de Saint-Vincent-de-Paul, le P. Salvien, qui dominait les publications assomptionnistes en français, notamment).

Fonctionnant comme une centrale secrète d’informations destinées à coordonner les actions journalistiques et la lutte antimoderniste, la Sapinière, comme structure contrôlant l’Agence internationale « Roma », fut découverte en 1914 par des catholiques sociaux allemands qui avaient subi ses attaques. Ils la dénoncèrent dans leur presse, puis, profitant de la Première Guerre mondiale, purent saisir les documents du propriétaire de la Correspondance catholique, l’avocat Alphonse Jonckx. Ils les dépouillèrent mais n’en firent pas grand’chose, les laissant finalement en dépôt en Hollande. En 1921, le sulpicien Fernand Mourret en apprit l’existence par le dépositaire et les utilisa pour rédiger un mémoire qui, assez largement diffusé dans les milieux catholiques français ayant souffert de l’antimodernisme (notamment les jésuites), communiqué au Vatican, conduisit à la dissolution de la Sapinière.

Dans ce texte, le Sodalitium pianum devenait une société secrète d’espionnage et de délation rassemblant un millier de membres, essentiellement contre toutes les têtes pensantes et agissantes du catholicisme français. Dès 1922, ce mémoire servit aussi dans le catholicisme belge à attaquer Jonckx, flamand indépendantiste et antimoderniste, puis aux catholiques hollandais ayant subi l’antimodernisme. L’affaire repassa alors en France, avec la publication des documents dans Le Mouvement des idées et des faits, en 1923-1924. Puis, en 1928, après la condamnation de l’Action française, Louis Canet (ami de Mgr Louis Duchesne et du P. Lucien Laberthonnière, et conseiller technique pour les affaires religieuses du ministère des Affaires étrangères), sous le pseudonyme de Nicolas Fontaine, utilisait le dossier, dans L’Année politique française et étrangère, pour articuler intégrisme bénignien et nationalisme intégral maurrassien – soit une concentration sur la dimension française de l’affaire. Se construisit dès lors une vulgate de l’intégrisme, jusqu’à ce que le procès de canonisation de Pie X, en 1950, oblige à reprendre en partie le dossier, qui resta cependant à demi-ouvert et mal exploité, tout en montrant que Pie X avait connu et soutenu le travail et l’organisation de Mgr Benigni. Jacques Maître, en 1956-1957, s’en saisit alors mais sans aller au bout de son enquête, reprise par Émile Poulat, qui éclaira définitivement l’affaire en la ramenant à de plus justes proportions et à plus de signification historique, surtout soulignant que : l’intégrisme est un produit du catholicisme, et non un corps étranger en son sein. Il est la résultante, sous l’influence de l’engagement dans l’action sociale, de la dissociation de l’intransigeance catholique entre un courant social et un courant intégral. Il est aussi l’effet du pontificat de Pie X, caractérisé par le « jeu d’une volonté forte et d’une autorité faible » (p.67), Benigni devenant l’indéfectible soldat d’un pape isolé, fournissant des informations, réalisant des missions secrètes, assurant la diffusion orchestrée autant que possible des idées pontificales.

Ceci étant rappelé, y a-t-il encore un intérêt à lire l’enquête et la publication de documents d’Émile Poulat ? La réponse est indubitablement positive. D’abord parce que ce sont plusieurs histoires qui se lisent en même temps : celle d’un dossier, à reconstituer, et donc celle d’une enquête, de l’historien ; celle d’un passé encore traumatisant en 1968 ; celle d’un pontificat, celui de Pie X – avec la mémoire qu’on s’en fait sous Benoît XV. À cet égard, l’écriture poulatienne est un régal. L’avant-propos et l’introduction sont absolument indispensables, comme leçon de méthode et comme interprétation des faits mis au jour. Quant à l’édition des documents, elle est rigoureuse et s’explique toujours sur ses choix. Surtout, les notes, plus qu’abondantes, tant celles en bas de pages que celles qui éclaircissent les documents, fonctionnent comme un petit dictionnaire biographique et une interprétation du catholicisme de 1907 à 1922. Nombre d’entre elles sont en fait de petits essais concis, précis, incisifs, indispensables, touchant à tout ce qui peut expliquer ce que révèle la Sapinière – de l’anti-maçonnisme aux divisions du catholicisme allemand à propos des syndicats, en passant par les modalités pratiques de l’anti-modernisme, les directives de Pie X, les équilibres internes à la Curie, les ténors de l’intransigeance, et plus encore. Enfin, les multiples renvois internes procurent une expérience de lecture qui appelle l’hypertextualité – et l’on ne peut que regretter qu’une telle possibilité ne soit pas ouverte : Intégrisme et catholicisme intégral est typiquement le genre de livre qui en profiterait pleinement. Une lecture linéaire associée à la lecture immédiate des renvois donnera sans doute le sentiment de n’avancer que lentement, mais permettra de tirer tout le profit de l’œuvre.

Ensuite, il faut relire Intégrisme et catholicisme intégral parce qu’il faut prendre conscience, définitivement, que le catholicisme intégral benignien, déjà surnommé en France intégrisme, n’est pas ce qu’on appellera après la Seconde Guerre mondiale, et qu’on appelle encore ainsi, intégrisme. Et ce, malgré la continuité intellectuelle (qu’il faudrait peser précisément), ou, tout au moins, malgré la continuité d’une logique religieuse, celle d’une dénonciation de compromissions avec le libéralisme, quelles que soit les formes qu’elles prennent, celle d’une revendication de l’intégralité de la foi face aux transformations qu’induit l’engagement apostolique, celle d’une volonté d’adhérer pleinement non seulement aux positions du Saint-Siège, mais aussi à ses volontés, ses conseils et ses désirs authentiquement interprétés (et tout l’enjeu est dans le « authentiquement »). Car il y a pratiquement solution de continuité des hommes – sauf exceptions (tel l’abbé Raymond Dulac, collaborateur dans les années 1930 de la Revue internationale des sociétés secrètes de Mgr Jouin, qui avait une affinité avec la Sapinière, et divulgateur dans la revue La Pensée catholique en 1952 de l’enquête canonique supplémentaire sur l’attitude de Pie X dans l’affaire du Sodalitium Pianum, réalisée à l’occasion de son procès de béatification en 1950), il reste difficile de trouver dans l’intégrisme d’après 1945 des hommes ou des femmes qui ont participé directement de l’intégrisme benignien, au moins du milieu des catholiques intégraux. Ensuite, parce que le catholicisme intégral de Benigni, ou de ses amis français, ne relève pas du catholicisme d’Action française auquel on le réduit si facilement. On ne dira jamais assez combien, ici, l’action de Louis Canet, si elle fut efficace quant à ses objectifs (dévaloriser définitivement les catholiques intégraux en les intriquant indissociablement avec un mouvement politique condamné), fut néfaste pour la recherche historique, et pour la compréhension de ce qui fut et de ce qui est. Enfin, parce que cette histoire est européenne, et on l’oublie trop souvent : la Sapinière ausculte et observe les catholicismes italien, français, belge, hollandais, anglais, allemand, autrichien, polonais. Les logiques nationales ne peuvent être ignorées, pas plus que la concentration progressive de l’attention benignienne sur les catholiques allemands – et non sur les Français.

Enfin, il faut lire ou relire (et déguster) Intégrisme et catholicisme intégral pour mesurer l’ampleur du travail réalisé pour éclairer une histoire fort complexe, et l’ampleur du travail qu’il reste à mener, comme le relève Jean-Pierre Laurant dans sa préface. En ce qui concerne le monde intégriste, Émile Poulat lui-même a orienté ses recherches ultérieures sur la personnalité catalytique et épiphanique d’Umberto Benigni, la faisant servir à l’analyse des dynamiques du catholicisme des années 1860-1930 (Catholicisme, Démocratie, Socialisme. Le mouvement catholique et Mgr Benigni, de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Paris, Tournai, Casterman, 1977), et, hormis quelques travaux annexes, n’a pas creusé profondément la question. Peu nombreux aussi ont été les historiens qui se sont sérieusement penchés sur les « catholiques intégraux » de Pie X à Pie XI et sur les intégristes d’après la Seconde Guerre mondiale, quelle que soit leur nationalité. Il y aurait nécessité de multiplier les monographies sur personnalités et publications, en laissant de côté, en ce qui concerne la France, les pré-compréhensions en partie dictées par la condamnation de l’Action française, la réception de Vatican II et la question lefèbvriste. Mais l’on demande peut-être trop – accepter de penser contre soi-même et rechercher des sources.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

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