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L’Église fait l’Eucharistie, l’Eucharistie fait l’Église

P. Guillaume de Menthière
Nous sommes particulièrement heureux de publier ici le texte d’une conférence prononcée par le P. de Menthière à l’occasion d’une journée organisée par le Mouvement Résurrection le 7 avril 2002.


« L’Église fait L’Eucharistie, l’Eucharistie fait l’Église », cette formule qui a été remise au goût du jour notamment par le P. de Lubac, est très ancienne. Au IIIème siècle, alors que l’Église est en but à l’hostilité impériale, 50 chrétiens sont arrêtés à la sortie d’une célébration eucharistique à Abilène, près de Carthage. Ils sont mis à la question et parmi eux, le lecteur, Emeritus, sommé de renier l’eucharistie répond à son juge : « Renier l’eucharistie c’est renier le Christ et ne sais-tu pas que des chrétiens ne peuvent pas vivre sans messe ». Dans les mêmes circonstances, le questeur Félix répond : « Comme si un chrétien pouvait vivre sans messe » et encore « ne sais-tu pas Satan que les chrétiens font la messe et que la messe fait les chrétiens, et que l’un ne peut exister sans les autres ». Là est donc l’origine de la formule, très ancienne et vénérable puisque sortie de la bouche d’un martyr avant qu’il ne donne sa vie pour l’eucharistie.

Cette formule est pratiquement devenue un slogan au même titre que l’eucharistie « source et sommet de toute la vie chrétienne », formule ancienne remise au goût du jour par le Concile Vatican II [1].

Comme la plupart des déclarations du concile, elle provient d’un écrit de Pie XII, l’encyclique Mediator Dei (1947) où il écrit que le saint sacrifice de l’autel est le centre et le sommet de la piété chrétienne [2]. Il faut souligner que le concile a élargi considérablement la formule en ne parlant pas uniquement de la piété, la dévotion, la liturgie chrétienne mais de la vie chrétienne ; il n’y a rien d’authentiquement chrétien qui ne prenne sa source dans l’eucharistie et qui ne converge vers l’eucharistie. Ainsi aucune activité ne peut être chrétienne si elle n’a pour « source et sommet » l’eucharistie. Qu’ils prient où qu’ils agissent, les chrétiens doivent tous tirer leur énergie de l’eucharistie et tendre à l’eucharistie, quels que soient leurs charismes propres et leur activité au sein de l’Église.

Étudions maintenant les différents noms de la messe. A l’image d’un enfant que l’on aime beaucoup et auquel on donne de nombreux noms affectueux, la messe est tellement aimée de l’Église que celle-ci a multiplié les appellations pour l’eucharistie. Nous en avons choisis sept.

L’eucharistie

C’est le mot utilisé par saint Paul et saint Luc lorsqu’ils disent que le Seigneur « rendit grâce » puisqu’ils utilisent alors le verbe grec eucharisteîn. On trouve ce mot très tôt, notamment chez saint Ignace d’Antioche et saint Justin, la messe était alors l’eucharistie c’est à dire les paroles mêmes que le prêtre prononce sur le pain et le vin.

Pour bien comprendre ce que rendre grâce veut dire, il faut se reporter à la liturgie juive, rythmée par les berakhot, c’est à dire les bénédictions incessantes par lesquelles le juif scande son existence. Tous les instants de la vie juive sont ponctués par ces bénédictions. Au réveil, le juif bénit Dieu de lui donner ce jour ; avant le repas, il bénit Dieu d’avoir donné la manne à ses pères…Nous avons beaucoup a apprendre de ces bénédictions incessantes ; saint Paul dit : « en toute circonstance, bénissez le Seigneur, rendez grâce à Dieu », nous devrions donc faire de notre vie une vie de plus en plus « eucharistique ». Les juifs ont des bénédictions adaptées à chaque situation : ainsi si on rencontre un nain, la formule est : « Béni soit Dieu qui différencie les êtres ». Un autre exemple remarquable est celui de Tobie qui, recevant une fiente de pigeon dans l’œil et devenant aveugle, bénit le Seigneur de « n’avoir pas donné d’ailes aux vaches ». C’est donc une autre façon de voir l’existence que cette vie « eucharistique » [3].

Dans les repas, tout est occasion d’eucharistie, d’action de grâce, lorsque l’on prend la première coupe de vin, la bénédiction est « béni sois-tu Seigneur, notre Dieu, Roi des siècles qui nous donne ce fruit de la vigne », formule qui n’est pas sans nous rappeler les formules de l’offertoire ; ensuite lorsque le président bénit le pain, il déclare : « Béni sois-tu Seigneur, Notre Dieu, Roi des siècles, qui fait produire le pain à la terre » ; et à la fin du repas lorsque l’on prend la dernière coupe, la coupe de bénédiction, le président dit « Rendons grâce à Dieu qui nous a nourri de son abondance » et tout le monde répond « Béni soit Celui dont l’abondance nous a nourri et dont la bonté nous fait vivre ! ». L’eucharistie c’est donc l’action de grâce, et l’Église fait l’eucharistie car nous ne sommes pas ingrats comme le dit Origène, les paroles même de la Préface de la messe le précisent : « vraiment il est juste et bon de te rendre grâce toujours et en tout lieu… », ainsi, nous allons à la messe pour dire « merci » . Il s’agit donc de savoir quelle action de grâce nous habite lorsque nous allons à la messe, de quoi nous voulons remercier le Seigneur. Nos eucharisties seront « nourries » de notre action de grâce pour telle action du Seigneur dans notre vie.

La façon dont nous pouvons faire de notre vie une grande action de grâce est très importante à méditer ; saint Paul commence toutes ses lettres par l’action de grâce puis par la bénédiction : « nous ne cessons de rendre grâce à Dieu pour vous, frères bien aimés […] et nous le prions de vous […] ». De même le Notre Père commence par rendre grâce puis il demande, nos prières universelles devraient, elles aussi, suivre ce schéma. saint Irénée donne ce sens à l’eucharistie : « les chrétiens célèbrent l’eucharistie car ils ne doivent être ni stériles ni ingrats ». On peut alors se demander si nous ne sommes pas en pleine âge ingrat bien que la situation n’ait pas beaucoup changé : de même que parmi les dix lépreux guéris, un seul vient rendre grâce, environ 10% des baptisés viennent rendre grâce, viennent à la messe.

Nous faisons l’eucharistie et l’eucharistie fait de nous un peuple de louange, un peuple d’action de grâce. Il est très étonnant de lire dans l’Exode que Dieu fait sortir son peuple d’Égypte pour qu’il lui rende un culte dans le désert, en mémoire de ses hauts faits. On a l’impression que l’objectif du Seigneur est de se constituer un peuple d’adorateurs et de louange. Le but premier de l’Exode n’est pas en premier lieu de conduire en terre promise mais de se constituer un peuple de ce « chaos de hurlement sauvage » ; du peuple hébreu, Dieu a fait un peuple de louange capable d’offrir le sacrifice d’action de grâce. Nous sommes faits pour cela et nous nous rassemblons dans l’eucharistie pour célébrer le culte véritable, le culte parfait en Jésus Christ.

Le repas du Seigneur

C’est une expression biblique issue de l’Épître aux Corinthiens (1 Co 11, 20). Dans les premiers temps de l’Église, l’eucharistie prenait place au cours d’un repas, au cours des agapes fraternelles. Nous en avons gardé la trace dans le « sursum corda ». En effet, alors que tous discutaient, le président déclarait « sursum corda » afin de les faire sortir des conversations mondaines et de les inviter à rendre grâce à Dieu. Nous avons sans doute perdu de la fraternité de ces anciennes eucharisties et nous avons à en apprendre ; sans tomber dans des travers qui sous prétextes de fraternité, permettent toutes sortes d’abus. Le Cardinal Ratzinger rappelle notamment que la recherche d’une plus grande fraternité ne peut être un argument en faveur de la messe face au peuple puisque dans les repas antiques, les convives étaient tous installés du même côté d’un table en forme de fer à cheval [4].

Le symbolisme du repas est naturel, en effet, c’est un rite social, il n’existe pas de société sans repas ; et le repas n’est pas seulement la nourriture, il y a un rite autour de la fonction essentielle « se nourrir ». Lorsque l’on participe à un repas, on prend ensemble une nourriture commune et apprêtée. C’est essentiel, le repas est un rite de cohésion sociale déterminant pour toute société mais aussi pour l’Église : les symbolismes et les analogies doivent ici jouer. A notre époque, beaucoup de personnes ne prennent plus de repas, il est devenu un moment rarissime réservé à quelques grandes fêtes : le micro-onde a tué le repas ! Ce rite essentiel pour constituer la famille, la société et l’Église est attaqué par un certain nombre de comportements et ceci peut expliquer une certaine difficulté à comprendre l’eucharistie. En effet, l’aspect hautement ritualisé du repas peut être une bonne catéchèse, beaucoup de jeunes disent : « la messe c’est toujours pareil », ce qui d’ailleurs n’est pas tout à fait vrai puisque certaines parties changent telles que les lectures, les oraisons, les préfaces, cependant il est exact que le cadre reste le même, en effet si il changeait ce ne serait plus la messe, une certaine fidélité à ce que le Christ a fait est nécessaire. De même que l’on change les mets des repas, on change les lectures de la messe, et de même que l’on installe toujours de la même manière la table, et que l’on mange dans un certain ordre, la messe doit garder un certain cadre et un certain ordre. La ritualisation est donc importante.

Importante aussi est la réalité du repas : on mange et on boit. Là, on se heurte à plusieurs difficultés. Tout d’abord, nos espèces eucharistiques sont réduites à trois fois rien. Or, j’aime que dans les sacrements, les signes soit des signes ; en effet, en théologie sacramentaire, les sacrements sont définis comme des signes qui causent ce qu’ils signifient, donc si il n’y a plus de signe, il n’y plus de cause, plus d’effet, plus rien…Il importe donc que le pain soit du pain ! Du pain azyme bien sûr, mais du pain que l’on puisse voir comme du pain et non pas des petites hosties fades qui nous font perdre le riche symbolisme du pain. De même, si le vin ne coule pas à flot, en quoi voit-on que l’eucharistie est le festin des noces de l’agneau ? Si lorsque l’on baptise, on ne met que trois gouttes d’eau, en quoi voit-on le flot impétueux de la grâce s’emparer de l’âme de ce petit enfant ? Le Concile de Florence dit en 1439 : « Tout ce que les espèces pain et vin procurent à la vie du corps, la réalité le donne à la vie de l’âme », c’est-à-dire réconfort, allégresse, restauration, soutien…Lorsque l’on mange du pain, on est restauré, on est plus fort, on est nourrit ; lorsque l’on boit du vin, on est heureux ; ainsi, tout ce que font le pain et le vin au niveau du corps, l’eucharistie le fait au niveau de l’âme. Elle soutient notre âme dans la foi, la rend allègre par le sang du Christ qui nous enivre.

Au temps des persécutions, saint Cyprien de Carthage, mort martyr en 258 dans la persécution de Dèce, a écrit une très belle lettre à Caecilius contre les Aquariens, ces hérétiques qui célébraient la messe avec de l’eau. Dans cette lettre, il montre le riche symbolisme du vin mais aussi celui de l’eau, de la fameuse goutte d’eau que l’on verse dans le calice à l’offertoire et qui nous représente nous ; il explique que l’on ne peut pas célébrer la messe avec du vin seul car cela reviendrait à dire que le Christ nous sauve sans nous, que nous ne nous offrons pas avec Lui.

Puisque le Christ nous portait tous, lui qui portait nos péchés, nous voyons que par l’eau, c’est le peuple qu’il faut entendre, et par le vin, le sang du Christ. Quand on mêle l’eau au vin dans le calice, c’est le peuple qui ne fait plus qu’un avec le Christ, c’est la foule des croyants qui se joint et s’associe à celui en qui elle croit [5].

Il développe le symbolisme du vin : le vin symbolisant très concrètement la fête et l’allégresse contrairement au pain de la nécessité et du travail ; le vin nous procure la « sobria ebrietas », la sobre ébriété. Nous sommes remplis du vin de l’Esprit Saint, n’oublions pas que la messe est faite pour nous abreuver de l’Esprit Saint comme nous le dit la troisième prière eucharistique : « quand nous serons nourris de son corps et remplis de l’Esprit Saint ».

La messe est faite pour que nous ayons la sobre ébriété qui fut celle des apôtres au sortir de la Pentecôte, souvenons nous de ce que disent les gens des apôtres : « Il est neuf heures du matin et ils sont pleins de vin doux » (Ac 2,13) et cela parce qu’ils ont reçu le vin de l’Esprit, la sobre ébriété de l’Esprit, l’ivresse extraordinaire, l’allégresse que nous procure l’Esprit Saint. En 258, temps de persécution, les chrétiens disaient la messe tôt le matin en cachette d’autant plus que le dimanche n’était pas un jour férié. Et comme on buvait vraiment du vin au cours des messes, les chrétiens qui avaient communié au sang du Christ arrivaient saouls sur leur lieu de travail, ils sentaient le vin ; ainsi la police romaine pouvait facilement repérer les chrétiens, c’étaient ceux qui, à neuf heures du matin, puaient le vin.

Voilà pourquoi saint Cyprien écrit à Caecilius que ce n’est pas par ascèse qu’il prend de l’eau à la place du vin mais par peur de se faire arrêter par les Romains, de se faire reconnaître comme chrétien à son odeur et il a cette phrase extraordinaire : «  Ne sais-tu pas que nous buvons le sang du Christ pour pouvoir verser le nôtre ? ». Nous buvons le sang du Christ, nous nous remplissons de l’Esprit Saint pour pouvoir devenir une éternelle offrande à la gloire de Dieu, pour pouvoir nous offrir nous mêmes par toute notre vie dans le sacrifice eucharistique.

Ce symbolisme des espèces et du repas est capital : si les sacrements sont, comme nous l’avons dit, cause de ce qu’ils sont signes, il faut retrouver l’importance du signe. Dans les civilisations orientales, ceux qui ont partagé le même repas sont considérés comme « co-pains » au sens étymologique du mot, c’est à dire comme ayant partagé le même pain et donc indissociablement unis. Partager le même repas fait notre unité, d’où l’horreur de dire que Judas, comme dit le psaume, partageait le même pain que moi et m’a trahi. Ce qui peut nous paraître grave est épouvantable dans une mentalité orientale.

L’idée de repas a été beaucoup promue contre l’idée de sacrifice, alors que ces deux notions sont liées comme le suggère le dernier ouvrage du père Ghislain Lafont, Eucharistie, le repas et la parole [6], qui insiste sur le symbolisme de la nourriture et montre bien que sacrifice et nourriture ont toujours été liés. En effet, pour se nourrir, il faut tuer, cueillir, arracher ou détruire ; il y a donc toujours dans le repas un rite compensateur pour la destruction que l’on vient d’opérer.

La fraction du pain

C’est l’un des termes les plus anciens puisqu’on le retrouve dans les Actes des Apôtres : les chrétiens sont « assidus à la fraction du pain » (Ac 2, 42) c’est-à-dire à la messe. Le Seigneur a accompli ce geste à plusieurs reprises, notamment avec les disciples d’Emmaüs. Ici, le texte de saint Paul (1 Co 10, 16-17) est fondamental :

La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? Parce qu’il n’y a qu’un pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car tous nous participons à ce pain unique.

Ce texte a été abondamment commenté, en partant du riche symbolisme du pain, le pain rompu, le pain fait de grains disséminés qui ont étés rassemblés. Cette symbolique est utilisée pour définir au mieux comment l’eucharistie fait l’Église.

Le texte de la Didachè, très connu, datant du premier siècle nous dit : « comme ce pain rompu d’abord dispersé sur les montagnes a été recueilli pour devenir un, qu’ainsi ton Église soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton royaume ». De même que le pain est constitué de petits grains mis ensemble, rassemblés, nous sommes autant de petits grains qui pris sur diverses montagnes ont étés rassemblés pour ne former qu’un seul corps, qu’un seul pain qui s’offre dans l’eucharistie. Saint Augustin revient constamment sur ce symbolisme et unifie les trois sacrements de l’initiation chrétienne par cette image : tout d’abord dispersés sur les montagnes, nous avons été rassemblés par la parole de Dieu puis moulus par les jeûnes et les exercices pénitentiels du catéchuménat, l’eau de notre baptême a fait de nous une bonne pâte passée au four de l’Esprit Saint lors de la confirmation, le pain bien doré qui en est sorti, on l’offre dans l’eucharistie [7]. Cette image est celle qui définit le mieux les sacrements de l’initiation chrétienne dans leur logique : nous avons été moulus, broyés, mis ensemble, unifiés par l’eau du baptême, perfectionné par le sacrement de confirmation comme le beau pain doré. De même que personne n’aurait idée d’offrir à Dieu un pain non cuit, logiquement, c’est un confirmé qui participe à l’eucharistie. Saint Augustin écrit dans ce même sermon une formule très forte : « soyez donc ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes » c’est-à-dire recevez le corps du Christ sacramentel et devenez le corps du Christ ecclésial, il a aussi ce cri en parlant de l’eucharistie : « O sacrement de la piété, signe de l’unité, lien de la charité ».

Le rite de la fraction du pain, même s’il passe inaperçu, existe bien dans nos messes : le prêtre rompt le pain pendant l’Agnus Dei. La Présentation Générale du Missel Romain dit ceci : « le rite de la fraction du pain n’a pas tellement un motif pratique mais il signifie que nous qui sommes nombreux en communion à l’unique pain de vie qui est le Christ nous devenons un seul corps  » [8]. La fraction du pain signifie donc l’unité de l’Église qui est le fruit principal de l’eucharistie.

Autrefois, on rompait le pain en trois parties, la première était mise dans le calice (rite de l’immixtion), la deuxième servait pour la communion du célébrant et des fidèles et le dernière était conservée pour la communion des malades et des agonisants. Ces trois parties étaient vues comme figuratives des trois états de l’Église : le morceau d’hostie mis dans le calice figurant l’Église triomphante car la réunification du sang et du corps du Christ signifie la résurrection de même que la séparation des espèces en signifie la mort, la deuxième partie étant l’Église militante et la troisième partie l’Église expectante et souffrante, celle du purgatoire. Cette unique hostie est donc partagée en trois pour signifier que l’Église est actuellement partagée en trois. N’oublions donc jamais que l’église, ce n’est pas seulement nous mais aussi les saints du ciel et les âmes du purgatoire. Le rite de l’immixtion est très ancien, sa signification historique est qu’il n’y a qu’une seule messe et une seule Église. Dans les premiers siècles de l’Église de Rome, afin de montrer l’unicité de l’eucharistie, on utilisait pour l’immixtion le fermentum, un morceau d’hostie consacré par le pape lui-même. Donc lorsque l’on dit que l’eucharistie fait l’Église, on veut surtout dire que l’eucharistie fait l’Église une.

Le saint sacrifice

La messe actualise l’unique sacrifice du Christ, le sacrifice du Christ total, le sacrifice du Christ tête et le sacrifice du Christ corps, ce corps qu’est l’Église. Alors que le prêtre célèbre l’eucharistie, qu’il « fait mémoire » comme il en a reçu l’ordre au soir du Jeudi Saint, c’est l’Église tout entière qui offre le sacrifice. A l’offertoire, les fidèles s’offrent eux-mêmes au Père avec le Christ. Le saint sacrifice fait bien l’Église puisqu’elle est née de ce sacrifice, elle est née du côté transpercé du Christ sur la croix ; en effet, de ce côté coulent le sang et l’eau c’est-à-dire les sacrements qui font l’Église, l’eucharistie et le baptême.

Et inversement, l’Église fait le saint sacrifice puisque tous les fidèles s’offrent ; en offrant le Christ, les membres du Christ s’offrent eux-mêmes. Il n’est pas question de chercher à savoir ce que la messe peut nous apporter mais plutôt ce que nous y apportons. Allons donc à la messe en nous y offrant, en étant sur l’autel avec le Christ. Il existe ici encore une interprétation symbolique des trois sacrements de l’initiation : lavés par le baptême, parfumés par la confirmation, nous nous offrons en sacrifice d’agréable odeur dans l’eucharistie. Si le concile Vatican II insiste sur la « participation active » des fidèles dans la messe [9], c’est surtout parce qu’ils y participent de droit, c’est leur propre sacrifice, ils s’offrent eux-mêmes.

Le Saint Sacrement du Corps et du Sang du Seigneur

C’est le titre officiel de la Fête-Dieu. Actuellement, nous considérons que l’Église est le corpus mysticum, le corps mystique du Christ, alors que le Saint Sacrement est le corpus verum, le vrai corps du Christ. Mais, chez les Pères, c’est le contraire, ainsi que l’a montré le cardinal de Lubac [10] : le « corps mystique » désigne le corps sacramentel, présent sur l’autel, le « vrai corps » le Corps qu’est l’Église. Cette interversion de vocabulaire montre le lien très fort entre ces deux entités. C’est bien ainsi que nous recevons ce que nous sommes et que nous devenons ce que nous recevons.

En théologie scholastique, on distingue dans tout sacrement le sacramentum tantum, le sacramentum et res, et la res tantum. En effet, dans tout sacrement, il y a d’abord ce qui est signe : l’eau, l’huile, le pain, le vin, les gestes et les paroles. Ensuite il y a un effet intermédiaire du sacrement qui dépasse l’ordre du signe mais n’est pas le fruit ultime : le baptême, la confirmation et l’ordre impriment ainsi un caractère au sein de l’âme de celui qui reçoit le sacrement, qui est indélébile. Du côté de l’eucharistie, le sacrement est véritablement le corps et le sang du Christ. Enfin, il y a un effet ultime du sacrement, qui est la res tantum : l’effet ultime de l’eucharistie est l’unité de l’Église. On voit donc ici que le « but » de l’eucharistie n’est pas en premier lieu de rendre le Christ présent mais bien de « faire l’Église ». Nous communions au corps du Christ pour ne faire qu’un dans le Christ, pour que tous ensemble nous soyons dans une communion de plus en plus intense liés par le lien de la charité qu’est l’Esprit Saint dont nous sommes abreuvés dans l’eucharistie. Nous allons donc à la messe pour grandir dans la charité.

La communion

En Occident, le rite du baiser de paix nous prépare à la communion alors qu’en Orient il a lieu avant l’offertoire, ce qui peut paraître logique lorsque l’on écoute le Christ dire : « Quand tu vas présenter ton offrande à l’autel, si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, va d’abord te réconcilier avec ton frère puis reviens porter ton offrande » (Mt 5, 23-24). Pourtant dès Innocent Ier, en 416, le baiser de paix était donné non seulement après l’offertoire mais tout à fait à la fin de la messe ; il était considéré comme l’achèvement de toute l’action eucharistique, l’eucharistie ayant fait préalablement l’unité ecclésiale. Le lien que tisse l’eucharistie est bien plus fort que le lien de la chair car c’est le lien sacramentel, le lien de l’Esprit Saint. Ce qui fonde l’unité des chrétiens, ce ne sont pas des idées communes ou une certaine affection que nous aurions les uns pour les autres, mais bien l’Esprit Saint.

Saint Grégoire le Grand place le baiser de paix juste après le Notre Père afin d’en appliquer directement la formule : « pardonne nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Et, jusqu’au XVIème siècle, le baiser de paix était transmis de proche en proche à partir du célébrant qui l’avait reçu en baisant l’hostie. Le rite du baiser de paix a disparu à cette époque pour des raisons de pudeur puis il est réapparu depuis le dernier concile. Ce rite est fondamental dans la mesure où il exprime l’effet ultime de l’eucharistie, « faire l’Église ».

La messe

L’eucharistie fait l’unité de l’Église mais elle fait aussi l’Église apostolique : le mot messe vient du latin « missa » c’est-à-dire l’envoi. L’Église se rassemble pour être envoyée et est envoyée pour rassembler à la manière d’un cœur qui bat en deux mouvements, diastole et systole. Le cœur de l’Église est donc son apostolicité.

Le mot messe nous fait aussi pointer vers l’au-delà de ce que nous sommes, en effet, actuellement, nous cheminons dans la foi et non pas dans la claire vision et l’eucharistie est figure à l’égard de la réalité ultime qui est la pleine possession du Seigneur dans la vision béatifique. Notre vocation est de voir Dieu de nos yeux de chairs sans les espèces qui nous le voilent alors qu’actuellement nous ne voyons que les espèces qui nous voilent en même temps qu’elles nous dévoilent sa présence. La messe est le gage de la gloire à venir et non cette gloire elle-même ; la messe nous situe dans l’expectative comme le dit l’anamnèse : Maranatha ! Viens Seigneur Jésus !

Propos recueillis par Nicodème Ferré

P. Guillaume de Menthière, Le P. Guillaume de Menthière, prêtre du diocèse de Paris, est aumônier du collège et lycée Henri IV et du lycée Saint-Louis, professeur de théologie sacramentelle à l’École-Cathédrale. Il est à l’origine de l’initiative du Concours Général de Théologie. Il a publié récemment, Le Sacrement de Réconciliation, guide du pénitent, éd. Téqui, Paris, 2001.

[1] Cf. Lumen Gentium nn. 11-12.

[2] Les formules employées par Pie XII sont : « Le culte de la sainte Eucharistie considéré, à juste titre, comme la source et l’origine de la vraie piété chrétienne… », et « L’auguste sacrifice de l’autel est l’acte principal du culte divin ; il faut donc qu’il soit la source et le centre de la piété chrétienne ».

[3] Voir sur le lien entre les berakhot et l’eucharistie L. Bouyer, Eucharistie, théologie et spiritualité de l’Eucharistie, Desclée, 1990, 2e édition.

[4] Voir J.Ratzinger, L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, partie II, chap. 3.

[5] Cyprien de Carthage, Lettre 63 à Caecilius, 13.

[6] Eucharistie, le repas et la parole, Cerf, 2001.

[7] « Au moment des exorcismes, vous étiez comme broyés. Au moment du baptême, vous avez été comme imbibés d’eau. Et quand vous avez reçu le feu de l’Esprit Saint, vous avez été comme passés à la cuisson. » (Sermon 272 « Aux Néophytes », voir Patrologie Latine 38, 1246-1248).

[8] P.G.M.R. n°56.

[9] Voir Sacrosanctum Concilium, n°48.

[10] Voir H. de Lubac, Corpus Mysticum, L’eucharistie et l’Église au Moyen-Âge, Aubier, 1944, 2éd., 1949.

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