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L’Esprit dans la mystique de saint Jean de la Croix

Sandra Bureau

La doctrine de saint Jean de la Croix (1542-1591) est, à n’en pas douter, une entrée dans la vie trinitaire. Mais cette entrée ne s’offre nullement comme une introduction ou une initiation, elle est, au plein sens du terme, une « participation à la nature divine » (2 P 1, 4) et, plus encore, une participation à l’Esprit-Saint. Notre saint docteur est, en effet, avant tout un mystique qui ne quête rien d’autre que l’union à Dieu. Ainsi, dès la première phrase du prologue de la Montée du Carmel, saint Jean de la Croix propose à l’âme d’ « arriver à la divine lumière de l’union parfaite avec Dieu par amour, autant qu’elle est possible en cette vie [1] ». Cependant, c’est dans le Cantique spirituel, et en particulier dans les dernières strophes [2], qui reflètent sa pleine maturité spirituelle, que se trouvent les mots les plus audacieux quant à cette union. Là, dit-il, « une fois que l’âme est unie à Dieu, transformée en lui, elle aspire Dieu en Dieu, et cette aspiration est celle même de Dieu, car l’âme étant transformée en lui, il l’aspire elle-même en Soi [3] ». Là, l’âme se fait participante des actes trinitaires, elle (a)spire l’Esprit. Mais l’union à Dieu, la communion trinitaire, ne saurait s’arrêter là, puisque l’âme rendue participante de l’Esprit reçoit le Père et le Fils, que les trois personnes divines sont distinctement présentes dans l’âme. Preuve, s’il en était besoin, que nous avons beaucoup à apprendre du saint, non seulement sur le plan de la mystique, mais encore sur celui de la théologie.

Une participation active à la spiration du Saint-Esprit ?

Que faut-il entendre par participation ? L’idée de participation, à vrai dire, se trouve plus dans les écrits philosophiques que dans les traités théologiques. Le concept philosophique peut cependant nous apporter quelque éclairage, bien que s’appliquant essentiellement au monde des Idées (et donc également à l’Idée du divin). La participation telle que la développe Platon permet, d’une part, de résoudre la question ontologique de l’union des parties avec le tout, ou des êtres finis avec l’Être infini, ou plus exactement avec l’Être universel, l’Un, qui transcende tout être fini ; et, d’autre part, elle permet de résoudre le problème métaphysique de l’unité du sensible et de l’intelligible, et, par-là même, de l’âme et du corps. Le sensible participe de l’intelligible en tant qu’il possède en son être même une détermination intelligible conçue comme modèle. La participation est donc une sorte de causalité exemplaire où chaque chose commence d’exister avec ses déterminations propres en tant précisément qu’elle participe d’une réalité intelligible. Appliquée à l’acte, « le propre de la participation, c’est de me découvrir un acte qui au moment où je l’accomplis, m’apparaît à la fois comme mien et comme non mien, comme universel et personnel tout ensemble [4] » (De l’Acte). Saint Augustin comme saint Thomas d’Aquin se serviront de ce concept de participation pour dire non pas tant l’union du sensible et de l’intelligible que l’union de l’humain et du divin à travers l’imitation des Idées divines : ainsi Dieu est-il dit bon par essence, alors que la créature est dite bonne en vertu de sa ressemblance ou de sa participation à l’être de Dieu. Traitant de la béatitude, saint Thomas se réfère à ce concept de participation et affirme qu’« une certaine participation de la béatitude peut être obtenue en cette vie, mais non la béatitude vraie et parfaite », au moins parce que « la vision de l’essence divine ne se peut obtenir dans la vie présente [5] ». Mais jamais cette béatitude ne s’entend comme d’une mise en relation avec les trois personnes divines : saint Thomas en reste classiquement à une vision de l’essence.

Nous ne saurions nous contenter d’une telle conception de la participation ou, plus exactement, nous ne saurions laisser ce concept hors de portée des relations trinitaires. Notre participation à l’être de Dieu doit pouvoir s’entendre comme une participation à la vie divine dans toute sa richesse, c’est-à-dire à la vie divine appréhendée de façon personnelle, tri-personnelle. C’est bien à ce point d’ailleurs que semble aboutir la réflexion théologique : si, dans la deuxième épître de Pierre, l’Esprit doit nous rendre « participants de la nature divine » (2 P 1, 4), saint Athanase au IVe siècle affirme, d’une part, que « par l’Esprit, nous sommes tous dits participants de Dieu », mais encore que « nous commençons à faire partie de la nature divine grâce à notre participation à l’Esprit [6] ». Ce qui est pour lui véritablement la cause de notre divinisation. La pensée contemporaine, que nous situons dès l’immédiat après-guerre, élargit plus encore cette perspective. Ainsi l’encyclique de Pie XII Mystici Corporis affirme non seulement qu’au ciel « cette union mystique trouvera sa consommation et son achèvement » et que nous verrons les Personnes divines « avec des yeux doués d’une lumière divine », mais encore que « nous assisterons nous-mêmes de très près (proxime adsistere), pendant toute l’éternité aux processions des Personnes divines et nous serons comblés d’une joie très semblable à celle qui fait le bonheur de la très sainte et indivisible Trinité [7] ». Urs von Balthasar quant à lui développe largement cette idée de participation dans le dernier tome de la Dramatique divine. Il y a « identité substantielle entre la vie terrestre de la foi et la vie de l’au-delà où l’on devient semblable à Dieu et dans laquelle la participation à l’échange trinitaire se développera ouvertement [8] », car la promesse de devenir semblable à lui (1 Jn 3, 2) ne se réalise pas selon l’essence divine mais selon l’échange personnel d’amour.

Il est sans doute audacieux de poser le lien entre la spiration de l’Esprit et notre entrée dans la vie trinitaire. Il l’est peut-être plus encore de dire comme le fait saint Jean de la Croix que nous participons activement de cette spiration, c’est-à-dire que nous avons part au processus actif des relations intra-trinitaires. Dans le Cantique spirituel, en effet, l’âme animée du souffle puissant de l’Esprit doit s’efforcer par sa réponse d’amour de correspondre à l’amour divin qui l’interpelle. Mais elle ne peut parvenir à cette ressemblance que par « une transformation totale de sa volonté en celle de Dieu », ce qui ne détruit pas sa volonté pour autant. Ainsi « elle aime Dieu avec la volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté à elle [9] ». Cette transformation opérée, aimant autant qu’elle est aimée, l’âme devient Dieu par participation, la spiration de l’Esprit lui est communiquée. « L’Esprit informe l’âme et la rend capable de produire en Dieu la même aspiration d’amour que le Père accomplit dans le Fils, et le Fils dans le Père, c’est-à-dire l’Esprit-Saint, celui-là même qu’ils aspirent dans l’âme par cette transformation [10]. » Une telle pensée peut susciter des réactions. Nous croyons cependant, comme le dit Hans Urs von Balthasar, qu’ « il ne suffit pas de décrire la vie de grâce sous forme de "présence" et d’"habitation" particulière des Personnes du Fils et de l’Esprit envoyés par le Père dans les âmes des justes ; cette habitation a pour but de faire participer l’homme aux relations des Personnes – et l’on sait que celles-ci n’existent qu’en tant que relations subsistantes [11] ». Si cette participation aux relations trinitaires constitue le sens profond de la béatitude éternelle, il est, comme disait Hans Urs von Balthasar, urgent d’en retrouver la profondeur à travers des auteurs mystiques comme Jean de la Croix, sans doute plus affranchis du formalisme théologique, mais du coup plus libres d’un regard profond et novateur.

Dans ses écrits, Jean de la Croix se permet une grande liberté pour faire entrevoir autant que possible comment, par l’œuvre de l’Esprit, l’âme devient participante de la vie divine. Liberté que plus d’un s’est « empressé » de dénoncer [12]. Le problème est de savoir s’il est permis d’une façon ou d’une autre de donner une valeur objective aux expressions des mystiques, tels que Jean de la Croix ou encore Maître Eckhart, quand ils décrivent l’avancée mystique comme participation à la spiration de l’Esprit ou à la génération du Fils. Nous nous référerons au travail du R. P. Dockx. Il est certain que « spirer », au sens strict de l’École, signifie être principe de la personne du Saint-Esprit, et en ce sens seul le Père et le Fils spirent l’Esprit, et aucune participation ne peut s’entendre. Cependant, puisqu’il ne saurait s’agir de simplement reporter cette spiration à l’amour essentiel, que possèdent les trois personnes divines et par lequel elles aiment les créatures, il nous faut approfondir ce que nous entendons par participation. De même que la simple présence de Dieu en nous ne suffit pas à nous faire participer aux opérations intra-divines, la possession de l’Esprit, par lequel nous aimons surnaturellement, ne semble pas suffire à nous faire participer aux actes notionnels. La spiration, en effet, demande une opposition d’origine, opposition qui n’existe qu’entre celui qui communique la nature divine et celui qui la reçoit. Même dans la grâce, il ne saurait exister une telle opposition entre l’âme sanctifiée et l’Esprit, puisque la grâce « n’est pas principe de celui-ci, mais seulement disposition à le posséder réellement tel qu’il est en lui-même [13] ». Pour le R. P. Dockx, nous ne pouvons participer ni à la spiration active, qui ne convient qu’au Père et au Fils, ni à la spiration passive, qui elle ne convient qu’à l’Esprit, bien que nous « possédions l’Esprit-Saint comme Amour subsistant qui nous porte au Père en union avec le Fils [14] ». L’idée de participation, si elle demeure, se réduit, d’un côté à une possession de l’Esprit par lequel, comme le Fils, nous aimons le Père, et, de l’autre, à une possession de l’Esprit par lequel, comme le Père, nous sommes unis par amour au Fils.

Si une telle argumentation peut s’entendre, tout au moins dans une perception classique de la personne divine, une approche périchorétique semble laisser une plus grande ouverture quant à la compréhension de la vie surnaturelle en terme de participation aux relations intra-trinitaires. Si, dans l’Esprit-Saint, en effet, est impliquée la relation du Père au Fils et du Fils au Père, la possession de l’Esprit doit pouvoir se comprendre comme participation active ou au moins « réelle » à la spiration de l’Esprit par le Père et le Fils. Or l’intention de saint Jean de la Croix, comme des mystiques rhéno-flamands, était bien de mettre en lumière que l’âme du juste « participe réellement à la vie divine [15] », à la circulation d’amour qui existe entre les personnes divines. L’Esprit donc, tout en recevant son être du Père et du Fils, « emporte » avec lui, dans l’action de grâce qui est la continuation de son origine, tous ceux que le Fils a conquis. Bien sûr cette participation à l’échange trinitaire n’est pas active au sens où l’âme l’opérerait, puisque précisément c’est Dieu qui l’opère, mais elle est bien réelle. Saint Jean de la Croix, dans la même strophe du Cantique spirituel, pare aux objections de ses commentateurs en parlant ainsi de l’âme élevée : « Si Dieu lui donne le grâce de la rendre déiforme et unie à la Très Sainte Trinité, devenant ainsi Dieu par participation, pourquoi serait-il incroyable qu’elle exerce ses facultés de perception, de connaissance et d’amour à l’intérieur de la Trinité, avec elle, comme elle – quoique d’une manière participée, Dieu les opérant en elle [16]. » Il y a « participation aux actes trinitaires [17] », comme traduit non sans fondement Hans Urs von Balthasar, et en particulier à la spiration de l’Esprit, dans la mesure où Dieu se fait comme le fondement de nos actes qui en viennent à épouser parfaitement les actes trinitaires, à « être » ces actes. Nous suivons toujours là saint Jean de la Croix, qui interprète la prière que le Fils adresse au Père en Jn 17, 24 : « ceux que tu m’as donné, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire », comme le souhait « qu’ils accomplissent par leur participation en nous la même œuvre que j’accomplis par nature, c’est-à-dire qu’ils aspirent le Saint-Esprit [18] ».

Entrée dans la communion trinitaire

La mystique de saint Jean de la Croix ne peut s’achever que dans l’ordre trinitaire, il n’y a pas chez lui de différence entre l’union que recherche l’âme et l’entrée active dans le processus trinitaire. À la différence de la tradition rhéno-flamande, très attachée à la « naissance du Fils » dans les âmes, pour notre mystique, « l’entrée active dans le processus trinitaire ne se fonde pas sur la génération par le Père ni sur la génération passive du Fils, mais, de manière tout à fait stricte, sur la spiratio du Saint-Esprit par le Père et le Fils [19] ». Notons que nous n’excluons nullement une participation aux processions trinitaires par « la naissance du Verbe » en nos âmes, comme le fait ce deuxième courant théologique à travers des maîtres comme Eckhart, Tauler, Suso ou Ruysbroeck, mais, pour ce qui est de l’entrée dans le « processus trinitaire » nous pensons que cela revient à l’Esprit en raison de ses propriétés hypostatiques. Mais peut-être nous faut-il faire le lien entre la quête mystique, cette union à Dieu dont nous parlait Jean de la Croix au début de sa Montée du Carmel, et la participation aux relations trinitaires. Pourquoi « parler de rencontre quand il s’agit finalement d’union [20] ? » Parce que se rencontrer suppose la distinction des personnes, parce que précisément parler de rencontre permet de décrire cette union comme une participation aux relations trinitaires. Cela étant dit, il est toujours possible de parler d’union (ou de contact, tant que l’union n’est pas parfaite), à condition de maintenir une certaine distance entre l’expérience mystique et ce qui se passera au ciel, entre cette participation et les actes immanents à la Trinité eux-mêmes. À condition aussi de ne pas se réfugier derrière ce terme d’union pour atténuer la capacité de l’âme à opérer une différenciation trinitaire. Mais ici l’expérience mystique semble jouer en notre faveur, car plus l’âme parvient à un niveau élevé d’union avec Dieu, plus la différenciation des personnes se fait perceptible.

Affirmer qu’il revient à l’Esprit de nous introduire dans la vie trinitaire est sans doute audacieux, quand l’expérience mystique semble parler, essentiellement et avant tout, d’une union avec le Christ. Et c’est bien ainsi que le plus souvent nous l’expérimentons. À vrai dire, et nous nous référons ici aux travaux de Catherine d’Hérouville [21], les premières touches (toque, selon la tradition mystique) sont plutôt de nature indifférenciée, l’âme ne sachant qui l’embrase, le Fils ou l’Esprit. Parmi les touches de l’Époux, saint Jean de la Croix parle souvent de la « blessure d’amour », nous retiendrons cette touche comme caractéristique de ce toucher substantiel qui permet à l’âme de s’unir avec les personnes divines. Là l’Époux, ce qui est sa manière de faire particulière, touche et se retire, mettant ainsi dans l’âme l’empreinte d’une douloureuse absence qui porte l’âme à le désirer et rechercher. Si l’âme y reconnaît l’Époux, dans le même temps, sa volonté se sait enflammée d’amour, ce qui laisse entendre la présence de l’Esprit, ce vocable indiquant la trace du feu étant propre à la troisième personne. Tout laisse donc à penser que le Christ quand il s’introduit dans l’âme, même par des touches qui lui sont propres, n’est pas seul. Et ce qui peut sembler de la seule initiative de l’Époux montre que l’Esprit est à l’œuvre, car le vestige que Dieu laisse dans l’âme et qui la fait « courir » après lui signale l’efficace présence de l’Esprit qui transforme l’âme. Il faudra que l’intensité des touches se fasse croissante pour que « l’âme commence à percevoir dans l’étreinte substantielle, au sein de l’intensité de l’échange interne à la vie divine, la communication que le Père fait de lui au Fils, ce qui est l’essence du Verbe [22] ».

S’il est traditionnellement admis que c’est l’Esprit qui touche l’âme [23], il faut donc atteindre, avec saint Jean de la Croix, à un certain degré d’union pour que l’âme puisse faire sienne cette différenciation trinitaire et nommer tant l’Esprit que le Fils. L’âme perçoit, dans le souffle qui précède les visites de l’Époux, la présence de l’Esprit qui en prépare et réalise la venue. Du reste, si la présence de l’Esprit, dans une union encore bien fragile, est souvent « silencieuse », laissant à l’Époux seul d’être reconnu, il est tout à fait remarquable que, lorsque l’âme franchit les seuils qui la conduisent vers l’union parfaite, le présence de l’Esprit se fait, à l’inverse, tout à fait perceptible. Il est celui qui, tant dans le premier envol spirituel que dans l’entrée dans le processus trinitaire, provoque la rupture nécessaire, celui qui vient à la rencontre de l’âme et qui littéralement l’élève. Pour nous en tenir à l’entrée dans le processus trinitaire, ce qui nous renvoie à la strophe 38 du Cantique spirituel, nous pouvons avec Jean de la Croix évoquer deux figures de l’Esprit. La première est cette brise « extrêmement délicate » qui élève et informe l’âme, de manière à lui faire produire la même spiration divine que le Père dans le Fils et le Fils dans le Père. Elle « immisce l’âme dans l’étroitesse du contact intra-divin (périchorèse), en la transformant en l’Esprit-Saint [24] ». La seconde est la « flamme qui consume », dernière figure du toucher à l’aube de la vie intra-divine. L’Esprit se présente tel qu’il sera lorsqu’il s’agira d’absorber l’âme définitivement en Dieu, de la « faire Dieu ». Mais, pour l’heure, il n’est donné qu’une démonstration de cet amour consumant, reconnu comme Esprit. Chaque fois donc l’Esprit dispose à l’union avec l’Époux, il est celui qui porte dans l’âme la présence effective de l’Époux, présence qui semble faire la réalité du toucher. L’Esprit joue donc un rôle déterminant pour l’introduction de l’âme dans la participation à la vie divine, et non seulement comme puissance unitive, mais aussi comme personne.

De la riche réciprocité entre le Fils et l’Esprit dans le toucher substantiel, que nous avons voulu laisser transparaître par ces rapides évocations, nous sommes donc ramenés à la considération du mouvement trinitaire qui en vient à toucher l’âme. L’intensité de la flamme nous introduit à une pluralité personnelle. L’âme transformée en flamme d’amour, c’est-à-dire rendue participante de l’Esprit, reçoit le Père et le Fils. « La flamme de l’Esprit est donc instauratrice de l’inhabitation divine, puisqu’elle met l’âme au contact du flux divin dans sa différenciation interne. Les trois Personnes sont distinctement présentes dans l’âme au contact de la flamme, et entretiennent avec elle des relations réelles et personnelles [25]. » Il ne fait ici aucun doute que l’âme est introduite par l’Esprit dans le processus trinitaire, et, plus l’âme s’enfonce dans l’union, plus les relations personnelles paraissent et, avec elles, le mouvement périchorétique. Sans ce mouvement, l’âme serait bien incapable de s’insérer dans toute la plénitude de la vie trinitaire, de saisir ce va-et-vient entre le Père et le Fils, cette communication d’amour dans l’Esprit. Par l’assimilation à une seule personne divine, les trois se trouvent présentes dans l’âme. L’Esprit se manifeste véritablement comme « celui qui ouvre le mystère » de la vie divine, celui qui introduit Dieu dans l’âme et l’âme en Dieu, et ceci en transformant l’âme et en lui communiquant sa « modalité » propre, ce qui le caractérise comme personne divine. Il communique à l’âme ce qui fait son union avec le Père et le Fils, ce mouvement d’entrée et de sortie par lequel il est venu saisir l’âme et par lequel il l’absorbe désormais jusque dans les profondeurs de Dieu, jusqu’à l’union qui un jour sera parfaite.

Si l’union « mystique » telle que nous la décrit saint Jean de la Croix permet à l’âme d’établir des relations avec les trois personnes divines, une telle union peut cependant paraître inaccessible à plus d’un titre et du même coup rendre cette étude bien futile alors même que nous la voulions essentielle pour notre vie théologale. Il faut alors garder cette assurance que ce qui trouvera au ciel sa consommation et son achèvement se donne dès aujourd’hui très réellement à nous. Et le lieu où nous pouvons très certainement expérimenter cette participation à la vie trinitaire est la communion eucharistique. Communion qui, elle aussi, trouvera au ciel sa figure définitive, une fois dégagée du voile de la sacramentalité, mais qui déjà permet aux créatures de participer aux relations trinitaires. Le don du Corps du Fils permet aux fidèles d’entrer dans le mouvement trinitaire en faisant leur l’offrande du Fils. Offrande à l’origine de laquelle se trouve l’amour consubstantiel du Père. Le don eucharistique du Fils nous introduit donc dans ce mystère de la vie divine. Mais là encore une telle participation à la vie ou à l’offrande du Fils ne peut s’entendre sans faire place à l’Esprit, puisque ce don s’opère par le Père dans l’Esprit. Si cet aspect n’est pas des plus développés dans la théologie latine, la tradition des Églises d’Orient, qui met beaucoup plus en avant le rôle de l’Esprit, pourrait nous éclairer. Quoi qu’il en soit, nous conclurons simplement avec saint Jean de la Croix en réaffirmant que l’Esprit nous rend réellement participants de la nature divine, c’est-à-dire réellement participants des relations trinitaires. Avec lui nous sommes introduits en Dieu, non dans une « vulgaire » contemplation de l’essence divine, mais dans le processus actif des relations trinitaires. Portés dans nos facultés par les relations que les personnes divines entretiennent entre elles, nous spirons l’Esprit, nous entrons dans ce va-et-vient entre le Père et le Fils où se dit proprement la paternité et la filiation. Là nous commençons de saisir ce que sera la vie éternelle, très réellement, bien que ne la possédant pas encore. Voilà cette union mystique dans laquelle nous introduit l’Esprit, et sur laquelle il reste bien plus à vivre qu’à écrire.

Sandra Bureau, consacrée de la communauté Aïn Karem, prépare une thèse de théologie sur l’inversion trinitaire chez Hans Urs von Balthasar.

[1] Jean de la Croix, La Montée du Carmel, trad. Grégoire de Saint-Joseph, Seuil, 1947, p. 19.

[2] Il s’agit des strophes 32 à 39A (ou 33 à 40B), dont la rédaction suivit son emprisonnement à Tolède (2 décembre 1577-17 août 1578).

[3] Jean de la Croix, Cantique spirituel, CSA 38, trad. Grégoire de Saint-Joseph, Seuil, 1947, p. 891 (cf. aussi Liturgie des Heures, vol. III, office des Lectures, vendredi de la 18e semaine du temps ordinaire, pp. 386-387).

[4] Cf. Sylvain Auroux, a. « participation », Encyclopédie philosophique universelle. II. Les notions philosophiques (t. 2), Puf, 1990, pp. 1865-1866.

[5] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia Iae, q. 5, a. 3, resp.

[6] Athanase d’Alexandrie, Lettres à Sérapion, Cerf, Sources chrétiennes 15, I, 14 ; nous soulignons.

[7] Pie XII, encyclique Mystici Corporis, 29 juin 1943, Dz 3815.

[8] Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine, t. IV Le dénouement, Namur, Culture et vérité, 1993, p. 389.

[9] Jean de la Croix, Cantique spirituel, CSA 37, op. cit., p. 886.

[10] Idem, CSA 38, p. 891.

[11] Hans Urs von Balthasar, loc. cit.

[12] Cf. les nombreux articles du R. P. Marie-Michel Labourdette dans la Revue thomiste de 1936 (t. 41, pp. 593-629) et 1937 (t. 42, pp. 16-57 et 191-229).

[13] Stanislas Isnard Dockx, Fils de Dieu par grâce, Paris, D.D.B., Paris, 1948, p. 131 ; c’est l’auteur qui souligne.

[14] Idem, p. 132 ; nous soulignons.

[15] Gérard Philips, L’Union personnelle avec le Dieu vivant, Essai sur l’origine et le sens de la grâce créée, Leuven, University Press / Peeters, 1989, p. 226.

[16] Jean de la Croix, op. cit., p. 892.

[17] Hans Urs von Balthasar, op. cit., p. 393.

[18] Jean de la Croix, op. cit., p. 893.

[19] Hans Urs von Balthasar, op. cit., p. 393 ; c’est l’auteur qui souligne.

[20] Idem, p. 390.

[21] Catherine d’Hérouville, Le Contact substantiel chez Jean de la Croix. Pertinence d’un concept pour une théologie trinitaire aujourd’hui, thèse de doctorat en théologie de l’I.C.P. (dir. J. Caillot), juin 2003.

[22] Ibidem, p. 423.

[23] Cf. Pierre Adnès, a. « toucher », Dictionnaire de spiritualité, t. XV, col. 1078-1079.

[24] Catherine d’Hérouville, op. cit., p. 427 ; c’est nous qui traduisons « contact » par « périchorèse », compte tenu des développements de l’auteur sur la périchorèse.

[25] Idem, p. 468.

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