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L’Unité de la Trinité. À l’écoute de la tradition d’Israël (Pierre Lenhardt)

Publications du collège des Bernardins, éd. Parole et Silence, janvier 2011, 236 pp.
P. Michel Gitton

Le Fr. Pierre Lenhardt, des religieux de Notre-Dame de Sion, est bien connu de ceux qui fréquentent les Amitiés judéo-chrétiennes de France et leurs publications. Il fait partie de ces fils du P. Ratisbonne qui ont pris au sérieux l’invitation du Concile Vatican II : « Du fait d’un si grand patrimoine spirituel, commun aux chrétiens et aux Juifs, le Concile veut encourager et recommander entre eux la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que d’un dialogue fraternel. » (Nostra Ætate, 4 (1965)).

Son propos est ici particulièrement audacieux : il s’agit d’« écouter » (comme le dit le sous-titre) la tradition d’Israël sur le point qui fait précisément difficulté entre Juifs et chrétiens, celui de l’unité et de la trinité divines. Au lieu de camper chacun de son côté et de se saluer de loin, le Fr. Lenhardt propose, non pas bien sûr de trouver le dogme de la Trinité tout inscrit dans les sources de la Synagogue, mais de montrer que ce que professe l’Église chrétienne a de fortes résonances dans les sources rabbiniques et trouve chez elles des harmoniques qui peuvent permettre aux chrétiens de mieux comprendre leur propre foi. Pour lui, la reconnaissance de la tri-unité divine est un « hiddoush » (une innovation) au sein de la tradition juive antérieure, comme il en est d’autres tout au long de son histoire, mais une innovation qui en manifeste les potentialités encore inaperçues, et qui finalement en confirme les intuitions les plus fortes, bref l’« accomplit » au sens de Mt 5, 17 (le Fr. Lenhardt, pour des raisons compréhensibles, n’emploie pas le mot, mais en donne la substance, p. 188).

Pour le lecteur encore peu familiarisé avec la Mishnah, le midrash, la liturgie, les commentaires de Rashi et les autres sources de la tradition juive, il s’agit d’un vrai dépaysement. La complexité et la minutie des analyses, la liberté aussi avec laquelle sont traitées les sources bibliques, tout cela constitue un univers passionnant, dans lequel le Fr. Lenhardt nous promène avec bonheur.

Trois chapitres d’inégale longueur nous font parcourir l’unité, l’unité-trinité, et finalement la trinité, passant du plus facile au plus difficile. La surprise initiale est de découvrir que l’unité ne se réduit pas à l’unicité. En dépit de la traduction admise de Mc 12, 29, le verset de Dt 6, 4 ne veut pas dire : « le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur », mais bien « le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un » (comme la rend la Tob). L’unité divine est une propriété positive, le signe de son indicible perfection, qui se transmet à tous ceux qui l’approchent (à commencer par Israël, invité à entrer dans une réciprocité d’amour avec Dieu). Cette unité est celle de la Révélation, qui se présente dans le paradoxe d’un Dieu tout à la fois caché et manifesté. Loin d’être la plate identité du même, elle apparaît dans l’inépuisable profondeur avec laquelle Dieu se donne en restant lui-même.

Nous découvrons, en suivant le Fr. Lenhardt, sans pouvoir bien sûr vérifier la pertinence de ses rapprochements, tout ce que la tradition d’Israël porte, au sein même de son monothéisme jaloux, de dépassement de l’unicité close : à preuve l’ouverture de Dieu au don, au dialogue, à l’auto-communication.

Ces analyses entraîneront-elles la conviction ? Peut-être pas, car on imagine que d’autres avec d’aussi bons arguments pourront présenter en un autre sens les textes invoqués. Mais la recherche en vaut la peine et, comme le dit l’auteur, ne peut manquer de faire réfléchir un chrétien. L’approche « latine », qui part de l’unité divine pour rejoindre la trinité des personnes, s’y trouve confirmée, mais ce ne pourra être au profit d’une déduction purement logique des personnes à partir d’une notion englobante de Dieu (qui ne serait alors qu’une idole).

On voudrait aussi pouvoir poser à l’auteur quelques questions pour savoir si, dans sa sympathie pour ses sources, il n’a pas manqué quelquefois d’esprit critique, au point de ne pas voir que certaines pistes, peut-être bien attestées dans la tradition juive, posent un réel problème dans l’optique chrétienne. Faut-il par exemple accéder à l’idée que le « salut » serait une sorte de « décréation », comme si la remontée vers le Principe (par la repentance) abolissait le don effectif fait dans la création, comme si le retour à l’unité devait s’entendre, en un sens gnostique, comme dématérialisation (cf. surtout p. 115) ? À quoi bon, d’autre part, mettre en valeur la Shékinah comme don du Transcendant dans l’immanence, si c’est pour dire avec Rabban Gamaliel qu’« aucun lieu n’est vide de la Shékinah » (p. 148), confondant ainsi la « présence d’immensité » du Dieu créateur avec le don fait dans la précision de notre espace-temps et par lequel le même Dieu se proportionne miséricordieusement à l’homme ?

Ces timides observations n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt puissant de cette œuvre, qui mérite de devenir pour les chrétiens (et les juifs...) comme un nouveau point de départ de la réflexion sur Dieu un et trine.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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