Rechercher

L’accord luthéro-catholique d’Augsbourg sur la justification par la foi

Pasteur Michel Viot

Avant de parler de la Déclaration commune de l’Église catholique et de la Fédération luthérienne mondiale, sur la doctrine de la justification, il est utile de dire ce qu’est la justification par la foi, parce que dans le vocabulaire catholique courant, cette expression est peu souvent employée. Ce sont les textes bibliques qui l’ont inspirée. Mais en guise d’introduction visuelle, nous pouvons regarder ce très beau tableau de Cranach représentant Luther prêchant. On y voit Luther désigner du doigt le crucifix. Ceci montre bien que toute la prédication de Luther est toujours recentrée sur Jésus-Christ et sur son œuvre. Dans tout ce que nous allons dire sur la justification par la foi, même sur les outrances qu’on mettra dans la formulation de la justification par la foi, il faut se souvenir de l’intention de Luther qui était de prêcher Jésus-Christ, et Jésus-Christ seul.

Je vais citer surtout deux références bibliques. La première est l’Épître aux Éphésiens. C’est un des textes qui a été cité par la Déclaration et dont un verset a été gravé sur la médaille commémorative de l’événement. Ce texte est tout à fait fondamental :

Mais Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts à cause de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ. C’est par grâce que vous êtes sauvés. Avec Lui, Il nous a ressuscités et fait asseoir dans les cieux en Jésus-Christ. Ainsi par sa bonté pour nous en Jésus-Christ, Il a voulu montrer dans les siècles à venir l’incomparable richesse de sa grâce. C’est par la grâce en effet que vous êtes sauvés par le moyen de la foi. Vous n’y êtes pour rien. C’est le don de Dieu. Il ne vient pas des œuvres afin que nul n’en tire d’orgueil car c’est Lui qui nous a faits. Nous avons été créés en Jésus-Christ pour les œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance afin que nous nous y engagions. (Ep 2, 4-10)

Tout est dit ici, et il y a un équilibre. L’on verra qu’au cours de la polémique entre luthériens et catholiques au XVIe siècle, cet équilibre va se rompre ; on parlera de la justification par la foi et ensuite, on aura peur de parler des bonnes œuvres, alors que pourtant ni Luther ni Mélanchthon à leurs débuts n’avaient peur d’en parler. Mais, pendant les trente ans qui ont préparé le texte signé à Augsbourg le 31 octobre dernier, cette question va planer sur toutes les discussions entre catholiques et luthériens : le problème de la transformation opérée par la grâce dans l’être humain. C’est là la grande question. Et on aura tellement peur, du côté luthérien, de ressusciter la notion de mérites en parlant de la transformation de l’homme et des œuvres de justice qu’il peut accomplir et qui peuvent plaire à Dieu, qu’on hésitera à employer le terme de transformation, et que de plus en plus, on parlera de péché caché, comme couvert, par la justice de Dieu. Mais évidemment on peut se demander ce que signifie le maintien du péché, et c’est là le gros débat : l’homme est en même temps juste et pécheur (simul justus et peccator), mais pécheur en quel sens ? C’est une question qu’à juste titre nous posera l’Église catholique romaine.

Un autre texte est très important pour la vie de Luther, dans son expérience religieuse, c’est l’Épître aux Romains. Luther avait été désigné et choisi par ses supérieurs qui l’estimaient beaucoup en tant que moine, pour enseigner ; ils l’avaient ordonné prêtre rapidement, et ils lui avaient demandé de passer son doctorat en théologie pour former les futurs prêtres et les futurs moines. Luther avait donc préparé un cours sur l’Épître aux Romains et c’est dans la préparation de ce cours, étant docteur en théologie donc, qu’il avait eu son illumination. C’est ce qu’on appelle le fameux événement de la tour, qu’on ne sait pas trop bien situer, mais qui date vraisemblablement d’avant 1517. Car l’idée de la justice par la foi n’est pas quelque chose qui serait venu tardivement, comme on l’a enseigné quelquefois, et par laquelle Luther se serait laissé de plus en plus emporter. Non, cette idée a présidé à toute la Réforme et en a certainement été l’une des causes, et non la conséquence, à cause non pas de la révolte de Luther, mais de son désir de recentrer la doctrine des indulgences.

Car au départ, Luther n’était pas contre les indulgences. Je voudrais rappeler le titre des 95 thèses de Luther - parce que là encore certains protestants ont la mémoire courte, comme aussi des catholiques d’ailleurs - “ Les 95 thèses du docteur Martin Luther, destinées à prouver la vertu des indulgences ”. Ces thèses sont rédigées en latin et non pas en allemand, ce qui montre bien que Luther voulait placer le débat au niveau théologique, universitaire. De plus, une des thèses dit la chose suivante : “ si quelqu’un parle contre l’indulgence du pape, qu’il soit anathème ”. C’est bien une des 95 thèses, et on l’oublie trop.

Ce que Luther remet en cause, c’est l’abus de l’utilisation des indulgences, surtout leur achat, la confusion savamment entretenue selon laquelle on obtenait son pardon par l’achat d’indulgences, de même que par les satisfactions de la pénitence. Le pardon n’était plus gratuit, en quelque sorte. Et comme sur cette question le magistère ecclésiastique de l’époque n’était pas très fixé, il ne faut pas s’étonner que le Cardinal Cajetan ait été fort embarrassé quand il a rencontré Luther à Augsbourg (dans ce même cloître Sainte-Anne où a été signée la Déclaration), et que le cardinal ait fait dévier la conversation sur l’autorité de l’Église. Entre temps, on s’était dépêché de faire prendre, à Rome, une position officielle sur les indulgences, une position qui n’était pas vraiment la position du pape mais la position de l’un de ses théologiens ; mais comme il s’agissait d’un des théologiens proches du pape, elle avait valeur d’autorité.

Elle s’est trouvée en totale contradiction avec ce que Paul VI écrira plus tard, fort heureusement, en 1967, dans un très beau texte sur les indulgences qui met bien les choses au point, texte sur lequel un luthérien n’a absolument rien à redire. Ce n’est peut-être pas notre langage théologique, mais si ce texte-là avait existé au temps de Luther, le débat aurait été clos, absolument clos. Mais, il n’existait pas, et on voulait continuer à vendre les indulgences. On a essayé de couvrir cela de l’autorité ecclésiastique, de l’infaillibilité de l’Église -qui n’était pourtant pas encore proclamée-, et au bout de quelques mois, on ne parlait plus des indulgences, mais uniquement de l’Église et des moyens de salut. Et c’est comme cela que la question de la justification par la foi est venue au premier plan. Mais je le répète, ce n’est pas au départ la cause première de la Réforme, elle est indirecte dans la mesure où Luther a eu le sentiment que l’achat des indulgences remettait en cause la gratuité du salut de Dieu et obscurcissait en quelque sorte les mérites de Jésus-Christ, qui seuls nous obtiennent le salut, et non pas nos propres mérites.

La conversion de Luther, l’événement de la tour, vient de sa réflexion sur Romains 1, versets 16 et 17 :

Car je n’ai pas honte de l’évangile : il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif d’abord puis du Grec. C’est en lui en effet que la justice de Dieu est révélée, par la foi et pour la foi, selon qu’il est écrit : “ celui qui est juste par la foi vivra ”.

Le texte grec présente une difficulté : la traduction du “par la foi” et “pour la foi”. Luther l’a comprise comme étant la justice, non pas la justice avec laquelle Dieu juge, mais la justice que Dieu donne, la justice que Dieu infuse. La justice est donc un don gratuit de Dieu. Luther ira même jusqu’à dire qu’il a eu à ce moment-là une sorte de vision mystique de l’Écriture, avec les lettres de la Bible faisant une ronde autour de ce texte pour venir le saluer car il était le centre de l’Écriture, le centre de la foi chrétienne. Donc c’est à partir de là que l’on parlera de justice infusée, non pas que Luther ait nié la justice distributive (Luther ne nie pas le Jugement Dernier), mais il dit que Dieu a aussi une autre forme de justice, celle qu’il révèle dans l’Évangile à celui qui croit, et non seulement Il la révèle à son intelligence, mais Il la lui donne et Il le rend juste. C’est cela la justice infusée.

L’autre grand passage de l’Épitre aux Romains, c’est Rm 3 qu’on devrait lire souvent car c’est la base de notre question, à partir du verset 21 :

Mais maintenant indépendamment de la Loi, la justice de Dieu a été manifestée, la Loi et les prophètes lui rendent témoignage, c’est la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ pour tous ceux qui croient, car il n’y a pas de différences, tous ont péché, sont privés de la gloire de Dieu, mais sont gratuitement justifiés par sa grâce en vertu de la délivrance accomplie en Jésus-Christ. C’est lui que Dieu a destiné à servir d’expiation par son sang par le moyen de la foi pour montrer ce qui était sa justice, du fait qu’il avait laissé impunis les péchés d’autrefois au temps de sa patience. Il montre donc sa justice dans le temps présent afin d’être juste et de justifier celui qui vit de la foi en Jésus. Y a-t-il donc lieu de s’enorgueillir ? C’est exclus. Au nom de quoi, des œuvres ? Nullement, mais au nom de la foi. Nous estimons en effet que l’homme est justifié par la foi indépendamment des œuvres de la Loi. Ou alors Dieu serait-il seulement le Dieu des Juifs ? N’est-il pas aussi le Dieu des païens ? Si, il est aussi le Dieu des païens, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu qui va justifier les circoncis par la foi, et les incirconcis par la foi. Enlevons-nous par la foi toute valeur à la Loi ? Bien au contraire, nous confirmons la Loi.

Ceci est très important : en effet, Luther va devoir se battre non seulement contre un certain conservatisme romain de l’époque, et aussi contre un refus de dialogue, et il va se battre de même contre ce qu’on appelle les antinomistes. Le nom vient du grec nomos, la loi. Les antinomistes sont contre la loi. Du fait de la doctrine de la justification par la foi, et du fait de la critique des bonnes œuvres comme méritoires et nécessaires pour notre salut, ils vont déclarer que la loi est inutile et que, à la limite, le chrétien n’a qu’à écouter le Saint-Esprit en lui, sans aucune référence à la loi, , ni reférence à l’Église. Il n’y aurait plus besoin de ministère, plus besoin d’Église, puisque nous sommes tous sauvés ; nous sommes tous justifiés, nous avons le Christ en nous, donc nous n’avons plus besoin d’autres intermédiaires. Et certains bien sûr iront même encore plus loin.

Luther réagira très vigoureusement contre les antinomistes, qu’on appellera aussi les “schwärmer”, les illuminés, les prophètes célestes. Il aura des écrits aussi sévères contre eux que contre le Pape, ce qui n’est pas peu dire. Et même d’une certaine façon le Pape sera en réalité plus ménagé, parce que les attaques contre lui étaient très ponctuelles, et tellement outrancières qu’il fallait en fait savoir les lire au deuxième degré. Tandis que dans le cas des prophètes célestes et des antinomistes, il s’agit vraiment d’une opposition de fond. En cela, Luther et Mélanchthon seront tout à fait dans la ligne de saint Paul : le maintien de la Loi, la Loi comme étant la charte du sauvé, la Loi comme étant le moyen de rendre grâce à Dieu, de remercier Dieu. On obéit à la Loi non pas pour être sauvé, mais parce qu’on est sauvé. D’où l’importance de la Loi comme moyen d’action de grâces.

Luther se querellera aussi avec les calvinistes sur la question de la Loi, plus particulièrement du troisième usage de la Loi. Classiquement, le premier usage de la Loi est l’usage civil ou civique, qui peut concerner aussi bien les croyants que les non-croyants, et la considère comme une règle morale de vie en société. Le deuxième usage est l’usage pédagogique qui me fait prendre conscience de mon péché. C’est la Loi qui me révèle mon péché, parce que le commandement m’indique la volonté de Dieu et, face au commandement, je vois que je suis pécheur, que je transgresse la Loi. Enfin le troisième usage est l’usage normatif, qui est la charte de vie du sauvé. C’est la norme, c’est ce qui montre que l’on est chrétien. Les réformés, les calvinistes vont privilégier dans leur piété ce troisième usage de la Loi, ce qui évidemment va donner au calvinisme ce côté un peu puritain qu’on lui connaît, qu’il n’a plus guère aujourd’hui.

Les Luthériens refuseront d’accorder au troisième usage de la Loi la même importance que les Réformés, non pas à cause de ces questions de dureté ou de non dureté. Ils vont privilégier l’usage pédagogique parce qu’ils redouteront le retour de la théologie des bonnes œuvres et des mérites. Car c’est là une obsession chez Luther et ses successeurs : le retour de la notion de mérites et de bonnes œuvres, de bonnes œuvres méritoires, c’est-à-dire qui nous obtiennent le salut.

Je livre aussi, parce que c’est à l’arrière fond de la discussion et du contentieux entre Rome et les Luthériens sur cette question de la justification par la foi, la difficile interprétation de Romains 7 à partir du verset 15 :

Je ne comprends rien à ce que je fais ; ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais je le fais ; or si ce que je ne veux pas, je le fais, je suis d’accord avec la Loi et reconnais qu’elle est bonne. Ce n’est donc pas moi qui agis mais le péché qui habite en moi, car je sais qu’en moi, je veux dire dans ma chair, le bien n’habite pas. Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas, et que le mal que je ne veux pas, je le fais.

Toute la question est de savoir de quel homme parle saint Paul. Est-ce qu’il parle du chrétien justifié ou du chrétien avant la justification ? La grande majorité des exégèses anciennes, aussi bien de l’Église occidentale qu’orientale, et une majorité de modernes aussi, y voit la description de la vie chrétienne. Et Luther bien entendu en fera partie, de même que de nombreux commentateurs catholiques qui n’ont jamais été excommuniés pour cela. Alors qu’aujourd’hui beaucoup d’exégètes modernes remettent cette interprétation en cause, en se basant sur le verset 15, et pensent que ce n’est pas l’homme justifié qui est ainsi décrit par saint Paul, mais plutôt l’homme avant la justification par Christ, c’est-à-dire l’homme tel qu’était lui-même saint Paul, le Juif qui ne connaissait Dieu que par la Loi et qui ignorait le salut gratuit en Jésus-Christ. Je pencherais plutôt vers cette dernière interprétation. Deux commentateurs luthériens modernes, deux commentateurs protestants, y ont apporté leur caution : Oscar Cullmann pour les Luthériens, et Franz Leenart pour les réformés, dans leur grand commentaire de l’Épitre aux Romains.

Cela aiderait à faire justice du simul justus et peccator dont nous parlions tout à l’heure. Et cela explique cependant pourquoi Luther, s’en tenant à l’interprétation traditionnelle, ait pu parler du chrétien “ en même temps juste et pécheur ”.

Mélanchthon et la Confession d’Augsbourg

La Confession d’Augsbourg va formaliser cette doctrine, mais dans un premier temps, elle va le faire très brièvement. Je rappelle que la Confession d’Augsbourg a en réalité manqué son but. C’était un document demandé aux Luthériens par l’empereur Charles Quint, pour qu’ils expliquent leurs différends avec Rome, et ceci dans un but d’unification, dans un but d’accord. La visée de la Confession d’Augsbourg était bien œcuménique, en vue d’un retour à l’unité. C’est une des raisons qui a fait désigner Mélanchthon pour rédiger le texte, car il était parmi les théologiens, à la fois le plus savant et le plus modéré dans son expression verbale. De plus Luther, étant mis au ban de l’empire, n’avait pas le droit de se présenter à la Diète d’Augsbourg. Il valait mieux que le texte y soit défendu par son auteur plutôt que par quelqu’un d’autre.

Mélanchthon va prendre soin de présenter au début de la Confession d’Augsbourg, qui viendra donc comme une suite, 1) le symbole des apôtres, 2) le symbole de Nicée-Constantinople, 3) le symbole d’Athanase. Ceci pour bien montrer qu’il ne s’agissait pas de fonder une nouvelle Église, et encore moins une secte.

Sur la justification, l’article est extrêmement court. J’insiste sur sa brièveté, on va voir pourquoi. Il tient en quelques lignes :

De même, nos Églises enseignent que les hommes ne peuvent être justifiés devant Dieu par leurs propres forces, mérites ou œuvres, mais qu’ils sont justifiés gratuitement à cause du Christ par la foi lorsqu’ils croient qu’ils sont reçus en grâce et que leurs péchés leur sont remis à cause du Christ qui, par sa mort, a satisfait pour nos péchés. C’est cette foi que Dieu compte comme justice devant lui.

Il emploie l’expression ‘a satisfait pour nos péchés’, ce qui montre bien l’ambiguïté qui existait à l’époque à propos de la satisfaction. Il est bien clair qu’aujourd’hui, dans la Confession, la satisfaction que l’on peut demander à un pénitent ne rajoute rien au pardon ; le pardon est déjà entièrement donné. Il s’agit de réfléchir sur la pénitence et sur la peine temporelle du péché, mais à l’époque de Luther, tout était mélangé et les satisfactions étaient considérées aussi comme méritoires.

Il est vraiment très court, cet article sur la justification et il se trouve dans la première partie de la Confession d’Augsbourg, celle que Mélanchthon considère comme n’étant pas en discussion avec les théologiens catholiques. C’est cela qui est curieux.

Dans une deuxième partie, Mélanchthon parle des abus, or il n’a pas placé la doctrine de la justification parmi les abus, ce qui veut dire implicitement qu’il considère que tout un courant de la théologie catholique va dans son sens, et que en fait les hérétiques sont les Tätzel [1] et autres vendeurs d’indulgences et les théologiens du Vatican de l’époque. Ils ne sont pas dans la tradition catholique. C’est donc pour cela qu’il a placé l’article sur la justification dans la première partie de la Confession d’Augsbourg. Et il termine cette première partie en disant :

Tel est à peu près l’essentiel de la doctrine que l’on prêche et enseigne dans nos Églises pour une véritable instruction chrétienne et pour la consolation des consciences, et aussi pour l’amendement des fidèles. Nous n’avons pas voulu exposer nos âmes et consciences au plus grand des dangers devant Dieu en abusant du nom et de la parole de Dieu, nous n’avons pas non plus voulu donner ou transmettre à nos enfants et à notre postérité une autre doctrine que celle qui est conforme à la pure parole de Dieu et à la vérité chrétienne. Si donc cette doctrine est clairement fondée sur l’Écriture sainte, si en outre elle n’est pas en contradiction ni en opposition avec l’Église Chrétienne Universelle, pas même avec l’Église romaine, pour autant qu’on peut la reconnaître par les écrits des Pères, nous estimons que nos adversaires ne peuvent pas être en désaccord avec nous quant aux articles ci-dessus.

Mélanchthon fait là une référence aux Pères de l’Église -c’était un grand connaisseur des Pères de l’Église, un très bon latiniste, un très bon helléniste, bien supérieur à Luther dans ce domaine. Dans la Réforme, Calvin sera aussi un grand connaisseur de la patristique. (On est frappé de voir, par exemple, dans l’Institution de la religion chrétienne le nombre de références aux Pères de l’Église). La connaissance que Calvin avait des Pères de l’Église est encore attestée par le fait qu’il a mis en difficulté plus d’un de ses contradicteurs catholiques de l’époque. Quand Mélanchthon dit ‘nous sommes d’accord avec l’Église Universelle et même avec l’Église Romaine’ (donc un petit distinguo), il essaie de circonscrire le danger : il y a d’une part l’Église universelle et d’autre part, à Rome, des gens qui entourent mal le Pape ; et de là on conclura que le Pape lui-même est déviant. Pour lui, il s’agit d’une affaire purement romaine, il essaie de la circonscrire à Rome, et il appelle au secours les Pères de l’Église. Mais il n’a pas conscience en tout cas que la justification, telle qu’elle est exposée là, est en contradiction avec ce qui vient d’être dit, avec l’ensemble de l’Église.

Mélanchthon va décrire des abus, et voici ce qu’il classe dans les abus : le problème de la communion sous une seule espèce, l’interdiction du mariage des prêtres, la conception sacrificielle (au sens du Moyen-Age) de la messe (là aussi il y aurait beaucoup à dire, parce que ce n’est pas la messe elle-même qui est remise en cause), la distinction des aliments, les vœux monastiques, le pouvoir de l’Église (une certaine forme de pouvoir de l’Église), et le pouvoir des évêques.

On remarquera que le Pape n’est pas cité une seule fois dans les abus. Il est vrai qu’on peut lire, à propos du pouvoir des évêques, qu’il est demandé aux évêques de s’occuper de l’instruction de leurs fidèles, de ne pas se ruiner dans des guerres dispendieuses, de ne pas être des hommes politiques, etc.. mais le mot Pape n’est pas prononcé. Luther l’a regretté, mais Mélanchthon n’a pas cédé. Luther ne visait pas tellement Léon X, il pensait à Jules II, qui était sa bête noire, car il résumait pour lui tous les maux de la terre : c’était l’homme de la guerre, le grand seigneur brillant, etc. Reconnaissons que c’était un pape un peu curieux. Je ne le connais pas spécialement, mais je me suis intéressé au règne de Louis XII, et quand on s’intéresse à Louis XII, on rencontre quelque part Jules II. Le moins que l’on puisse dire c’est que, sur le plan par exemple purement politique de la loyauté vis-à-vis de ses partenaires, c’était un personnage horrible, sans paroles, et menteur de surcroît ; le personnage chargeait à la tête de ses troupes, et on devine l’effet que cela pouvait faire sur certains religieux très pieux qui n’imaginaient pas le chef de l’Église en armure et criant ‘en avant’.

L’Apologie

L’empereur Charles Quint va immédiatement demander aux théologiens romains qui étaient là de répondre à la Confession d’Augsbourg et c’est ce qui va donner la Confutatio qui sera rédigée très rapidement, en moins de deux mois puisque la Confession d’Augsbourg sera présentée en juin 1530 et que c’est au mois d’août que les adversaires de Mélanchthon vont produire leur papier.

Ce document sera un total refus de discussion, le contre-pied systématique de tout ce qui est dit dans la Confession d’Augsbourg. Ce sera une grosse déception du côté des partisans de Mélanchthon, d’autant que l’empereur Charles Quint a eu à ce moment là une position assez rigide, du moins officiellement, sur la question luthérienne, en disant en gros : ‘il a été répondu à vos arguments, maintenant vous vous conformerez à la Confutatio’, ce à quoi le Luthériens vont dire : ‘il n’a été répondu à rien du tout’. L’empereur va dire : ‘si on a répondu’. Alors pour prouver qu’on n’avait pas répondu, Mélanchthon va rédiger l’Apologie de la Confession d’Augsbourg.

Ce qui est intéressant dans cette Apologie, texte difficile, c’est que le passage sur la justification par la foi, qui faisait un tout petit article dans la Confession d’Augsbourg, fait un tiers de l’Apologie ! L’ouvrage date de 1531, et il sera adopté en 1536 comme le livre qui fera autorité dans les Églises qui se réclameront de la réforme luthérienne.

C’est un texte qui durcit vraiment les positions. Au paragraphe 98 par exemple, Mélanchthon entre dans toute une discussion et attaque la scholastique de front. Alors que la Confession d’Augsbourg était un document très irénique, qui cherchait à faire la paix, l’Apologie est le contraire. Comme la Confutatio, c’est la démolition en règle de celui qui est en face, quitte quelquefois à tordre un peu le sens, comme les autres l’avaient fait aussi d’ailleurs. La vérité historique oblige à dire que ce n’est pas Mélanchthon qui a commencé. Quand on lit la Confession d’Augsbourg, c’est un texte très irénique, je le répète. Mais en revanche, l’Apologie, sur la question de la justification, n’est pas irénique du tout et offre même une lecture méchante et faussée des positions de la scholastique.

Les scholastiques distinguaient différentes formes de mérites qui sont caricaturés par l’Apologie, et soutenir que saint Thomas d’Aquin était semi-pélagien n’est pas admissible ! Avec ce distinguo subtil sur les mérites (il y en a plusieurs pages), on voit que les positions se sont durcies. C’est grave parce que non seulement on ne comprend plus ce que dit l’autre, mais on ne veut plus le comprendre. Et de fait on ne se comprend plus, de part et d’autre. Cela nous montre à quel point déjà, dès 1531, le mot “ mérite ” était piégé. Quand on prononce le mot “ mérite ” à une oreille protestante, elle y entend une atteinte à la gratuité du salut. C’est pareil pour le mot “ indulgence ”. J’ai vu l’effet produit quand le Pape a rédigé la bulle d’indiction pour le Jubilé : on se serait cru revenu au XVIe siècle, à la vue des réactions de certaines de mes ouailles, sans parler des réformés, ou même de certains catholiques !

Les Articles de Smalkalde

A titre d’exemple de durcissement, j’arrive aux Articles de Smalkalde en 1536. Durant cette période, des papes ont quand même compris la gravité de la question et ont voulu la traiter autrement que par la menace du bûcher. Je pense en particulier à Paul III qui voulait convoquer un concile à Mantoue. Finalement cela ne se fera pas, et c’est le concile de Trente qui se réunira, mais il y a eu quand même une volonté. Et le pape Adrien a, lui aussi, voulu traiter les choses correctement et a reconnu les erreurs de l’Église. Nous avons quand même eu là deux grands papes qui ont pris la mesure de la chose, malheureusement leurs règnes furent trop courts, ils n’ont pas pu aller jusqu’au bout et traiter la question, alors qu’il était encore temps de la traiter sans bavure. Car les gens qui vivaient à ce moment-là n’avaient pas du tout le sentiment que tout était dit, qu’il y avait d’un côté les protestants et de l’autre côté les catholiques. On pensait encore à une unité possible, on y a cru pendant de nombreuses années, même si le ton s’est durci.

Les Articles de Smalkalde ont été écrits par Luther en vue du concile. Je trouve dommage d’ailleurs que ce soit Luther qui les ait écrits. Il affirmait les choses de telle façon qu’elles ne pouvaient pas être discutées. Sur la justification, voilà donc un exemple de durcissement, à l’article 13, paragraphe 456 dans la grande édition :

A ce que j’ai enseigné à ce sujet, jusqu’ici et sans relâche, je ne saurais apporter aucun changement, à savoir que par la foi, comme dit saint Pierre, nous recevons un autre cœur, un cœur nouveau, un cœur pur, et que Dieu entend nous tenir, et nous tient pour entièrement justes et saints à cause du Christ, notre médiateur ; bien que dans la chair le péché ne soit pas encore complètement retranché, Dieu ne veut pas en tenir compte, ni s’en souvenir.

Et là on entre dans le cœur du débat. Le fossé va aller en se creusant : avec des soucis différents de part et d’autre, on dira quand même la même chose, mais on va s’enferrer dans des oppositions, surtout de mots. Luther veut insister sur le caractère pécheur du justifié pour montrer qu’il ne mérite rien jusqu’au bout, et à cela on lui objecte, du côté catholique, et non sans raison : qu’est ce que vous faites de la grâce qui transforme l’homme et qui lui permet, parce qu’il est transformé par cette grâce, de coopérer à son salut ?

Quand Luther entend coopération, il pense tout de suite au libre arbitre qui serait resté indemne du péché originel. Évidemment, en bon augustinien, il dit : non. Mais ce n’est pas de cela qu’on lui parle ; on lui parle de la grâce qui transforme. C’est là que le bât blesse, et c’est là que dans la Déclaration commune sur la justification par la foi, quand on va en arriver au chapitre du simul justus et peccator, on va être extrêmement ennuyé parce que en fait on dit la même chose, mais avec un souci tellement différent qu’on peut croire qu’on dit le contraire. Le souci des Luthériens c’est que le chrétien ne s’enorgueillisse pas de son salut et rapporte tout à Jésus-Christ, et sur ce point un catholique ne peut être que d’accord. Le souci des catholiques c’est que l’on n’oublie pas que la grâce transforme l’homme pécheur, et ceci par le moyen des sacrements entre autres, et sur ce point un luthérien ne peut être que d’accord aussi. Luther s’est battu pour les sacrements contre les anabaptistes, les symbolistes zwingliens, etc.

Si Luther tenait tant à ce qu’on croit que le corps et le sang du Christ étaient réellement présents dans l’Eucharistie, c’est parce qu’il croyait en leur efficacité, car si ils étaient là pour rien, pourquoi aurait-il tant tenu à cette présence réelle ? Mais dans les Articles de Smalkade, le durcissement dans l’expression de ce qu’est la justification par la foi se poursuit. Le péché est là, mais Dieu n’en tient plus compte, ou ne s’en souvient plus ; plus tard, on parlera de justice de Dieu qui recouvre le péché de l’homme comme d’un vêtement, qui recouvre quelque chose de sale, de vilain. Ceci heurte une conception de la grâce qui transforme et qui permet à l’homme d’accepter. Dieu ne peut pas nous sauver sans nous. Cela, Luther le savait aussi, seulement les objectifs étaient différents. La Formule de concorde de 1580, qui est le dernier des livres symboliques luthériens, va elle aussi durcir la doctrine de la justification par la foi.

On lit dans la Solida declaratio, au chapitre 3 de la justice de la foi, paragraphe 2-990 :

Quand nous enseignons que nous sommes régénérés, justifiés par l’opération du Saint-Esprit, nous ne voulons pas dire qu’il n’existe plus aucune injustice dans l’âme et la vie de ceux qui ont été justifiés ou régénérés. Nous voulons affirmer par là que le Christ couvre de son obéissance parfaite tous les péchés encore implantés dans la nature même de l’homme en cette vie.

C’est là qu’il y a un problème dans l’expression : il parle de couverture, mais on ne dit pas que les péchés sont partis, non pas parce qu’on remet en cause l’action du baptême - Luther savait ce qui se passait dans le baptême, comme dans l’Eucharistie, la prédication, ou la pénitence, puisqu’elle fut conservée longtemps comme troisième sacrement, - mais on a peur que le chrétien se croie sans péché. D’où l’affirmation du simul justus et peccator, et l’incompréhension de la notion de concupiscence telle qu’on l’enseigne dans la doctrine catholique. Alors que si on se réfère à un texte de Luther de 1521, à un écrit contre un nommé Latomus, Luther fera une différence entre le péché du baptisé et le péché du non-baptisé. On est à deux doigts de la notion de concupiscence : il dira que le péché du non baptisé est de l’ordre du peccatum regnans (péché qui domine) et que le péché du baptisé c’est du peccatum regnatum (péché dominé). Donc il fait un distinguo. Cela a pu être rappelé dans notre discussion et le cardinal Ratzinger a accepté cette vision des choses comme étant conforme à la doctrine catholique.

Il ne faut pas s’étonner que le concile de Trente n’ait pas été reçu du côté protestant, alors qu’il avait répondu à mon avis très clairement à la question posée par Luther sur la question du salut par la grâce seule. Le concile de Trente vouait même à l’anathème quiconque enseignait le contraire. Mais il y avait la coopération, il y avait la notion de mérite, la notion de récompense ; on ne voulait pas voir, du côté luthérien, que Dieu récompensait ses propres dons.

Tous ces mots étaient piégés. Et au fond les Luthériens avaient le sentiment que ce que l’Église catholique avait concédé d’une main avec son article 1 de ses 31 ou 33 articles sur la justification par la foi, elle le reprenait ensuite dans tout ce qui suivait. Alors que quand on lit attentivement le texte, ce n’est pas le cas. Et je me réfère pour cela à un ouvrage paru en 1989, ouvrage luthéro-catholique auquel a collaboré le cardinal Ratzinger, sur les anathèmes du concile de Trente. Et déjà en 1989, la conclusion était de dire que les anathèmes du concile de Trente ne s’appliquaient pas aux Luthériens d’aujourd’hui, et que bien souvent le concile de Trente avait condamné des positions outrancières du luthéranisme qu’on avait bien du mal à retrouver telles quelles dans les livres symboliques luthériens.

Cela fait trente ans qu’on travaille sur l’accord d’Augsbourg, mais dès 1989 on voyait la possibilité de le signer. Cela ne signifiait pas que le concile de Trente s’était trompé ou que les Réformateurs s’étaient trompés, cela équivalait à reconnaître qu’au fond on n’avait plus parlé le même langage, on ne s’était plus entendu, on ne s’était plus compris ; et ce qui avait été condamné était absolument condamnable, mais l’autre ne le disait pas. Les condamnations anciennes ne concernent plus le partenaire d’aujourd’hui qui a signé la Déclaration commune.

Quand on pense alors que toutes les autres questions séparatrices entre luthériens et catholiques dépendent de la justification -on pourra en discuter-, il est permis d’espérer que les autres questions devraient se régler. Il faut saluer des deux côtés ce travail réel, qui est l’œuvre de l’Esprit-Saint.

Dans l’Apologie de la Confession d’Augsbourg, un texte qui comme je l’ai dit est agressif, quand Mélanchthon parle des ordinations et répond à l’accusation qui lui est faite par les théologiens du pape de pratiquer des ordinations invalides parce qu’elles ne sont pas faites par des évêques, il explique pourquoi il fait cela : ‘nous avons des pasteurs mais si on vous les envoie, vous les ferez brûler, et nous nous avons besoin de pasteurs pour enseigner nos fidèles, donc nous sommes obligés de les ordonner nous-mêmes. Il finit par affirmer cependant : ‘mais de toute manière, si les évêques prêchaient l’Évangile, c’est à dire la justification par la foi, les Luthériens reviendraient à l’ordre ancien. Cela inclut aussi, bien évidemment, le Pape. Et je rappelle que Mélanchthon, avec un autre théologien, quand il s’est agi de signer les Articles de Smalkalde en 1536, devant être envoyés au fameux concile de Mantoue, fera une réserve à propos justement du Pape en disant ceci :

Moi, Philippe Mélanchthon, je reconnais comme pieux et chrétiens les articles ci-dessus ; en ce qui concerne le pontife, voici mon avis : s’il admettait l’Évangile et dans le souci de la paix, de la sérénité de tous les chrétiens soumis à son autorité dans le présent et dans l’avenir, nous mêmes pourrions de droit humain lui concéder une supériorité sur les évêques, que d’ailleurs il détient.

Le droit humain est sûrement un peu incomplet, mais il faut se replonger dans le contexte de l’époque où tout de même le Pape apparaît à ce moment là, en 1536, comme le plus grand adversaire de l’Évangile. Luther dira même que c’est l’Anté-Christ. Qu’un homme du camp de Luther, et même son bras droit, écrive cela, dans un texte qui va être envoyé à un concile, c’est énorme !

Ce qui est dommage, c’est que quelques mois plus tard, Mélanchthon, quand il écrira son traité sur la primauté du Pape, ne dira plus un mot de tout cela, il ne reprendra plus l’idée, ce qui montre que la papauté était ‘grillée’ aux yeux des évangéliques dès ce moment, et que Mélanchthon s’est trouvé tellement isolé qu’il n’a pas donné suite à sa suscription.

Vicissitudes d’un accord

Le récent texte de l’accord d’Augsbourg a été publié dans la Documentation catholique, ainsi que dans notre revue Position luthérienne ; il existe, aux Éditions du Cerf, une autre édition du texte avec une préface de Mgr Joseph Doré, archevêque de Strasbourg et de Marc Lienhard, président du directoire de l’Église de la Confession d’Augsbourg d’Alsace-Lorraine. La conférence des évêques catholiques du Canada, et l’Église évangélique luthérienne du Canada ont publié un petit document à l’intention des congrégations et des paroisses, qui explique le texte et essaye de le mettre à la portée des gens quand ce n’est pas vraiment facile.

Le texte aurait dû être signé un an plus tôt et il a été retardé dans sa signature parce que l’Église catholique a demandé des éclaircissements. Dans la demande d’éclaircissements, je commence tout de suite par celle qui ne tenait pas -en un mois de temps, la question a d’ailleurs été réglée- on nous contestait la valeur de la signature de la fédération luthérienne mondiale face à la signature du Vatican. J’ai fait partie de ceux qui ont protesté énergiquement contre cela en disant que c’était quand même se moquer du monde : on ne discute pas pendant trente ans avec quelqu’un pour lui demander à la fin ce que vaut sa signature ! Qui plus est, il était facile de savoir que la Fédération avait consulté l’ensemble de ses 125 ou 126 Églises, et que 122 avaient répondu Oui. Nous demander alors la valeur de notre signature n’était vraiment pas une chose à faire. Évidemment, c’est ce qui a été monté en épingle par certains protestants. Un mois plus tard, le cardinal Ratzinger dans une interview à un journal allemand de Francfort a mis les choses au point et le cardinal Cassidy, Préfet pour la congrégation de l’unité des chrétiens, a écrit une lettre pour dire que ce n’était pas la question, qu’il fallait l’oublier, mais qu’il restait tout de même deux questions qui montraient bien qu’on avait peut être pas assez travaillé -je l’avais dit à l’époque, en tant que membre de la commission de théologie de mon Église- c’est la question du “ en même temps juste et pécheur ”, et la question de la coopération de l’homme au salut.

L’Église catholique ne s’estimait pas satisfaite, même par la formule du consensus différencié, et elle estimait que si les choses restaient en l’état, on ne pourrait pas lever les anathèmes du concile de Trente. J’ai donné raison à l’Église catholique sur ce point, parce que je pense qu’il fallait effectivement aller plus loin et que le souci du Cardinal Ratzinger était la défense des moyens de grâce. C’est très important.

Dans le protestantisme, on a trop intellectualisé un certain nombre de données théologiques, en particulier sur la justification par la foi. On a minimisé les sacrements. Par exemple, chez certains réformés, on en est à célébrer la Sainte Cène- quatre fois par an, une fois par mois dans le meilleur des cas ; on n’en éprouve pas le besoin, c’est tout dire. Cette pratique n’est pas sortie du néant, elle est sortie de certaines conceptions, trop intellectuelles, d’une justification par la foi devenue trop judiciaire, trop extérieure à l’homme ; on l’appelait même la justification forensique.

Les Annexes

Des annexes ont donc été publiées, qui en fait n’apportent pas d’éléments radicalement nouveaux par rapport au texte, mais qui explicitent tout de même ce que veut dire le simul justus et peccator, et ce que veut dire la concupiscence. Il était utile de l’expliquer parce que pour les catholiques, il n’était pas évident de comprendre cette formule de “ en même temps juste et pécheur ” et de même pour un protestant luthérien, il n’était pas évident non plus de savoir ce qu’est la concupiscence et en quoi elle diffère du péché ; quand on va se confesser au prêtre, il ne vous absout pas de votre concupiscence, il vous absout de vos péchés. C’est là que les Luthériens ne comprenaient plus.

Ces annexes étaient nécessaires car elles expliquent que ce sont des questions de mots, mais que finalement on veut dire les mêmes choses, et qu’il n’y a pas de risques d’utiliser ce texte pour combattre l’efficacité des sacrements ou nier leur pouvoir de transformation sur l’être humain ; il n’y a aucun risque possible. Sur la question de la coopération de l’homme à son salut, on a simplement repris des textes. Par exemple au grand C de l’annexe il est dit ceci (on a joint du saint Thomas à la formule de concorde. Il fallait le faire !), et je trouve que c’est bien :

“ La justification intervient seulement par grâce, par le seul moyen de la foi, la personne est justifiée indépendamment des œuvres, la grâce crée la foi non seulement quand la foi nait dans une personne, mais aussi longtemps que la foi dure ”.(St Thomas d’Aquin, Somme Théologique) L’œuvre de la grâce de Dieu n’exclut pas l’action humaine ; Dieu fait toute chose, le vouloir et le faire, c’est pourquoi nous sommes appelés à bien agir. Il suit de là que nous pouvons et devons coopérer par la vertu du Saint Esprit, dès que le Saint Esprit a commencé en nous son œuvre de régénération et de renouvellement par la parole et par les sacrements.

Il est heureux qu’on ait cité la Formule de concorde, car elle n’a pas toujours très bonne presse dans les milieux luthériens, parce qu’elle condamne les Catholiques, mais aussi les Réformés. Elle condamne les Réformés sur tout ce qui concerne la double prédestination et tout ce qui concerne l’efficace des sacrements et le réalisme sacramentel.

C’est important qu’on ait cité ici ce texte luthérien, même si toutes les églises luthériennes ne le reconnaissent pas comme livre symbolique - je fais partie d’une Église qui heureusement le reconnaît comme livre symbolique -, moins les condamnations sur les catholiques, bien entendu et les Réformés qui ont signé la Concorde de Leuenberg. (On considère qu’elles ne s’appliquent plus aux Catholiques d’aujourd’hui). Ce qu’il importait de dire, c’est que nous coopérons à notre salut dès que le Saint Esprit a commencé en nous son œuvre de régénération et de renouvellement par la parole et par les sacrements. Donc toutes les expressions de Luther sur l’homme qui serait purement passif devant l’agir de Dieu doivent se comprendre par rapport à l’homme brut, à l’homme du péché originel, l’homme non touché par la grâce ; mais une fois l’homme touché par la grâce, le Saint Esprit agit en lui par la prédication de la Parole et par les sacrements ; et à ce moment la nature humaine commence à être restaurée, et il peut y avoir alors une collaboration de l’homme à son salut ; Dieu ne veut pas nous sauver sans nous.

Les annexes font trois pages et elles ont réussi ce petit miracle que 1) ça a débloqué la situation du côté catholique 2) certains Luthériens allemands, qui ne voulaient pas signer parce qu’ils estimaient qu’on avait trahi Luther, ont fini par signer.Finalement, cette demande d’éclaircissements de l’Église catholique, qui sur le moment nous a un petit peu ennuyés, je l’avoue, a finalement permis un temps béni de réflexion.

Il ne faut pas que cette Déclaration commune luthéro-catholique sur la doctrine de la justification reste sur un rayonnage de bibliothèque, il faut que ce travail ait des conséquences, il faut qu’il soit connu. Je considère que ce texte n’est pas un aboutissement, c’est une étape vers d’autres choses. On ne peut pas en rester là. Maintenant on peut aller plus loin.

Pasteur Michel Viot, Pasteur Michel Viot, Président du Consistoire luthérien de Paris. Auteur de Chrétiens sans religion (1975) et de Ces Francs-Maçons qui croient en Dieu (1992).

[1] Moine dominicain, grand vendeur d’indulgences dans le Saint Empire Romain Germanique.

Réalisation : spyrit.net