Rechercher

L’amour peut-il se commander ?

Dom John Duchâteau, o.s.b.

L’amour de Dieu nous précède

Dans la Bible, l’amour de Dieu et du prochain fait l’objet d’un commandement que le Seigneur adresse à son peuple. Le cœur de la Loi donnée par Yahvé est une prescription : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. » [1] Au cours de la Cène, Jésus donne « un commandement nouveau » : « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. » [2] Ce double impératif est à la fois la source et le but de toute la morale de l’évangile : « Si vous m’aimez, dit Jésus, vous garderez mes commandements. […] Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime. » [3] La morale chrétienne est la conséquence d’une mystique : elle est la traduction en acte et en vérité d’un amour. En ce sens, nous ne pouvons être jugés que sur l’amour.

Dans son encyclique Dieu est amour, Benoît XVI affronte une question que l’on peut légitimement poser aux disciples du Christ : « l’amour peut-il se commander ? » [4]. Cette question est une critique implicite d’une morale fondée sur l’amour. En effet, l’homme fait l’expérience d’un amour qui s’impose à lui, qui n’est pas le fruit de sa volonté, un amour que les Grecs de l’Antiquité appelaient eros. Conjuguer le verbe aimer à l’impératif reviendrait à soumettre l’homme à une exigence qui lui est extérieure.

La Première Lettre de saint Jean apporte une réponse en sondant le mystère de Dieu : « Aimons, parce que [Dieu] lui-même nous a aimés le premier. » [5] L’amour de Dieu précède notre amour de toute éternité. Il le précède absolument, car « Dieu est amour. » [6] Il le précède sans condition, sans mérite de notre part : « la preuve que Dieu nous aime, précise saint Paul, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous. » [7] La venue du Verbe parmi nous révèle l’amour infiniment prévenant de Dieu, comme le montre saint Jean :

En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. En ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés. [8]

L’amour auquel nous sommes appelés est donc une réponse à l’initiative de Dieu. Il naît d’un amour qui était avant lui.

Le premier [Dieu] nous a aimés, écrit Benoît XVI, et il continue à nous aimer le premier ; c’est pourquoi, nous aussi, nous pouvons répondre par l’amour. Dieu ne nous prescrit pas un sentiment que nous ne pouvons pas susciter en nous-même. Il nous aime, il nous fait voir son amour et nous pouvons l’éprouver, et à partir de cet « amour premier de Dieu », en réponse, l’amour peut aussi jaillir en nous. [9]

Dans son traité sur L’Amour de Dieu, saint Bernard décrit l’expérience de l’homme qui découvre en lui une grandeur qui ne vient pas de lui. Plus l’homme progresse dans la connaissance de lui-même et dans la connaissance de Dieu, plus il prend conscience de la « dette d’amour » [10] qu’il a envers son créateur et son sauveur :

La raison et la justice naturelle incitent à se livrer entièrement à celui de qui on tient tout ce qu’on est, et insistent sur le devoir de l’aimer de tout soi-même. Mais vraiment la foi me prescrit d’autant plus l’obligation de l’aimer que je comprends mieux qu’il mérite d’être estimé plus que moi-même, car je considère que non seulement il m’a donné à moi-même, mais en plus, il s’est donné aussi lui-même. [11]

L’amour reconnaissant de l’homme répond à l’amour prévenant de Dieu. Ainsi, l’homme découvre que sa capacité d’aimer est elle-même un don, et que Dieu en est à la fois l’origine et le terme. « C’est lui qui donne l’occasion, lui qui crée l’attachement, lui qui mène le désir à son achèvement. […] Son amour prépare et récompense le nôtre. » [12] Le commandement d’amour que Dieu nous donne n’est donc pas un impératif moral, extrinsèque au créateur comme à la créature, mais un appel à vivre un mystère d’unité, une rencontre. Le célèbre mot de Montaigne à propos de « l’amitié véritable » qui l’unissait à Étienne de la Boétie pourrait en être une définition :

Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »  [13]

Saint Bernard, quant à lui, résume ainsi sa réponse au début de son traité : « La cause de notre amour de Dieu, c’est Dieu même ; la mesure, c’est de l’aimer sans mesure. » [14]

L’amour de Dieu nous engage

L’amour sur lequel nous sommes jugés suppose donc la volonté, car elle est une réponse libre. L’eros qui surgit en nous et malgré nous, véritable signe de notre vocation à l’amour, ne nous habite pas comme une force étrangère, mais comme une potentialité que nous faisons nôtre [15]. Comme le montre Maurice Blondel dans L’Action [16], la « volonté voulante », ce qui veut en nous et qui préexiste à nos choix particuliers, s’accomplit nécessairement dans la « volonté voulue », l’application libre de nos désirs. L’amour nous engage donc tout entier. Il est significatif que saint Bernard ouvre son traité L’Amour de Dieu par une description de la triple grandeur de l’homme : la dignité, qui est, pour saint Bernard, le libre-arbitre, image ineffaçable de Dieu en l’homme, la science, « capacité [de l’homme] de reconnaître cette dignité qui est en lui et qui pourtant de vient pas de lui » [17], et la vertu, « le fait qu[e l’homme] en vienne à rechercher sans paresse celui dont il tient son existence et à s’attacher fortement à lui après l’avoir trouvé » [18]. En aimant, l’homme accomplit sa triple grandeur, en allant d’un amour qui lui est déjà donné vers un amour qu’il recherche et qui lui est promis. L’amour unifie l’homme, là où le péché le divise :

C’est le propre de la maturité de l’amour, écrit Benoît XVI, d’impliquer toutes les potentialités de l’homme, et d’inclure, pour ainsi dire, l’homme dans son intégralité. La rencontre des manifestations visibles de l’amour de Dieu peut susciter en nous un sentiment de joie, qui naît de l’expérience d’être aimé. Mais cette rencontre requiert aussi notre volonté et notre intelligence. La reconnaissance du Dieu vivant est une route vers l’amour, et le oui de notre volonté à la sienne unit intelligence, volonté et sentiment dans l’acte totalisant de l’amour. [19]

Aimer n’est pas accomplir un acte parmi d’autres, mais donner une orientation à tout notre être. La formule sacramentelle du mariage, qui a la forme d’un dialogue où l’homme et la femme se répondent, l’indique bien : « Je te reçois comme époux/épouse, et je me donne à toi […] ». Le don de l’amour est un engagement car il est don de soi. Ainsi, dans le mariage, le don des corps est le signe d’un don de toute la personne. Par l’Incarnation, Dieu s’est engagé envers nous dans un acte d’amour sans limite, comme l’écrit saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. » [20] Ainsi, en aimant, nous pouvons en retour participer à la vie même du Dieu trinité, à savoir le don mutuel du Père et du Fils dans la procession de l’Esprit.

L’amour de Dieu qui nous précède nous engage donc à une réponse, que nous exprimons, même si nous n’en avons pas totalement conscience, par toute notre vie. C’est en nous aimant que Dieu nous constitue comme des êtres libres capables de lui répondre. Notre liberté trouve son origine dans l’amour de Dieu, elle ne le précède pas. Dans son traité La Grâce et le libre-arbitre, où il prolonge les analyses développées dans le traité L’Amour de Dieu, saint Bernard montre que le libre-arbitre n’est pas ce qui nous permet d’accueillir Dieu qui nous aime, mais qu’il est l’objet même du salut :

Dieu est « l’auteur du salut » [21], le libre-arbitre en est seulement le sujet capable : nul ne peut donner le salut sinon Dieu ; nul ne peut le recevoir sinon le libre-arbitre. Donc, donné par Dieu au seul libre-arbitre, le salut ne peut pas plus exister sans le consentement de celui qui reçoit que sans la grâce de celui qui donne. […] Consentir, c’est être sauvé. [22]

L’amour de Dieu nous rend justes

Dieu ne juge donc pas nos bons sentiments, qui rachèteraient nos actes ; il ne mesure pas l’importance plus ou moins grande de l’amour dans nos vies. L’amour n’est pas une condition pour recevoir le salut. L’amour que Dieu nous manifeste en se donnant lui-même, et que nous pouvons accueillir, est notre salut. Dieu qui nous sauve nous établit dans la justice car son amour nous rend conforme à lui, rétablit en nous la ressemblance que le péché avait détruite. Nous sommes jugés sur l’amour au sens où l’amour nous rend justes.

Le récit de la pécheresse pardonnée dans l’évangile de saint Luc [23] éclaire le renversement de nos catégories opéré par Jésus. C’est le pharisien qui a invité Jésus qui juge la femme : « Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse ! » [24] Son jugement est une condamnation. Jésus l’invite à changer son point de vue par une courte parabole où le sujet n’est plus la dette, qui symbolise la situation de l’homme pécheur, mais le lien entre amour et miséricorde. Il rétablit chez le pharisien un jugement droit : « Tu as bien jugé » [25]. Jésus, lui, ne prononce pas de jugement. Il constate combien l’attitude de la femme à son égard est juste. L’onction qu’elle fait avec le parfum désigne Jésus comme le Messie, c’est-à-dire « l’oint du Seigneur ». Son geste d’amour est un geste de foi. Jésus conclut d’ailleurs ainsi : « ta foi t’a sauvée […] » [26]. Le jugement de Jésus n’enferme pas la femme dans sa faute, mais la libère : « tes péchés sont remis. » « […] Dieu, écrit saint Jean, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » [27] Le salut qu’apporte Jésus n’est pas le règlement d’une dette, car le « créancier » a fait grâce à tous, à ceux qui doivent « cinq cent deniers » comme à ceux qui en doivent « cinquante » [28]. La miséricorde de Dieu, manifestée en Jésus-Christ, ne récompense pas l’amour de l’homme pécheur, elle le précède. C’est pourquoi Jésus termine son discours au pharisien par un paradoxe : « […] ses péchés, ses nombreux péchés lui sont remis parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on remet peu montre peu d’amour. » [29] L’amour que la pécheresse manifeste par ses pleurs en réponse à la miséricorde divine rétablit en elle la justice : elle reconnaît en Jésus son sauveur.

Dom John Duchâteau, o.s.b., prieur du monastère Saint Peter of Oldstones (Écosse)

[1] Dt 6, 5.

[2] Jn 13, 34.

[3] Jn, 14, 15 et 21.

[4] Benoît XVI, Dieu est amour. Lettre encyclique Deus Caritas est, Paris, Téqui, 2006, p. 26.

[5] 1 Jn 4, 19.

[6] 1 Jn 4, 8.

[7] Rm 5, 8.

[8] 1 Jn 4, 9-10.

[9] Benoît XVI, Dieu est amour, ouvr. cit., pp. 27-28.

[10] Saint Bernard, L’Amour de Dieu ; La grâce et le libre-arbitre, introductions, traductions, notes et index par Françoise Callerot, o.c.s.o., Jean Christophe, o.c.s.o., Marie-Imelda Huille, o.c.s.o., Paul Verdeyen, s.j., Paris, Cerf, « Sources Chrétiennes », 1993, p. 97.

[11] Ibid.

[12] Id., p.115.

[13] Montaigne, Les Essais, Paris, P.U.F., « Quadrige », 1999, livre I, chapitre XXVIII, p. 188. L’orthographe a été modernisée.

[14] Saint Bernard, ouvr. cit., p. 61.

[15] Dans Dieu est amour, Benoît XVI réhabilite l’eros en montrant qu’il est une composante essentielle de l’amour.

[16] Maurice Blondel, L’Action (1893), Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1993.

[17] Saint Bernard, ouvr. cit., p. 67.

[18] Ibid.

[19] Benoît XVI, Dieu est amour, ouvr. cit., p. 28.

[20] Jn, 3, 16.

[21] Saint Bernard cite He 2, 10 en modifiant un peu le texte biblique.

[22] Saint Bernard, La Grâce et le libre-arbitre, ouvr. cit., p. 246-247.

[23] Lc 7, 36-50.

[24] Lc 7, 39.

[25] Lc 7, 43.

[26] Lc 7 50.

[27] Jn, 3, 17.

[28] Lc, 7, 41-42.

[29] Lc 7, 47.

Réalisation : spyrit.net