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L’apologétique catholique : brefs éléments d’histoire (XIXème-XXème siècles)

Paul Airiau

Avec l’entrée tout à la fois brutale et progressive dans la modernité, le catholicisme doit faire une place certaine à l’apologétique. Face à un monde contestant le rôle social de la religion, voire la ravalant au rang d’instrument d’aliénation, face à un mouvement intellectuel (appuyé notamment sur l’histoire) déniant bientôt toute véracité à la Révélation, face à une société revendiquant une pensée adaptée à l’état intellectuel de l’époque nouvelle et aux exigences modernes, les catholiques doivent défendre et illustrer leur foi. L’on abordera donc ici fort sommairement ce point d’histoire, en donnant seulement quelques repères valables pour la France fondamentalement, trop brutaux et trop rapides.

L’apologétique officielle

La forme dominante de l’apologétique, peut être résumée par un simple manuel d’apologétique. En 1964, l’abbé A. Texier, dans la huitième édition de son Précis d’apologétique, publié pour la première fois en 1937, présente ainsi son plan réflexion :

L’Apologétique […] comprendra donc trois parties, la première surtout philosophique, les deux autres surtout historiques.
Première partie : Notions sommaires sur Dieu, sur l’homme, et sur leurs rapports : nécessité d’une religion et d’une religion révélée.
Deuxième partie : La religion chrétienne est divine, car son Fondateur, Jésus-Christ, est non seulement envoyé de Dieu, mais Fils de Dieu lui-même.
Troisième partie : L’Église catholique romaine est le moyen institué par Jésus pour transmettre de façon infaillible jusqu’à la fin du monde la vérité révélée. [1]

La démarche est descendante, rationnelle, argumentative. Elle se veut logique, cernant de plus en plus l’objectif fixé : conduire, ou plutôt aider à conduire, à la foi catholique romaine. Elle est antimoderne, et entend, à travers son itinéraire, répondre progressivement à l’ensemble des critiques adressées au catholicisme : existence de Dieu, de l’âme, nécessité de la religion, révélation divine, historicité et divinité du Christ, validité unique de l’Église catholique. Elle fond en un ensemble cohérent des “ preuves ” fort anciennes : accomplissement des prophéties par le Christ, miracles, permanence de l’Église catholique.

L’apologétique officielle part ainsi d’un but pour construire sa démonstration, commandée par ce dernier. Si l’ensemble de ses réponses n’est pas invalide, la construction est cependant artificielle. Mais elle correspond intimement avec la pensée théologique dominante à Rome, obsédée spécialement par le problème de la connaissance. Face à Kant – car Kant est le grand ennemi, l’idéalisme, destructeur de l’objectivité de la connaissance et de la possibilité d’atteindre la réalité des choses, est l’abhorré –, il faut maintenir la validité d’une connaissance rationnelle pouvant aboutir à un exercice de la volonté, se soumettant à l’autorité de Dieu qui se révèle et donne la foi.

Ainsi, en 1964, le P. Charles Boyer, professeur à l’Université grégorienne, un des principaux représentants alors de la théologie romaine, débute-t-il son Raisons d’être catholique sur un chapitre consacré à la question de la connaissance, visant non seulement le scepticisme mais aussi l’idéalisme. Cette méthode reprend en fait celle du magistère, Léon XIII par exemple :

Quant à décider quelle religion est la vraie, ce n’est pas difficile à quiconque voudra en juger avec prudence et sincérité. En effet, des preuves très nombreuses et éclatantes, la vérité des prophéties, la multitude des miracles, la prodigieuse célérité de la propagation de la foi, même parmi ses ennemis, et en dépit des plus grands obstacles, le témoignage des martyrs et d’autres témoignages semblables, prouvent clairement que la seule vraie religion est celle que Jésus-Christ a instituée lui-même et qu’il a donné mission à son Église de garder et de propager. [2]

L’apologétique subjective

Parallèlement à cette apologétique officielle, objective, se développe aussi, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle, une apologétique prenant en compte les aspirations du sujet. Bref, cette méthode entend répondre à un monde autocentré en lui montrant que c’est son intérieur même qui le conduit à Dieu.

C’est ainsi que Maurice Blondel propose dans les Annales de philosophie chrétienne entre janvier et juillet 1896 une “ Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux ”. Sa démarche de fond est existentielle. Elle entend rompre avec une perception de la foi qui serait purement intellectuelle, n’engageant que l’esprit et non l’ensemble de la vie. Bref, elle tient à prouver philosophiquement que la nature humaine, découvrant concrètement dans l’action ses insuffisances à réaliser ce qui est sa dynamique profonde, appelle nécessairement le surnaturel pour y répondre et la garantir, mais que celui-ci demeure cependant parfaitement gratuit.

Blondel déplace la question du passage à la foi de la certitude à l’adhésion vitale parce qu’il refuse la théorie de la connaissance néothomiste et antikantienne. Face à un acte de connaissance intellectuel, où l’intelligence, se soumettant aux preuves de la révélation divine qui se manifeste croyable, meut la volonté qui s’attache à cette révélation et entraîne l’intelligence à la certitude, il entend défendre un acte de connaissance impliquant l’ensemble du sujet, corps et esprit, et non seulement son intelligence et sa volonté. Cette démarche se retrouve ultérieurement chez le jésuite Pierre Rousselot, dont l’article “ Les yeux de la foi ”, paru en 1911 dans les Recherches de sciences religieuses.

Répondre au monde moderne avec ses armes

De ces deux formes d’apologétiques, l’une intransigeante, prend face à la modernité une position surplombante et critique, l’autre veut entendre et purifier ses requêtes. Mais d’autres apologétiques furent aussi pratiquées.

Une forme particulière d’apologétique, pratiquée par l’école inspirée de Félicité de Lamennais, voulut ainsi s’appuyer sur les connaissances issues du monde moderne pour prouver la vérité du catholicisme. Inspiré par la pensée traditionaliste, qui estime que la vérité est sociale avant d’être individuelle, elle posait comme postulat que le catholicisme est une réalité factuelle, appréhendable donc scientifiquement, et non logique, adoptable après une série de raisonnements. Il est la religion de l’humanité depuis les origines – en s’appuyant sur saint Augustin et ses Retractationes (I, II, c. XIII, n. 3) :

La réalité que l’on nomme aujourd’hui religion chrétienne se trouvait chez les anciens ; elle n’a pas cessé d’être, depuis l’origine du genre humain, jusqu’à ce que le Christ vînt en chair, époque où la vraie religion, déjà existante, a commencé à s’appeler chrétienne.

Ce projet menaisien, réalisé par l’abbé Jacques-Paul Migne dans son Encyclopédie théologique, s’attachait donc à montrer que les faits découverts par la science prouvaient la permanence catholique et sa supériorité sur toute autre forme religieuse, qu’il était “ l’unique religion de l’humanité à la fois naturelle et révélée ” [3]. Faut-il parler d’un paradoxal positivisme catholique inconscient ? Oui, si l’on n’oublie pas que le positivisme entend lui aussi donner une sens aux faits, et refuse la séparation entre connaissance particulière et vérité universelle – mais son articulation de ces deux éléments se fait justement dans un sens opposé à la révélation religieuse. Quoiqu’il en soit, cette approche demeurait antimoderne, et rejoignait les réactions spiritualistes au matérialisme implicite du XIXe siècle. C’est ainsi que put se constituer un front incertain et fluctuant entre les partisans d’une connaissance ésotérique unifiant tous les degrés de l’être et du réel et des catholiques partisans d’une lecture symbolique, seule réelle car surnaturelle, du monde.

Hétéro-interprétation et auto-interprétation

L’on s’est jusqu’à présent surtout penché sur l’apologétique en tant que telle. Il ne faut cependant pas oublier que la théologie moderne a une visée apologétique. Elle entend toujours implicitement répondre aux défis modernes. C’est ainsi qu’à partir des années 1950, la théologie s’est, comme on dit, fondamentalisée. Elle entend en effet être d’emblée apologétique, et ne pas passer d’abord et nécessairement par cette arche d’entrée. L’apologétique est en fait intégrée dans la théologie, fusionnée avec elle. Tous les développements théologiques participent ainsi d’une justification de la foi chrétienne, de son illustration. Mais deux tendances existent dans cette théologie aujourd’hui pratiquée.

Une théologie en consonance avec les aspiration modernes entend prouver la validité du christianisme. Plus même : il est des exigences de la conscience moderne, des découvertes de la pensée, dont le catholicisme doit absolument tenir compte, car ces découvertes sont vraies. Il faut donc les assumer, se prêter à leurs conséquences. C’est ainsi que la théologie est devenue plus que pluraliste : diversifiée en une multitude de tendances et d’orientations, des théologies africaines aux théologies féministes, en passant, sans limitation, par la théologie herméneutique et les théologies de la libération. Dans ce cas de figure, le catholicisme est soumis à une grille interprétative qui lui est externe. Il est relu et interprété selon un schéma qui n’est pas sien, et qui lui impose sa loi. Qui garantit alors la permanence de la foi, puisque dans le même temps l’autorité est déligitimée ? La réponse de cette hétéro-interprétation est simple : il est du statut de la foi d’être en permanence réinterprétée pour son efficacité renouvelée.

C’est donc une vision de la connaissance qui guide ces théologies. En effet, toute formulation de foi, comme toute vérité, doit être historicisée, car elle est marquée par son conditionnement historique. Il faut donc l’actualiser pour la rendre créatrice pour aujourd’hui :

La théologie comme herméneutique est, ainsi, un nouvel acte d’interprétation de l’événement Jésus, sur la base d’une corrélation critique entre l’expérience chrétienne fondamentale attestée par la Tradition, et l’expérience humaine d’aujourd’hui. [4]

En face de cette orientation, majeure aujourd’hui, une autre tendance théologique, tout en voulant prendre en compte les apports de la philosophie et de la science moderne (importance du sujet, de l’immanence et de l’histoire), insiste fondamentalement sur l’autorévélation de Dieu dans le Christ, sur la cohérence de la Révélation. Manifester, déployer, théologiser la beauté, la vérité, la bonté et la richesse du mystère qui s’interprète depuis lui-même, pour conduite à rendre les armes : c’est ainsi que l’on peut comprendre la théologie pratiquée par les PP. de Lubac, Daniélou, Bouyer et Balthasar. C’est ainsi que ce dernier écrit dans L’amour seul est digne de foi :

Ce que Dieu veut dire à l’homme dans le Christ ne saurait avoir pour norme ni le monde dans son ensemble, ni l’homme en particulier ; sa révélation est absolument théo-logique, ou plus exactement, théo-pragmatique : action de Dieu dirigée vers l’homme, action qui se manifeste en présence de l’homme et pour lui (et par là seulement sur lui et en lui). […] [L’esthétique théologique] au double sens d’une doctrine de la perception subjective et d’une doctrine de la manifestation objective de la foi divine […] bien loin d’être un produit accessoire, peu important et non indispensable, de la pensée théologique, doit au contraire, étant la seule définitive, revendiquer la place centrale en théologie. Inversement la vérification cosmologique et historique, de même que la vérification anthropologique, peuvent tout au plus apparaître comme des points de vue complémentaires et secondaires. […] Le point méthodique ici recherché est en même temps le lieu théologique propre de notre époque : si celle-ci y demeurait insensible, quelle autre chance aurait-elle de rencontrer le christianisme dans sa pureté originelle ? [5]

La connaissance est ici donnée, et elle est à recevoir. La compatibilité entre l’homme et la révélation divine est complète, car l’homme est fait pour cette révélation : il a accès immédiatement au salut.

Que conclure de ce sommaire et brusque survol historique ? Choisir un modèle ? On s’en gardera, d’autres articles s’en chargeant – et il n’est ainsi pas de raison de se surcharger de travail. Une remarque en escalier suffira. Quelle que soit la méthode utilisée, quelle que soit l’orientation religieuse, elle a réussi, dans une part plus ou moins forte, à conduire à la foi, ou, au moins, à conserver la foi des catholiques. Et ne serait-ce pas, à la limite, la fonction essentielle de l’apologétique, puisque les ouvrages d’apologétique et de théologie sont, étrangement, principalement lus par des catholiques… Bref, l’apologétique est, de manière brutale et pour conclure par une pirouette, le discours théologique à usage interne légitimant la théologie – et donc les théologiens, leur autorité, leur nécessité (et leur rétribution).

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

[1] A. Texier, Précis d’apologétique. Classes supérieures et Cercles d’Études, Paris, Les Éditions de l’École, 8e édition, 1964, p. 23.

[2] Léon XIII, Immortale Dei, 01/11/1885. Bonne image de l’apologétique romaine au début du XXe siècle dans L. Laisonneuve, “ Apologétique ”, Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Librairie Letouzey et Ané, t. I/2, 1902, col. 1 511-1 582.

[3] F. Laplanche, “ Une entreprise de la “science catholique” : l’ “Encyclopédie théologique” de Migne ”, La science catholique. L’ “Encyclopédie théologique” de Migne (1844-1873) entre apologétique et vulgarisation, ss dir. C. Langlois et F. Laplanche, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Histoire, pp. 18-37 (23).

[4] E. Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes. III. XVIIIe-XXe siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Initiations, 1997, p. 998.

[5] H. Urs von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, traduction Robert Givord, Saint-Maur, Éditions Parole et Silence, 1999, pp. 7-9, 10.

Réalisation : spyrit.net