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L’autre poumon de l’Église

P. Edouard-Marie Gallez

Peu après le début de son pontificat, le pape Jean-Paul II a employé l’expression « l’autre poumon de l’Église », qui visait alors globalement les chrétiens qui sont à l’orient de la tradition latine, qui était la sienne comme Polonais, c’est-à-dire les Russes en premier lieu. Mais la portée de l’expression s’est précisée. La tradition byzantine, orthodoxe ou reliée à Rome, peut nous paraître « orientale » vue de France ; mais, pour les chrétiens du Proche-Orient, elle fait partie de l’histoire de l’empire gréco-romain. Lors des obsèques de Jean-Paul II, c’est aux différents patriarches catholiques du Proche-Orient que le futur Benoît XVI confia les dernières prières.

Deux perspectives doivent être regardées : celle de l’histoire, et celle d’aujourd’hui, qui voit tant de chrétiens obligés de fuir le Proche-Orient pour rester en vie face à la pression islamique – celle-ci ne se réduit d’ailleurs pas à une seule cause, mais il faut rappeler ici la décision prise par les représentants des États islamiques, à la conférence de Lahore en 1980, d’éradiquer la présence chrétienne dans cette région du monde.

L’histoire de l’Église s’enracine dans celle des Apôtres. C’est celle-ci qui est à l’origine des « deux poumons de l’Église », d’où l’importance de son étude. Il est certain que, conformément à l’ordre donné par Jésus lui-même, les Apôtres sont partis dans les diverses directions du monde pour apporter la Bonne Annonce ou Évangile. Cependant, si comme il est trop courant encore l’on n’accorde, par ignorance ou par mépris, de la valeur qu’aux seules traditions gréco-latines, on a tôt fait de conclure que des apôtres, à part Pierre et Paul, on ne sait pas grand-chose. Le P. Guy Bédouelle o.p., historien, n’écrit-il pas dans son petit livre Thomas l’Apôtre (Nouvelle Cité, 1997), qu’on ne sait rien de cet apôtre après son départ de Jérusalem ? Or, en ce qui concerne saint Thomas, le livre de Pierre Perrier, Thomas fonde l’Église en Chine (65-68) [1], vient pallier les recherches manquantes autant au point de vue des manuscrits que de celui de l’archéologie.

Les grandes missions des Apôtres ont été dirigées vers l’ouest et vers l’est : à l’ouest, Pierre (dès 42) puis Paul allèrent à Rome. Dans l’autre direction, selon ce que nous disent les traditions orientales, Thomas, Thaddée et Jude (accompagné par son disciple Mari) partirent vers l’empire des Parthes et vers celui de Chine ; tous furent mis à mort à cause de l’Évangile – Thomas à Meliapuram (Madras, côte est de l’Inde), non sans avoir eu le temps de former, en trois ans, des disciples en Chine. La mission vers le nord n’a pas été bien loin : André fut obligé de revenir de la Dacie vers la Grèce, où il meurt martyr à Patras en 47. Barthélemy évangélise l’Arménie, où il meurt martyr, tandis que Philippe paraît avoir réussi en Géorgie ; ses deux filles y fondent ce qui deviendra des monastères. Vers le sud seraient partis Matthieu et Matthias.

À la lumière de ces traditions non latines trop méconnues, des études sont en cours pour réévaluer ce qu’on sait de ces parcours d’apôtres, alors qu’aujourd’hui, pour beaucoup de ceux qui occupent les chaires d’histoire du christianisme (et qui ne sont pas nécessairement des chrétiens, il s’en faut de beaucoup), le christianisme n’a même pas existé hors de l’empire romain, ou alors tardivement. Voilà une autre manière, morale, de faire disparaître les chrétiens d’Orient.

Durant plusieurs siècles (en fait, jusqu’aux massacres gigantesques organisés par le Mongol musulman Tamerlan au XIVe siècle), les chrétiens étaient plus nombreux hors de l’empire romain – de « l’Occident » –, que dans ses limites. Sans l’apport de ces chrétiens et de leurs traditions [2], la vie chrétienne et la connaissance du christianisme des origines qui en est la norme ne peuvent que manquer d’air : c’est respirer d’un seul poumon. Ils ont alors beau jeu, les Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, déjà auteurs d’émissions sur la chaîne Arte contre le christianisme des origines, analysées dans le n° 114-115 de Résurrection. Ils récidivent avec une nouvelle série d’émissions, intitulée L’Apocalypse et portant sur les quatre premiers siècles, diffusée pour l’Avent 2008 et analysée dans ce numéro. Bien loin de ces réécritures idéologiques, Martha Sordi, professeur émérite d’Histoire grecque et romaine de l’Université catholique de Milan et correspondante de l’Académie pontificale d’archéologie nous rappelle, dans un article d’Il Timone, ces données du Ier siècle :

Flavius Josèphe parlait certainement de Jésus quand, dans les Antiquités judaïques (XX, 9 1 sq.), il rappelait le meurtre – dû au grand prêtre Ananos – de Jacques le Mineur, « frère de Jésus appelé le Christ » vers 62. L’authenticité assurée de ce passage fait supposer que Flavius Josèphe avait déjà parlé de Jésus auparavant et a amené de nombreuses personnes à reprendre en considération le si discuté testimonium flavianum (Antiquités judaïques XVIII, 64), où il est question de la crucifixion – sur l’instigation des chefs juifs et accomplie par Pilate – de Jésus « homme sage, si on doit l’appeler un homme, faiseur de miracles, maître de beaucoup, de Juifs et de Grecs qui en ont accueilli l’enseignement » ; de son apparition « à ceux qui l’avaient aimé d’abord, le troisième jour après sa mort » ; des Chrétiens qui prennent leur nom de lui. Aujourd’hui, si on élimine les interpolations dues probablement à l’insertion dans le texte de gloses marginales d’origine chrétienne (telle pourrait être l’affirmation « Il était le Christ ») on tend à affirmer l’authenticité du témoignage de Josèphe.
Un païen, Mara Bar-Serapion, stoïcien syriaque, écrivait à son fils, immédiatement après la destruction de Jérusalem, en 73 ap. J.-C. semble-t-il, voyait dans cette destruction la punition divine pour « le sage roi » des juifs exécuté par eux.
Et Tacite était bien païen aussi, lui qui parlant de l’incendie néronien de 64 et de la persécution des Chrétiens (Ann. XV, 44, 5) disait que leur nom venait de Christ « qui avait été mis à mort par le procurateur Ponce Pilate, sous le règne de Tibère ». Tacite écrit au début du IIe siècle, mais sa source pour ce passage est, probablement, Pline l’ancien, mort en 79. L’information semble présupposer la connaissance du rapport de Pilate à Tibère : au IIe siècle Justin Martyr et Tertullien parlent d’un tel rapport.
Des études récentes révèlent que le christianisme était bien connu, à Rome, au Ier siècle : des parodies de scènes évangéliques se trouvent dans le Satiricon de Pétrone et des allusions pleines de sympathie sont faites au contraire dans les écrits stoïques de l’opposition à Néron. Contrairement à ce qui était affirmé dans le passé, il semble que les Romains se soient aperçus assez tôt du fait chrétien.

Sous des formes diverses, y compris archéologiques, il existe bien davantage de témoignages du christianisme apostolique dans les Églises de l’Orient et dans les territoires où elles se sont développées – avant parfois d’en être chassées ou d’y être exterminées. Mais le témoignage le plus important est celui, vivant, de leurs liturgies, souvent proches des manières de faire et de prier des premières communautés apostoliques (de langue araméenne). Et ceci nous fait aborder la seconde perspective.

Du fait des persécutions – dont le génocide arménien-assyro-chaldéen de 1915-1916 n’est hélas qu’un épisode –, toutes les communautés ecclésiales proche-orientales sont présentes en France et en Occident. Il s’agit de leur donner une place dans notre vie d’Église, dans notre catéchèse, dans nos écoles, et d’abord dans notre cœur. Ceux qui arrivent ont besoin d’aide matérielle et pratique, et ceux de la deuxième ou troisième génération ont besoin d’être confortés dans leur identité… et dans leur mission de témoins du Christ. Nous avons beaucoup à recevoir d’eux, tels qu’ils sont, avec leurs différences entre eux que le pouvoir islamique n’a pas manqué d’exacerber et qui remontent souvent aux temps apostoliques. Les sites de l’Œuvre d’Orient (œuvre-orient.fr) et de l’AED (aed-france.org) notamment présentent très bien ces différences entre communautés orientales, qui sont liées à une organisation et un rite propres et qui sont toujours une richesse. Ces chrétiens d’Orient ne peuvent pas être des objets d’étude, derrière le dos desquels on prétend développer des « dialogues islamo-chrétiens » ou supposés tels, alors qu’eux ont mille quatre cents ans d’expérience. Ce n’est pas sans raison que la Providence a permis qu’ils soient si nombreux aujourd’hui en Occident. Il est capital pour l’avenir qu’ils soient écoutés, et d’abord qu’on « investisse » pour eux de l’intérêt… à commencer par la prière. Dans combien de lieux aujourd’hui prie-t-on à leur intention régulièrement – ou même une seule fois par an ? Sans oublier ceux qui vivent là-bas, souvent dans des conditions d’oppression et de pauvreté terribles, il faut se rendre compte que leur place est importante ici où sont prises la plupart des orientations déterminantes pour le monde ; sans une collaboration multiforme, les Églises particulières ne pèsent plus grand-chose aujourd’hui. C’est à ce double enjeu de connaissance du christianisme apostolique dans ses diverses branches et de fraternité entre chrétiens de diverses traditions que ce numéro voudrait modestement contribuer.

P. Edouard-Marie Gallez, Né en 1957, membre de la Congrégation Saint-Jean, a soutenu en 2005 à l’Université de Strasbourg sa thèse de doctorat, intitulée « Le Messie et son prophète. Aux origines de l’islam ».

[1] Éditions du Jubilé, août 2008.

[2] C’est ce qu’a déjà contribué à faire connaître le n° 104 de la revue Communio, Les Églises orientales (nov.-déc. 1992).

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