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L’aveu des fautes et la médiation du prêtre dans les romans de Bernanos

Philippe Richard

Si l’ensemble de l’œuvre de Bernanos semble se présenter sous la figure du paradoxe – les prêtres y sont faibles, les méchants y triomphent, les enfants y meurent –, sa construction narrative n’en possède pas moins une puissance spirituelle tout à fait étonnante. La corrélation entre ces deux pôles devient même évidente lorsque l’on considère la faiblesse comme aveu (des fautes) et la puissance comme manifestation (du prêtre). La confrontation métaphysique dialoguée qui tient dans L’Imposture une place cruciale pourra donc servir ici de paradigme pour nous faire comprendre une nouvelle herméneutique possible de textes à première vue désespérés mais qui relèvent dans l’économie générale du récit d’une véritable dialectique mystique que le romancier affectionne pour sa puissante capacité fabulatrice – todo y nada [1].

Cénabre, l’abbé qui a perdu la foi et qui écrit sur les mystiques, illustre parfaitement cette coïncidence des opposés. Il semble s’être froidement tourné vers le néant et le mensonge, avec une superbe qui le rend d’ailleurs tout à fait effrayant :

La vie de l’abbé Cénabre est, au contraire, un des rares, et peut-être le seul exemple d’un refus absolu. Pour donner idée d’une âme ainsi désertée, rendue stérile, il faut penser à l’enfer où le désespoir même est étale, où l’océan sans rivages n’a ni flux ni reflux. Et certes, on ne peut croire que cet homme étrange fût né sous le signe d’une si effroyable malédiction. Quelque part que sa jeunesse ait faite au mensonge, une heure est venue entre toutes les heures où l’indifférence s’est muée en un renoncement volontaire, délibéré, lucide ; mais on ne connaît pas cette heure. […] Il ne croyait plus. Il avait totalement perdu la foi. […] L’abbé Cénabre pensait avoir réussi le coup d’audace de se vider en une fois non seulement de toute croyance, mais de tout espoir. À la limite de son effort, il n’y a plus rien. Cette pensée l’exaltait : il l’éprouvait sans cesse, ainsi qu’on retourne mille fois dans sa mémoire un souvenir délicieux, ignoré de tous. (p. 443)
C’était, par exemple, à l’une de ces messes matinales qu’il célébrait d’ordinaire avec une indifférence absolue, attentif seulement aux gestes, aux paroles qu’il articulait soigneusement, même à voix basse, comme soucieux de ne pas s’abaisser à une ruse inutile, d’en donner aux auditeurs pour leur argent. Après avoir hésité quelques jours, il prononçait à présent la formule de la consécration non pas, à ce qu’il pensait du moins, par goût secret du sacrilège, mais parce qu’il lui semblait indigne de lui de duper, même par une inoffensive omission, les vieilles femmes qui, un instant plus tard, viendraient s’agenouiller à la Sainte Table... (p. 447)

La critique littéraire a donc été très sévère avec ce personnage qu’elle juge damné par sa situation même – le personnage jouant bien la comédie du sacerdoce. Seul Luc Estang a sans doute finit par noter que les choses ne sont jamais si simples dès lors que l’on aborde les choses de Dieu :

Aux damnés non plus, Dieu, dont ils sont privés, ne manque pas en quelque façon. Sans quoi un cri d’amour jaillirait des enfers, qui mettrait fin à leur tourment. Cénabre prétend ne pas souffrir. Mais parce qu’il est encore sur terre, cette absence de souffrance est déjà un signe de réprobation. Tant qu’il fut en proie au drame, tant qu’il hésita entre la négation et la foi, la grâce témoigna de sa présence. Aujourd’hui, ce silence qu’il dit ‘plus accordé aux besoins profonds de son être’, il ne prend pas garde qu’il correspond à son ‘non être’ et satisfait une autre présence en soi, qui n’est pas celle de Dieu. [Mais] Dieu n’est-il pas aussi accessible dans le silence ? Certes ! Nous aurons l’occasion de voir que son Ennemi ne fait que recourir aux contrefaçons. [2]

Le sens du vide et du silence est en effet la question centrale posée par l’existence de Cénabre. Si le critique ne s’éloigne guère du texte romanesque (« Qu’un regret eût jailli à la surface de ces ténèbres intérieures […], c’en était assez pour rompre le silence qu’il maintenait désespérément », p. 381 ; « Il n’approche les grandes âmes que dans un sentiment de vénération, et sa curiosité même a un tel élan qu’on la prendrait pour de l’amour. Il lui est simplement donné d’imaginer un ordre spirituel découronné de la charité », p. 329), en se montrant impressionné par l’immobilité glacée qui émane de l’abbé et semble contredire toute vie spirituelle authentique, il ne s’avise pourtant pas encore suffisamment qu’il est en effet impossible d’identifier le silence et l’enfer. On sait par ailleurs que les démons, au contraire, dans Journal d’un curé de campagne, ne peuvent plus s’empêcher de parler :

Même sur la Croix, accomplissant dans l’angoisse la perfection de sa Sainte Humanité, Notre-Seigneur ne s’affirme pas victime de l’injustice : Non sciunt quod facient [sic]. Paroles intelligibles aux plus petits enfants, paroles qu’on voudrait dire enfantines, mais que les démons doivent se répéter depuis sans les comprendre, avec une croissante épouvante. Alors qu’ils attendaient la foudre, c’est comme une main innocente qui ferme sur eux le puits de l’abîme. (p. 1255)

C’est que le texte romanesque organise en vérité un leurre par lequel le héros se trompe lui-même et se trouve alors conduit hors de toute fatalité. Or c’est là que vient se loger le cœur de notre hypothèse : le silence qui nimbe le personnage (abandon par Dieu) est justement ce qui le sauve en lui proposant un être nouveau (abandon à Dieu). On peut dire aussi que Cénabre se voile la face devant le divin par facilité mais que le divin ne cesse pour autant de l’appeler ou de le convoquer par vocation. Il n’est d’ailleurs pas juste de dire que le prêtre ne souffre pas de son état ; son arrogance, sa tentative de suicide et son errance dans Paris montrent justement l’inverse ; son intense besoin de voir Chantal, de laquelle personne ne peut plus le détourner, le révèle avec évidence comme un être qui veut inconsciemment se raccrocher à ce qui pourrait l’aider ; et l’hypothèse d’un solipsisme radical enté sur un silence infernal n’est peut-être pas même théologiquement pensable. Le vide qui se trouve investir l’abbé devient en d’autres termes, et à notre sens, une possibilité d’abandon, d’autant plus crédible qu’elle n’est pas consciente pour le héros et se retrouve en d’identiques modalités dans le reste de l’œuvre (ainsi que nous l’avons par ailleurs montré) [3]. Cénabre incarne cette thèse avec un brio inégalé. Être placé au désert dans la condition même de l’enfer (non en enfer) est finalement une situation d’expiation classique aussi bien en spiritualité qu’en littérature – on la trouve aussi bien chez Surin que chez Huysmans sans que le démon ne soit pour autant vainqueur (et il est au contraire éternellement trompé : « Qu’importe ! Dépouille-moi ! Ne me laisse rien ! […] Notre part n’est point ce que le monde imagine », clamait ainsi Donissan dans Sous le Soleil de Satan, p. 308). Une authentique identité sacerdotale se trouve ainsi paradoxalement révélée dans l’abandon par Dieu de ses ministres. Si l’homme possède effectivement le pouvoir de blesser le cœur du Christ, il peut mystérieusement lui offrir aussi la possibilité même d’exercer son propre et unique sacerdoce de rédemption – et seul un pur et simple oubli de Dieu serait dramatique et couperait le prêtre de son origine. Or l’œuvre romanesque de Bernanos s’est à tel point passionnée pour ces questions qu’elle a compris que le mal commis par un prêtre ne pouvait naturellement vaincre le Christ sauveur : consacré de manière irréversible, un abbé ne peut accomplir que ce qui favorise l’avènement du salut, fût-ce de manière cryptée ou paradoxale. Identifié par la critique comme un prêtre maudit et un damné, Cénabre nous semblera donc au contraire servir les plans divins et y référer même toutes ses actions. Si l’enseignement sanjuaniste postule que l’âme, au sein de la nuit obscure, considère toujours que les opérations divines sont « affreuses », on peut aussi concevoir et comprendre que Cénabre, au sein du doute radical, juge toujours que les assauts divins sont « hideux » (mais cela ne les empêche pas d’être opérants). Vivre hors de toute sphère spirituelle est en effet l’énoncé le plus insensé qui soit pour l’écrivain Bernanos. Celui qui n’est pas damné est dès lors sauvé. Il n’y a pas d’autre terme. Voilà ce que montrent la confrontation (la confession) et l’errance (les larmes).

Lorsque Cénabre ouvre L’Imposture (p. 311), c’est tout d’abord, et de manière exemplaire, pour confesser M. Pernichon en une parole sacerdotale miséricordieuse : « Mon cher enfant, […] un certain attachement aux biens de ce monde est légitime… ». S’y adjoint en chute de paragraphe une mention proleptique pouvant aussi bien concerner le pénitent à laquelle elle est adressée que le prêtre qui la lui adresse à partir de sa situation personnelle : « À ce prix notre cœur gardera la paix, ou la retrouvera s’il l’a perdue ». Quelques lignes plus bas, le bien se trouve encore présenté comme ce qui peut toujours jaillir du mal lui-même : « De ses critiques, même injustes, j’ai toujours tiré quelque profit » dit d’ailleurs Cénabre en parlant cette fois de son propre confesseur. Le mal n’est donc nullement premier et l’obscurité nullement irrémissible si la miséricorde constitue bien le premier terme de tout acte de parole. L’abbé vit toujours dans la proximité de Dieu, ne serait-ce que dans une proximité référentielle faite d’éloignement et de détestation mais qui ne peut tenir Dieu en échec puisqu’elle le maintient justement présent à l’horizon même de sa conscience. Pernichon peut alors affirmer : « Mais l’exemple de votre vie et de votre pensée est un grand réconfort pour moi ». Certes. Même un prêtre « imposteur » peut encore guider les autres malgré lui. L’abbé s’inscrit d’ailleurs lui-même en cette logique, consentant à la condition qui est la sienne et acceptant l’absence de consolation en une référence directe au Carmel thérésien : « Le secret de la paix, dit Tagore, est de n’attendre rien d’heureux… Sainte Thérèse l’avait écrit avant lui… » (p. 313). Le héros évoque naturellement sa propre condition à l’intérieur d’un classique échange de direction spirituelle qui sert ici de matrice romanesque. Les difficultés du chemin ne sont d’ailleurs aucunement cachées :

Telle heure sonne, mon enfant, précisa-t-il, où la vie pèse lourd sur l’épaule. On voudrait mettre à terre le fardeau, l’examiner, choisir, garder l’indispensable, jeter le reste. Retenez cette confidence, puisque je la fais tout haut, devant vous. (p. 320-321)

Le terme de « confidence » est transparent ; on peut lire le « fardeau » dont il est ici question comme cette croix que doit porter l’abbé et qui représente le sentiment d’abandon de Dieu qui est sien au cœur même de sa mission et de son identité sacerdotale ; confesser Pernichon revient pour Cénabre à reprendre souffle en son rôle de prêtre. La narration se sert alors de la parole de Cénabre pour rejeter le personnage de Pernichon au second plan – ce dernier n’étant destiné qu’à présenter l’intimité et le drame essentiel de l’abbé et ne pouvant du reste cacher l’origine divine de l’action qui commence à pousser Cénabre hors de lui-même : « Je vous le dis : vous n’êtes cause de rien. […] Entendez néanmoins cette parole : le monde est plein de gens qui vous ressemblent, qui étouffent les meilleurs sous leur nombre » (p. 321). En tout cas, si l’on comprenait les remarques de Pernichon comme de simples énoncés ironiques (« vous restez, dans ce vain tumulte, un calme observateur d’autrui – à l’autel et partout ailleurs sacerdotal »), on s’interdirait d’entendre que l’acceptation par Cénabre de sa propre condition d’abandonné puisse transmettre la paix au pénitent ébahi (« Je vous quitte chaque fois en pleine certitude, en pleine foi », p. 314). Or le roman porte justement sur la substitution des destins entre personnages, comme le manifestera excellemment l’apparition de Chantal ; si Cénabre souffre ainsi de l’abandon de Dieu tout en n’oubliant pas son ombre qui le sollicite toujours, il n’en confirme pas moins inconsciemment les autres en cette même foi. En ce sens, on peut dire qu’il sert bien sûr le plan divin, grâce à la présence de simples personnages liés à la mise en récit de l’intuition spirituelle que nous travaillons : « Vous êtes un intermédiaire-né » dit d’ailleurs le prêtre au pénitent, lui qui représente l’une des grandes raisons d’être du sacerdoce et en stimule ici l’effectivité (p. 321). Le vide de l’un rédime alors la possibilité même du vide en l’autre ; le prêtre révèle l’imposture de la vie spirituelle médiocre de Pernichon (« Votre vie intérieure, mon enfant, porte le signe moins », p. 320) et Pernichon révèle l’endurcissement souffrant du prêtre (« Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! s’écria Cénabre par deux fois, avec une extraordinaire violence », p. 321) ; le pénitent rétablit le confesseur à sa place de directeur de conscience supérieurement éclairé et l’érudit abbé confère un rôle non négligeable à celui qui n’aurait pu être qu’un simple figurant. On comprend donc que Cénabre puisse être irrité lorsque Pernichon remet justement en cause cet apostolat et entend, sans le savoir, priver l’abbé de ce qui seul lui reste : « Je ne pense pas, répéta l’autre, qu’un véritable zèle apostolique s’exprime avec cette sorte de haine » / « À ces paroles, […] l’abbé Cénabre faillit perdre son habituelle maîtrise de soi » (p. 319). La négation de son rôle que voudrait lui imposer la société moderne sous prétexte d’une incompatibilité entre son être et sa fonction lui est en somme insupportable. Tous les grands thèmes du roman sont en somme déjà présents dans cette ouverture qui fait de Cénabre un personnage expérimental permettant de comprendre tout ce qui se joue dans la déréliction d’une époque. La souffrance est au cœur de ce projet littéraire, non pour exister par elle-même mais parce qu’elle ouvre à l’expiation – nous faisant comprendre qu’un prêtre que l’on ne sollicite pas pour bénir, ce pour quoi il est véritablement fait, finit toujours par perdre pied :

Puis, tout à coup, un mouvement intérieur, irrésistible, bouleversa de nouveau ses traits. Le sourire s’arrêta sur ses lèvres, son regard durcit, le tremblement de ses mains redevint visible. Et sa colère même parut comme dévorée par un sentiment plus violent et plus mystérieux. (p. 322)

S’imposent alors ici le double motif de la colère de Dieu et du mystère de l’être. Si le mystère d’une présence permettant toutes les autres et subsistant toujours au plus profond de l’être est un enseignement carmélitain, c’est par la figuration d’un sentiment humain constitué de violence et d’obscurité qu’il se voit ici exprimé, souligné par le lexique de son enracinement charnel qui pourrait tout aussi bien être celui d’une expérience spirituelle (« irrésistible », « bouleverser », « dévorer », « durcir », trembler ») et incarné en un personnage devenu emblématique du monde romanesque de Bernanos. Notre personnage n’a donc rien perdu de sa lucidité. C’est elle qui est radicale et non l’obscurité (« La curiosité n’a pas ce feu sombre, le mépris cette tristesse, la haine une telle amertume », p. 316), et c’est elle encore qui l’approche du lecteur pour constituer le roman comme le lieu d’une vaste expérience pouvant penser le monde et les phénomènes d’excès (transcendants) qui s’y manifestent. Si Pernichon désire donc « y découvrir l’imperceptible déviation de la démence, sa flamme oblique », l’opération n’aboutit pas, car l’abbé découvre au contraire son interlocuteur et sa propre personnalité avec une particulière acribie. Perçant le péché de son pénitent, et dans celui-ci son propre péché (« Mais à quoi donc l’abbé Cénabre comparait-il intérieurement le petit homme ? Car on ne considère ainsi que la part déshonorée de soi-même »), la voix du prêtre devient donc aussitôt « glacée » et sa face « d’une pâleur extrême, presque livide », parce que c’est au mystère même de sa propre âme malade qu’il touche aussitôt (p. 317-318). Là n’est évidemment pas sauver Cénabre, mais remarquer son caractère problématique qui en fait un être complexe et hautement romanesque. Donissan se sauvait bien déjà lui-même en sauvant Mouchette. Et le Christ accepte bien de souffrir par ceux-là même qui devraient l’annoncer pour se permettre de leur donner alors sa grâce en surabondance – pour le dire autrement, le romancier postule que si les prêtres ne sont pas fidèles à la plénitude de leur sacerdoce, rien n’entrave pour autant la grâce divine mais tout lui permet au contraire de produire un surcroît de fécondité rédemptrice invisible. Si Pernichon peut du reste discerner un ton de haine dans le discours de l’abbé, il faut donc s’aviser que cette haine se dirige sans doute contre soi-même : « À ces paroles, et comme si le seul mot de haine l’eût touché, l’abbé Cénabre faillit perdre son habituelle maîtrise de soi. Il rougit, frappa vivement la table de sa main ouverte… » (p. 319) – au lieu de frapper du poing comme l’on pouvait lexicalement s’y attendre, l’abbé frappe la table de sa main ouverte, par ailleurs symbole de bénédiction sacerdotale ouvrant par conséquent le texte vers un au-delà de son explication immédiate. Cette colère est sainte, malgré Cénabre sans doute mais bien aussi par lui, et s’emporte contre l’injustice qu’il sait bien le frapper avec tant de rigueur.

Motif structurant qui nous oriente vers une compréhension toute intérieure de la vie de Cénabre, la croix ponctue alors le roman de sa présence. Le texte débute par une attente inquiète en sa présence, elle qui arrache le personnage à lui-même au gré d’un usage volontairement heurté de la syntaxe :

Au mur nu pend une croix. Et, par un raffinement suprême, c’est la seule de la maison. (p. 315)
De cet angle droit de la pièce on eût pu croire que les yeux fixaient simplement la porte par où Pernichon s’était enfui. Toutefois leur direction était différente. M. Pernichon, ni aucun autre à sa ressemblance, n’eût entretenu tel feu dans sa prunelle assombrie… Elles avaient trouvé ailleurs quelque chose. Et plus d’un sceptique eût été bien embarrassé de convenir que l’interlocuteur invisible, au moins selon toute vraisemblance, c’était la croix nue pendue au mur. (p. 324)
Et soudain ce point de souffrance aiguë l’arrêtait net, le clouait sur place pour une longue minute, parfois dans l’attitude la plus incommode, les bras levés présentant l’hostie à la croix, ou la main dressée pour bénir. (p. 447)

La narration insiste aussi sur l’effroi crucifiant de celui qui se sait incapable de tout et qui demeure bouleversé par le mystère dont il pressent la venue, loin de l’indifférence ou de l’habitude qui correspondraient seules à des attitudes mortifères :

La lumière l’avait offensé cruellement, tout à coup, comme le signe sensible, sur le mur et sur la croix, d’une illumination intérieure qu’il eût voulu étouffer, repousser dans la nuit, avec une énergie désespérée (p. 327), et il était vrai que cette cellule, pavée de grès, ces murs, ces livres, cette croix nue étaient ennemis. (id.)
Il ne celait même point celles de ses tribulations les plus voisines, les doutes sur la foi par exemple, ou ce signe plus troublant encore, plus mystérieux : sa répugnance, son horreur invincible de la Passion de Notre-Seigneur, dont la pensée fut toujours si douloureuse à ses nerfs qu’il détournait involontairement le regard du crucifix… Mais un trait paraîtra plus incroyable encore. Après lui avoir imposé des mortifications assez rudes dont il n’omit jamais aucune, le P. Brou, son confesseur, lui ordonna de ne s’endormir jamais sans avoir repassé dans son esprit chacun des épisodes principaux du Sacrifice du Calvaire. Ce qu’il fit, et avec tant de peine que la sueur lui coulait parfois du visage, et que son voisin entendit certaines nuits, à travers la mince cloison de bois, son sourd gémissement. (p. 364)

Le roman définit enfin la primauté absolue et transcendante d’une réalité brûlant l’être et le forçant à lâcher prise (la métaphore de la croix comme rempart insiste alors assez sur sa capacité à résister à toute attaque et à désarmer tout assaut) :

La timidité extraordinaire […] était sa croix sans doute, mais toute croix est un refuge (p. 337), le sang qui coule de la Croix peut nous tuer [dit Chevance à Cénabre] (p. 353), c’était la minute effrayante où l’enfer n’est qu’une haine, une flamme unique sur l’âme en péril, perce tout, consumerait l’ange même, ne rebrousse qu’au pied de la Croix (p. 372), il tomba la face en avant, les bras en croix (p. 374), car la terrible croix de bois peut se dresser d’abord au premier croisement des routes, pour un rappel grave et sévère, mais la dernière image qui nous apparaisse, avant de nous éloigner à jamais, c’est cette autre croix de chair, les deux bras étendus de l’ami lamentable, lorsque le plus haut des anges se détourne avec terreur de la Face d’un Dieu déçu. (p. 381)

Se dessine ainsi un arc qui va définir le personnage de Cénabre : ‘attente, effroi, abandon’. Or nous savons désormais que la croix vient chercher chacun dans l’abandon et que nul être, marqué de cette manière par la croix, ne peut être perdu. On comprend que notre personnage, orphelin contraint de conquérir une place à tout prix dans les plus grands tourments, est vraiment un abbé que la critique veut très injustement voir exilé (tant elle se montre capable de se scandaliser que l’on puisse perdre une foi à laquelle elle choisit elle-même souvent de ne pas croire – ou comme s’il était vraiment scandaleux que l’homme puisse chuter) :

La puissante nature de l’abbé Cénabre, sur laquelle tant de gens se sont mépris, égarés par une apparente facilité, répugne à la besogne inachevée, va jusqu’au bout de l’effort. Le petit orphelin abandonné de tous (un de ses grands-pères compromis dans l’affaire des chauffeurs de Metz, et mourant au bagne, son père alcoolique, sa mère tôt veuve, lavant et ravaudant le linge des commères dans sa pauvre chaumine de Sarselat, puis décédée à l’hospice de Bar-le-Duc) n’était point de ceux qui peuvent choisir : ambitieux de s’élever, affamé de réputation, réduit à grandir sur place, risquant de tout perdre par une imprudence, et non seulement condamné au sacerdoce, mais encore à s’y distinguer de ses rivaux plus heureux, plus favorisés. Un précoce bon sens, dont la fermeté, hélas ! ne se démentit jamais, lui faisait déjà sentir que la supériorité de son intelligence, à elle seule, l’eût plutôt compromis, qu’il devait moins chercher à s’imposer qu’à se justifier d’abord de son origine et de son passé par une conduite irréprochable, une irréprochable tenue. (p. 364-365)

Vision plutôt sordide faite de morts successives, de misère et de déterminations – mais l’on s’avisera que l’abbé « n’était point de ceux qui peuvent choisir », créature d’abord « soumise sans l’avoir voulu » (Rm 8) puis surtout désignée par le verbe « condamner » qui nous oriente encore vers la croix. Le texte nous met en somme en garde (ne pas nous laisser « égarés par une apparente facilité ») et nous fait relire l’épisode de la confession paradoxale de Pernichon comme aveu même d’être soi pour Cénabre. Le romancier le dira plus clairement encore dans Les Enfants humiliés, avec l’humilité que n’a pas toujours la critique :

La dernière ligne écrite, j’ignorais encore si l’abbé Cénabre était oui ou non un imposteur, je l’ignore toujours, j’ai cessé de m’interroger là-dessus […] Pour mériter le nom d’imposteur, il faudrait qu’on fût totalement responsable de son mensonge, il faudrait qu’on l’eût engendré, or tous les mensonges n’ont qu’un Père, et ce Père n’est pas d’ici [4].

Le signe génial qu’a pourtant trouvé Bernanos pour donner une épaisseur remarquable à son personnage tout en l’élançant sur les voies de l’ouverture à l’être se trouve alors incarné par le don des larmes. Au tournant de la première et de la deuxième partie de L’Imposture, l’abbé touché par ce don se trouve ainsi conduit à renoncer à son ancienne impassibilité et à admettre la naissance en lui d’une brèche qui ne se refermera pas. La narration use en ce sens de deux séquences distinctes. L’événement qui pénètre brusquement le texte se donne d’abord comme ce qui touche le point le plus névralgique de l’intimité et n’entretient aucun rapport direct avec quelque dérèglement psychologique :

Jamais encore le terrible prêtre n’avait été si près de sa fin. Et pourtant, même alors, quelque chose se brisa dans son cœur. L’élan frénétique, en apparence irrésistible, se replia, se défit […]. Et sans perdre conscience un instant, non point atteint dans sa chair, mais comme au point le plus délicat de son vouloir, au point vital, il tomba la face en avant, les bras en croix, sur le tapis, et s’y roula en sanglotant, avec un abandon, un hideux déliement de tout l’être. Il avait le nez dans la laine épaisse, bientôt trempée de larmes, il y enfonçait sa face, il serrait dessus ses mâchoires. Un mouvement convulsif le mit un instant sur le dos, et pour échapper aussitôt à la lumière intolérable il roula sur lui-même, en rugissant. (p. 374)

Il est remarquable que la réalité de l’« abandon » soit immédiatement sollicitée par le récit, précédée d’une posture connotant l’offrande, aussi bien dans le cas d’un abandon par Dieu que dans celui d’un abandon à Dieu (« les bras en croix »), suivie d’une mention visant le jugement du personnage lui-même, montrant ainsi sa pleine lucidité (« un hideux déliement »), et renforcée par le rappel de cette alliance entre face et lumière qui sert toujours à nommer un acte de révélation opéré en situation de pauvreté. Le personnage est atteint au point « vital », qui peut bien être pris en un sens littéral, et en son « vouloir », qui s’apprête à être réformé et retravaillé par Dieu. Mais si l’intimité du « vouloir » est à ce point sollicitée, ce sera bientôt à la « chair » de s’exprimer :

La chair même y répondait par une sorte d’alanguissement, qui ressemblait à l’amour, qui était comme l’ombre de l’amour. Les larmes vinrent aux yeux de l’abbé Cénabre, ainsi qu’une eau qui perce à travers la pierre, et il en sentait l’humidité sur son visage, avec une extraordinaire angoisse. Il ne voulait pas de ces larmes, elles n’avaient pour lui aucun sens. Elles étaient le signe purement sensible, indéchiffrable, d’une présence contre laquelle il se sentait soulevé d’horreur. C’étaient comme des larmes versées en vain. La simple acceptation, l’abandon de la lutte inutile, le geste qui avoue la défaite, s’offre au vainqueur, cela seul eût ouvert la vraie source des pleurs, et il redoutait plus cette délivrance qu’aucun supplice. Il se méprisait, se haïssait dans sa détresse et dans sa honte, mais il ne pouvait, non ! il ne pouvait se prendre en pitié. […] Une fois de plus, d’ailleurs, l’abbé Cénabre ne retenait de l’angoisse qui l’avait à trois reprises si dangereusement assailli qu’un souvenir limité aux actes et aux gestes, désormais difficilement explicables. Le revolver sur le drap du bureau, ou ces larmes dont il ne pouvait encore tarir la source, étaient pareillement témoins de sa folie, mais quelle folie ? Le bouleversement soudain d’une vie si ordonnée, si bien close, le fléchissement, plus encore la disparition, l’évanouissement total, pour un moment, de ce sens critique justement célèbre dans le monde, pouvaient-ils avoir d’autre cause qu’un mal physique, encore ignoré ? (p. 375-376)

Après le terme très mystique d’« alanguissement », deux corrections apposées fléchissent le sens vers la mention d’un « amour » qui, même s’il reste encore à déterminer, survient absolument. L’image expressive de l’eau fendant la pierre suscite une « extraordinaire angoisse », que l’on retrouve ici comme tension entre connu et inconnu, autant dire comme seuil – et n’est-il pas symbolique que le héros en dénombre trois assauts ? La détermination du signe et du sens, en rehaussant le premier face au second, permet de comprendre ces « larmes versées en vain » comme la seule opinion d’un Cénabre accroché à un sens qui se dérobe sous la grandeur du signe et renforce la primauté de l’action romanesque sur le discours. Les larmes représentent un au-delà du sens parce qu’elles sont d’essence mystique et ouvrent à « l’abandon de la lutte inutile » (épure d’une relecture de Rm 8). En somme, le récit s’est ici ouvert en même temps que son personnage. Le retour de la réalité d’« abandon », cette fois encadrée par le substantif « acceptation » et par le verbe « s’offrir », éclaire les enjeux du texte en même temps qu’il représente le chemin de l’abbé vers une délivrance en cours, dont il nous est clairement dit qu’elle lui fait horreur et n’est pas encore réalisée. La progressive montée de la tension nous mène ainsi vers un second palier de révélation, alors que la pitié qui vient d’être refusée s’insinue enfin en Cénabre :

Alors, pour la deuxième fois, une espèce de pitié cria dans le cœur de l’abbé Cénabre et il sentit monter à ses yeux les mêmes larmes inexplicables déjà offertes, déjà différées, suprême invention de la miséricorde, universelle rançon ! Que d’hommes qui crurent aussi en avoir fini pour toujours des entreprises de l’âme, s’éveillèrent entre les bras de leur ange, ayant reçu au seuil de l’enfer ce don sacré des larmes, ainsi qu’une nouvelle enfance ! Il laissa tomber la tête entre ses mains, il s’abandonna. Toute sa défense fut seulement de détourner son attention, de la laisser dans le vide, de s’attacher à pleurer sans cause, ainsi qu’on s’étend pour dormir ou mourir… (p. 380)

Le lexique de la libération sature le récit – de la pitié à l’enfance en passant par l’offrande, la miséricorde, la rançon, l’ange ou le don sacré. Si tant d’hommes ne l’attendent plus, cet événement vient pourtant accréditer la lecture d’un dévoilement progressif d’une altérité transcendante, permise par le don des larmes, et qui ne sera pleinement actualisée qu’à la fin de l’existence de Cénabre, en la chute de La Joie, alors qu’il tombera à nouveau « la face en avant » (p. 724). L’expression passive domine, comme lorsqu’il s’agissait de montrer la pesée du monde sur le personnage : la pitié crie en lui et les larmes montent à ses yeux. Seule une action demeure : « il s’abandonna ». La poussée de la grâce, parallèle à celle du monde, est bien celle qui peut restructurer l’être, en une « suprême invention de la miséricorde » comme en une habile inventio romanesque. Le style est naturellement noble (« [que d’hommes] s’éveillèrent entre les bras de leur ange, ayant reçu au seuil de l’enfer ce don sacré des larmes, ainsi qu’une nouvelle enfance »). Convenons que la grâce issue du don des larmes semble donc s’occuper efficacement de rétablir Cénabre en sa vocation première, malgré les résistances de sa volonté qui proviennent justement d’un péché à détruire et n’équivalent absolument pas à l’essence de l’homme pécheur. Chez Bernanos, en effet, la déchéance touche toujours la volonté, et non l’être : « Car à mesure que ruisselait entre ses doigts, jusqu’à l’ignoble marbre, cette eau solennelle, toute fatigue coulait avec elle, et il sentait frémir en lui une force immense, contre laquelle sa volonté déchue se roidissait à grand-peine » (p. 380-381). Articulé au rappel de sa jeunesse « tôt détruite par le calcul et la fraude, mais qui à un moment du moins eut sa candeur et sa foi », le surgissement qui enveloppe le personnage repousse la soumission au monde, entraîne la libération de la fatalité, et jaillit de l’intimité tout en provenant réellement d’un au-delà de l’être. Si l’eau « ruisselait » sur le visage de Cénabre, c’est, narrativement et théologiquement, que l’abbé et ceux qui souffrent avec lui sont, selon la vision de Chantal, « tout ruisselants du sang de la Croix » (p. 671). Ce ruissellement parallèle, valant naturellement compénétration des faisceaux narratifs et promesse d’espérance, illustre par ailleurs cette esthétique théologique qui caractérise l’œuvre de Bernanos. Nous n’oublierons pourtant pas que ce ruissellement fut en vérité inauguré par tout ce qu’a permis la confession de Pernichon au seuil du roman ; la pénitence n’est pas uniquement une affaire individuelle et le rôle du prêtre doit aussi se comprendre en un plan large irréductible au seul face à face imaginé. Telle est la communion des saints.

Si la confession bénit le pénitent, elle bénit donc aussi le prêtre, et les élance l’un et l’autre dans le cœur même de la communion des saints. Il y a véritablement pèlerinage terrestre dans l’itinéraire paradoxal de Cénabre – et pèlerinage qui nous place nous aussi devant le mystère.

Oh ! je ne suis qu’une pauvre religieuse très terre à terre et pourtant j’ai toujours volontiers pensé que si la force est une vertu, il n’y a pas assez de cette vertu pour tout le monde, que les forts sont forts aux dépens des faibles et que la faiblesse sera finalement réconciliée dans l’universelle rédemption [5]…

Philippe Richard, docteur ès-lettres et agrégé de lettres, chargé d’enseignement à l’Institut Catholique de Paris et à l’Institut supérieur de théologie de Nice, étudie les rapports entre littérature et mystique dans l’écriture romanesque de l’entre-deux guerres.

[1] Georges Bernanos, L’Imposture (1927) ; Œuvres romanesques suivies de Dialogues des Carmélites, Paris, NRF-Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 309-530.

[2] Luc Estang, Présence de Bernanos, Paris, Plon, coll. « Présences », 1947, p. 54.

[3] Philippe Richard, L’écriture de l’abandon. Esthétique carmélitaine de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, Paris, Champion, coll. « Poétiques et Esthétiques XX-XXIe siècles » n° 23, 2015, p. 376.

[4] Georges Bernanos, « Les Enfants humiliés », Essais et écrits de combat I, Paris, NRF-Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (dir. Michel Estève), 1971, p. 830-831.

[5] Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, p. 1690. Un premier état du texte mentionnait même que la faiblesse « sera finalement réconciliée et glorifiée dans l’universelle rédemption » (cf. W. Bush, Genèse et structure de ‘Sous le Soleil de Satan’ d’après le manuscrit Bodmer : scrupules de Maritain et autocensure de Bernanos, Paris, Lettres Modernes, coll. « Archives des lettres modernes » n°236 [archives Bernanos no10], 1988, p. 145).

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