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L’école exigeante de la miséricorde

Christophe Bourgeois

Il semble que la miséricorde chrétienne exerce sur les idéaux laïcs contemporains une extraordinaire fascination. André Comte-Sponville ne manque pas, ainsi, de revendiquer dans son analyse l’exemple du Christ ou de saint Étienne, exemples d’un

pardon sans préalable ni condition : de ce pardon qui n’attend pas que le méchant le soit moins (puisqu’il regretterait de l’avoir été) pour lui pardonner, de ce pardon qui est vraiment un don, et non pas un échange (mon pardon contre ton repentir), de ce pardon inconditionnel, de ce pardon en pure perte, si l’on veut, mais qui est pourtant, contre la haine, la plus grande victoire [1].

Cette description de la miséricorde met bien l’accent sur l’initiative divine qui la fonde seule, et non sur le mérite de celui qui est pardonné. Elle est aussi pour beaucoup dans l’image peu à peu construite chez ce penseur d’une charité sans Dieu, image d’un amour « pur, gratuit ou désintéressé » dont nous serions capables, dont la gratuité serait d’autant plus grande que nous n’aurions pas à satisfaire au devoir de Dieu [2]. La miséricorde est belle parce que gratuite, gratuite parce qu’exempte de conditions, exempte de conditions parce qu’il n’est plus question de dettes, voire de conversion de celui à qui l’on pardonne.

Derrière la réconciliation idéale qu’elle met en scène, où la charité laïque s’ajouterait harmonieusement au désir de charité de tant de siècles d’espérance chrétienne, cette affirmation a un corollaire : le vrai pardon est si gratuit qu’il n’attend rien du partenaire. Or, aux yeux de beaucoup de nos contemporains, la théologie catholique semble avoir trop négligé cette dimension inconditionnelle du pardon : c’est elle qui a fait entrer l’idée de « satisfaction » pour les péchés dans son vocabulaire, c’est elle qui a mis en rubriques le pardon, l’a classé et quantifié en indulgences, c’est elle qui parle de dettes. La spiritualité médiévale a insisté sur ce thème : la miséricorde divine a pu se manifester parce que Dieu a reçu en la personne de son Fils la réparation que l’homme abandonné à ses propres forces ne pouvait lui donner. C’est le cœur du raisonnement de saint Anselme : seul un Homme-Dieu pouvait réparer l’honneur bafoué de Dieu. Le soupçon surgit : sous prétexte d’affirmer une miséricorde gratuite, le christianisme n’aurait-il pas véhiculé un étrange marchandage ? Certains théologiens se feront peut-être fort de répondre à cette question par une histoire de la théologie orientée, en expliquant que toutes ces notions sont en fait des perversions de la théologie chrétienne, perversions rapidement étiquetées sous le nom de « théologie juridique » et que nous, hommes nés au XXème siècle, avons enfin compris que « Dieu est amour », qu’il nous suffit de recevoir et d’oublier une bonne fois pour toutes cette satisfaction, ce Dieu offensé, ces sacrifices et ce sang versé. De là à congédier poliment Dieu de la sphère de la gratuité, comme le fait avec urbanité André Comte-Sponville, il n’y a qu’un pas.

Or, la conception catholique de la miséricorde est plus riche. Et l’on ne saurait évacuer aussi aisément l’héritage séculaire de la réflexion sur justice et miséricorde divines, qui rendent fécond le pardon chrétien.

La dialectique de saint Anselme

Le premier livre du Cur Deus homo d’Anselme combat vigoureusement l’idée d’une miséricorde inconditionnelle offerte par Dieu. Il oppose à ce principe de la « miséricorde seule » l’exigence de la justice divine et fonde sa réflexion sur ce couple de notions. La thèse est clairement résumée au chapitre XIX :

Tiens donc pour très certain que, sans satisfaction, c’est à dire sans libre acquittement de la dette, ni Dieu ne peut laisser le pécheur impuni, ni le pécheur ne peut parvenir à une béatitude au moins telle que celle qu’il avait avant de pécher [3].

L’alternative négative, conforme à la méthode dialectique revendiquée par Anselme, rappelle deux écueils à éviter. Si Dieu pardonne sans condition, il n’y a plus de justice, il n’existe plus de séparation entre péché et non-péché, au mépris de toute vérité, et alors Dieu se déjuge. Du côté du pécheur, il n’y a plus qu’un salut extérieur à l’homme, qui lui pardonne sans le purifier et le laisse souillé. Le chapitre emploie d’ailleurs l’image d’une perle volée et souillée qu’un riche reprendrait et cacherait chez lui sans l’avoir lavée. C’est dire la dignité de la créature aux yeux de Dieu. Le traité ne masque pas ce que peut avoir de choquant cette confrontation entre justice et miséricorde ; dès la fin du chapitre X, avant qu’Anselme et son disciple Boson concluent ensemble le pacte qui va structurer leur réflexion, ce dernier formule une crainte qui nous paraît justifiée :

Bien étrange que Dieu se délecte ainsi, ou bien ait si besoin du sang de l’Innocent que, sans sa mise à mort, Il ne veuille ou ne puisse épargner le malfaisant.

La nécessité d’un sacrifice, celui du Christ, semble s’opposer à la gratuité de la grâce divine. Boson explicite d’ailleurs ses arguments au chapitre XII : pourquoi faut-il punir le péché puisque Dieu nous demande de pardonner les offenses ?

Quand Dieu nous donne précepte de remettre toute dette à ceux qui pèchent contre nous, il semble contradictoire qu’Il nous donne en précepte ce qu’il ne Lui sied pas de faire Lui-même.

Le questionnement de Boson est d’ailleurs guidé par un principe proche de celui du Proslogion, écrit vingt ans avant, en 1078 [4]. De même qu’il s’agissait dans le premier traité de l’abbé du Bec de contempler Dieu comme « ce dont rien de plus grand ne peut être pensé », il s’agit bien dans la discussion serrée du Cur Deus homo de comprendre comment Dieu est « si bienveillant que plus bienveillant ne se puisse penser ».

Or, si l’exigence de justice ne saurait enfermer la liberté divine – ce que comprend bien Boson – cette liberté est d’abord vérité : Dieu ne peut mentir par rapport au péché, la justice renvoie à l’intégrité de l’être divin [5]. D’un autre côté, la punition pure et simple du pécheur n’apparaît pas comme une solution digne de Dieu, puisqu’elle entérinerait un échec de son dessein et ne laverait pas l’affront. Justice et dignité divines se répondent donc, le chapitre XIII le précise bien : « Dieu ne garde donc rien plus justement que l’honneur de sa dignité ». Comme le rappelle Michel Corbin, une telle affirmation peut s’entendre dans un sens pervers : Dieu serait d’abord un potentat jaloux de ses droits, sa créature n’aurait d’autre fonction que le tribut qu’elle lui rendrait. Pourtant, située dans son contexte, reliée au refus de punir purement et simplement le pécheur, cette proposition renvoie bien au cœur de la miséricorde divine, puisque Dieu a voulu placer d’une manière inouïe sa dignité et son honneur en l’homme, en voulant se lier à la réponse libre de l’homme [6].

Le Christ rédempteur

Cette mécanique dialectique nous paraît sans doute excessivement abstraite, trop spéculative pour coller à l’image biblique des « entrailles de miséricorde » de Dieu. De fait, Anselme choisit de pousser ses raisonnements dans leurs retranchements pour mettre la raison incroyante devant les contradictions de ses axiomes et pour la forcer à tourner les yeux vers la folle sagesse de la Croix. La véritable signification du traité n’existe pas en dehors de la méditation sur le Christ et sa Passion, par laquelle Anselme couronne le deuxième livre. L’offrande du Christ sur la Croix est celle d’une liberté qui rencontre Dieu, elle permet de contempler le mystère de l’union entre la liberté finie et la liberté infinie. Tout le mouvement de l’Incarnation montre comment la liberté infinie de Dieu vient susciter et promouvoir la liberté finie de l’homme au lieu de la dominer. Il témoigne de la sollicitude divine, qui veut rendre sa créature participante du salut, parce que le Fils « donne de son plein gré » (chapitre XIX), spontanément, sans y être forcé. Et il veut nous rendre participants de cette capacité à donner. En regardant l’homme avec amour, Dieu ne cesse de le créer comme un partenaire réel, capable de lui répondre.

L’argumentation apparaît en fait comme une lecture attentive du chapitre 3 de l’épître aux Romains. Celui-ci rappelle en effet la culpabilité de tous les hommes et le motif de la colère divine, manifestation de sa justice et de sa vérité contre le mensonge de l’injustice. Mais le Christ, « instrument de propitiation », apporte la justification. Il exerce la justice salvifique de Dieu, et sa Croix est en même temps le jugement du monde. Il est le Juste par excellence qu’aucun homme de l’Ancien Testament n’était pleinement.

L’exigence divine

Ainsi la miséricorde divine est-elle « si grande, si accordée à la justice, que ni plus grande ni plus juste ne se pourrait penser » [7]. Car cette miséricorde offre à l’homme le Fils unique, gratuitement, par pur amour, pour que celui-ci nous adopte, nous lie à lui, nous attire à la foi et nous permette d’être des enfants dignes du Père. C’est ainsi qu’Anselme comprend au chapitre XIX la grâce surabondante de l’Incarnation, destinée à nous faire accéder à cette dignité de justes.

Dieu n’avait […] nul besoin de descendre du ciel pour vaincre le diable, ni d’agir par justice contre lui pour libérer l’homme ; mais Dieu exigeait de l’homme qu’il vainquît le diable, et qu’ayant offensé Dieu par le péché, il satisfît par la justice.

Derrière le vocabulaire de la justice offensée, de la remise de dettes, de la propitiation, il faut donc comprendre que la miséricorde divine est plus gratuite encore et plus grande, parce qu’elle veut retourner de l’intérieur le cœur de l’homme et qu’elle prend au sérieux l’amour que l’homme lui porte : le verbe « exiger » le souligne bien. La dialectique anselmienne entre justice et miséricorde, par les divers sauts herméneutiques qu’elle propose, vers un sens toujours plus haut et plus surprenant, est ainsi une manière de comprendre la richesse de l’amour de Dieu. L’événement pascal renvoie à une concorde suréminente plus grande que la miséricorde seule, et aussi plus grande que la justice seule. La miséricorde dépasse en effet la rationalité un peu plate qu’induisent les mots de compensation ou de rétribution, liés au sémantisme juridique, en même temps qu’elle donne un vrai sens à l’idée de justice. La vraie miséricorde divine se comprend par rapport à la réponse qu’elle attend, donnée une fois pour toute dans le sacrifice du Fils et le sang qu’il versa pour nos péchés.

« Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36)

Dieu n’ôte rien de ses exigences envers l’homme, puisqu’il veut l’amener à partager le mouvement même de sa miséricorde. Cette réciprocité est posée dans la prière du Notre Père  : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». La demande formule, semble-t-il, une condition redoutable, elle définit une situation d’échange entre Dieu et l’homme, que le Christ commente de manière particulièrement insistante :

Oui, si vous remettez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous remettra aussi ; mais si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements. (Mt 6, 14-15)

Au contraire, le pardon que doit offrir le croyant est, lui, sans condition ; Jésus y invite Pierre : « je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (Mt 18, 22).

On voit comment l’homme se trouve associé à cet attribut divin qu’est la miséricorde, par sa participation, dans la foi, à la vie du Christ. Le pardon de Dieu passe dans son cœur car lui-même se rend totalement disponible à l’amour gratuit et transformant, et épouse peu à peu l’offrande libre de Jésus. L’exigence est ferme, elle est rappelée à plusieurs reprises, en particulier dans la parabole du serviteur impitoyable, qui veut voir effacé sa dette envers son maître mais n’a aucune pitié quand il s’agit de recouvrir son dû. L’image de la dette souligne d’ailleurs la proximité avec la prière du Notre Père  : les formes du verbe opheïleïn (être débiteur) font écho au substantif opheïlêma employé dans la prière du Seigneur. On sait la conclusion ferme qu’en tire Jésus : « C’est ainsi que vous traitera aussi mon Père céleste, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère au fond du cœur » (Mt 18, 35).

Aux paraboles de l’échange font alors écho, dans une tension soigneusement entretenue par les évangélistes, les enseignements où toute forme d’échange strictement humain est dépassé. Saint Luc demande de « prêter sans rien attendre », il dépeint l’enfant prodigue recevant tout de la miséricorde du Père, lui qui n’a rien donné ; le Christ dit simplement « demandez, et vous recevrez ». Il ajoute :

Remettez, et il vous sera remis. Donnez, et l’on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu’on versera dans votre sein ; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour. (Lc 6, 38)

Derrière l’échange s’exprime une surabondance inouïe ; la miséricorde fait entrer dans la logique du don qui démultiplie les effets de l’amour et renvoie à une comptabilité bien différente de celle des hommes.

À l’imitation du Christ

Saint Paul explicite bien le sens de cette exigence de l’amour en demandant aux chrétiens de se pardonner mutuellement « comme Dieu vous a pardonné dans le Christ » (Ep 4, 32). Le pardon chrétien, sans limites, nous configure au Christ, en particulier le pardon des ennemis, que Jésus présente comme une justice surpassant la Loi mosaïque (Mt 5, 44), et qui fut au cœur de sa montée à Jérusalem et de son ultime acquiescement. La miséricorde du Fils rend le bien pour le mal. Le pardon humain trouve donc son dynamisme dans cet abaissement et dans cette offrande au Père, il n’est pas une imitation extérieure des vertus du Christ, il est une réponse du cœur soutenue par la grâce.

C’est bien pourquoi le pardon est l’objet d’une prière à Dieu : cette supplication insistante, doublée de la conscience de tous les actes commis qui nous séparent de la justice et de la vérité, cette prière qui va jusqu’à la pénitence et à la disponibilité à la réconciliation sacramentelle, participent de notre croissance dans l’Esprit Saint, qui nous associe toujours plus profondément à l’échange d’amour de la vie trinitaire. Le disciple Boson posait à peu près la même question en demandant à son maître pourquoi nous disons « Remets-nous nos dettes ». Il croit déceler une double contradiction dans cette prière : si l’homme est capable d’acquitter la dette qu’il doit, pourquoi demande-t-il à Dieu la remise de la dette ?

Si, au contraire, l’homme est incapable de cet acquittement, pourquoi demander à Dieu qu’il ne fasse pas justice et n’exige pas ce qui lui est dû ? Anselme répond de manière un peu lapidaire « qu’il appartient à cet acquittement qu’il supplie » [8]. La supplication fait partie intégrante de cette libre réponse que donne l’homme à Dieu, elle participe au plus haut point de sa dignité de créature aimée ; le Christ lui-même a présenté « avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications » (He 5, 7) : la prière façonne ainsi notre cœur à l’image de la miséricorde divine et nous rend compatissants. De plus, prier, c’est refuser de se mettre dans une situation d’égalité avec Dieu qui serait contraire à la justice, c’est avoir la seule attitude juste.

Compris dans son sens chrétien, le pardon manifeste alors une forme de transcendance dans l’existence humaine, parce qu’il épouse le mouvement d’amour gratuit et exigeant de la vie trinitaire. Il paraît difficile à concevoir dans toutes ses conséquences s’il ne nous est donné par le Christ. C’est pour cela que Dieu manifeste sans cesse son exigence en nous comblant de son amitié et de sa miséricorde.

C’est peut-être dans ce sens qu’il faut comprendre la référence attestée dans l’Écriture au « blasphème contre l’Esprit Saint », qui paraît définir un lieu hors-pardon :

Tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis. Et quiconque aura dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis ; mais quiconque aura parlé contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l’autre. (Mt 12, 31-32)

Le péché est déjà en soi un refus, dire « une parole contre le Fils de l’Homme » est un refus profond du dessein de salut voulu par le Père : pourtant, Dieu peut pardonner ce refus parce qu’il peut convertir le cœur. Quel est ce refus plus grand que le refus radical vécu dans le péché ? Il semble, comme l’écrivait Gaston Fessard, que l’Écriture maintienne une antinomie : « tout péché est pardonnable. Un péché n’est pas pardonnable » [9] ; et cette antinomie oblige à une certaine prudence dans l’interprétation. Saint Augustin comprenait ce verset comme une définition de « l’impénitence finale », terme que reprend aujourd’hui le magistère [10] : l’impénitence est comprise chez l’évêque d’Hippone tantôt comme une disposition fondamentale – qui ne devient le péché irrémissible qu’une fois la vie achevée – tantôt identifiée à un péché particulier, ce qui est plus problématique. La Somme Théologique, de son côté, cherche à rapprocher ce blasphème contre l’Esprit-Saint du « péché par malice », par choix délibéré du mal, puisqu’il s’agit de « rejeter ou écarter par mépris ce qui pouvait empêcher le choix du péché » [11]. De fait, l’avertissement concerne peut-être moins un acte particulier de la vie morale, qui ferait exception à la règle de la rémission possible de tous les péchés, qu’une orientation profonde de l’existence, que tel ou tel acte peut faire ressortir. Le contexte de la scène évangélique le suggère d’ailleurs : en attribuant au mal la victoire sur le mal, les Pharisiens accumulent contradiction sur contradiction et semblent en quelque sorte rechercher la perversité pour elle-même. Le Christ leur dévoile donc le sens irrémédiable que pourrait prendre cette méchanceté si elle devenait leur dernier mot.

En la rapportant à l’Esprit et non au Verbe incarné, en faisant donc porter la volonté mauvaise non sur la présence voilée qui vient toucher l’homme comme de l’extérieur, mais sur l’action de l’Esprit communiqué de l’intérieur, le Christ pointe une disposition intérieure profonde qui tend à se couper délibérément de tout bien [12]. Au-delà des interprétations diverses, toujours à reprendre, peut-être est-ce ce refus radical d’être pardonné, d’accepter le mouvement d’amour consolant et rédempteur que nous donne l’Esprit Saint qui est en jeu ici, comme l’écrit Jean-Paul II : « le blasphème contre l’Esprit Saint consiste précisément dans le refus radical (...) de se tourner vers les sources de la Rédemption (...), dans laquelle s’accomplit la mission de l’Esprit Saint » [13].

Alors, oui, la gratuité a un prix, en quelque sorte, un prix inestimable, le prix fou du sacrifice libre de Jésus, le prix de la liberté que Dieu veut restaurer en nous. La réflexion chrétienne souligne combien cette gratuité n’a rien à voir avec un pardon accordé mécaniquement, faute de mieux, pour éviter la confrontation avec la vérité. Si la miséricorde divine nous montre ainsi sa singularité inouïe et l’amitié exigeante qu’elle manifeste, c’est aussi pour mieux nous mettre en face de ce qu’exige le vrai pardon pour l’homme, rien moins que la configuration à l’offrande du Christ.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] Petit Traité des grandes vertus, P.U.F., p.173.

[2] Ibid., voir p.381-382.

[3] Le Cur Deus Homo est cité dans la traduction proposée par Michel Corbin, dont nous reprenons les analyses pertinentes de la théologie anselmienne (voir M. Corbin, L’œuvre de saint Anselme de Cantorbery, tome III, Cerf, 1986).

[4] Proslogion, IX, 106, « En vérité, comment épargnes-Tu les méchants si Tu es tout entier et sur-éminemment juste ? ». Voir pour une analyse de cette thématique dans le Proslogion, M. Corbin, « Justice et miséricorde chez saint Anselme de Cantorbéry », Communio, XVIII, 6, 1993.

[5] Voir op. cit., p.347.

[6] Voir op. cit. p.349, et l’interprétation défendue par M. Corbin dans son introduction, p.58 et suivantes.

[7] Cur Deus Homo, livre II, chapitre XX.

[8] Cur Deus Homo, livre I, chapitre XIX. Boson présente ainsi l’alternative : « si nous acquittons ce que nous devons, pourquoi prions-nous pour que Dieu remette (nos dettes) ? Dieu serait-Il injuste au point d’exiger à nouveau ce qui est acquitté ? Si, au contraire, nous n’acquittons pas, pourquoi prions-nous en vain pour qu’Il fasse ce qui ne convient pas, et qu’Il ne peut faire ? ».

[9] G. Fessard, « le blasphème contre le Saint Esprit », [article écrit en 1926], Communio, XIV, 1, 1989, p.42. L’article propose un dossier documenté et argumenté sur le problème.

[10] Voir Catéchisme de l’Église catholique, n°1864, et l’encyclique Dominum et vivificantem (18 mai 1986), n°46 : « la non-rémission est liée, comme sa cause, à la non-pénitence, c’est à dire au refus radical de se convertir ».

[11] IIa IIae, q.14, a.1.

[12] Voir G. Fessard, art. cité, p. 51. Celui-ci tente de concilier l’interprétation augustinienne et la question de la Somme.

[13] Dominum et vivificantem, ibid.

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