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L’élévation : la rencontre du dogme et de la piété

Désirs des fidèles et innovations liturgiques à la fin du Moyen-Âge.
Jérôme Moreau

Lors du récent pèlerinage des séminaristes à Lourdes, une veillée d’adoration a été organisée, en présence des évêques. Cette démarche spirituelle qui pourrait paraître anodine à beaucoup, s’avérait en réalité inédite dans telles circonstances. Sans doute doit-elle, parmi d’autres raisons propres à l’Église de France, être mise en perspective avec les veillées d’adoration introduites au cœur des JMJ depuis Cologne, à Sydney et Madrid, auxquelles nombre des actuels séminaristes et de leurs évêques ont pu participer.

Cette dévotion de plus en plus courante, au cœur de différents grands rassemblements comme dans des veillées régulières au sein des paroisses ou des mouvements ecclésiaux, n’est autre que « le développement explicite de la célébration eucharistique », comme le rappelait Benoît XVI [1]. Saint Augustin affirmait déjà : « Que personne ne mange cette chair sans d’abord l’adorer ; nous pécherions si nous ne l’adorions pas » [2]. C’est tout particulièrement dans le rite de l’Élévation que l’adoration eucharistique trouve, pour ainsi dire, « sa source et son sommet ». Or, celle-ci n’a pas toujours eu la place qu’elle occupe de nos jours dans la liturgie : son développement peut même être précisément daté, au XIIe siècle, à un moment où les fidèles ont témoigné de façon croissante du désir de voir l’hostie consacrée pour l’adorer.

C’est cette période que nous voudrions rappeler ici à grands traits à partir de deux ouvrages, respectivement de Josef Jungmann et d’Eamon Duffy, afin de montrer en quoi cette innovation liturgique participe de façon essentielle d’un mouvement de piété populaire, parfois trop négligé au profit de considérations abstraites ou dogmatiques, par ceux qui étudient l’évolution de la liturgie.

La naissance de l’Élévation

Si l’on en croit Josef Jungmann, dans un livre ancien, mais qui fait toujours référence, Missarum Sollemnia [3], c’est à partir du XIIe siècle que se développe un mouvement parmi les fidèles qui désirent voir les saintes espèces, à défaut de communier fréquemment. Ce désir de voir s’est accompagné de nombreux récits, au cours du XIIe siècle, concernant des miracles eucharistiques (hostie rayonnant, apparition d’un enfant entre les mains du prêtre…).

Ce mouvement a eu des conséquences, en particulier, sur le rite de la consécration. En effet, auparavant, selon les endroits, il arrivait que les prêtres, après avoir fait le signe de croix sur les offrandes, soulèvent l’hostie en disant accepit panem, puis la reposent sur l’autel et prononcent alors seulement les paroles de la consécration proprement dite (hoc est Corpus meum). Les pieux fidèles pouvaient ainsi être conduits à révérer l’hostie dès qu’ils pouvaient la voir, avant donc qu’elle ne soit consacrée. C’est pourquoi, en 1210, l’évêque de Paris demanda que l’hostie ne soit élevée qu’à mi-hauteur avant la consécration, mais qu’elle soit ensuite élevée à la vue de tous les fidèles une fois consacrée. Cette coutume s’est progressivement répandue, tandis qu’en certains lieux s’est même exprimé de façon plus radicale un refus de la première élévation [4], pour ne pas adorer la création qu’est le pain non consacré à la place du Créateur. Le développement de l’Élévation telle que nous la connaissons aujourd’hui relèverait donc bien, pour une part, d’un souci de cohérence dogmatique, mais cet éclaircissement se fait en réponse à une dévotion déjà bien présente parmi les fidèles [5].

Ce mouvement spirituel nouveau a ainsi conduit progressivement à placer l’élévation des espèces consacrées au centre du canon de la liturgie : il s’agissait de répondre à la nouvelle piété des fidèles à l’égard du Précieux Corps, manifestant le désir d’entrer en contact corporellement, par le regard, avec lui, pour participer à l’Eucharistie, dans une forme de substitut à la communion elle-même. Par voie de conséquence, il devenait naturel que le Corps et le Sang du Seigneur reçoivent même adoration et respect que dans les cultes orientaux. Des innovations ont ainsi été introduites, comme un moment d’arrêt dans l’élévation, ou même un pivotement du prêtre vers les côtés pour permettre aux fidèles de mieux voir le Précieux Corps. Elles n’ont cependant pas perduré, car elles causaient une rupture trop forte dans le déroulement de la liturgie. En revanche, s’est établie plus durablement la coutume de dresser une tenture noire derrière l’autel pour permettre de voir d’autant plus clairement l’hostie consacrée. Différentes autres pratiques ont été progressivement instaurées, depuis les indications données aux thuriféraires pour que des nuages d’encens n’obstruent pas la vue, jusqu’à l’ouverture à ce moment-là des portes du chœur dans les églises monastiques, alors qu’elles restaient ordinairement fermées. C’est de cette époque également que date la coutume de faire sonner non seulement des clochettes à destination des fidèles présents, mais aussi les cloches de l’église pour appeler les fidèles qui ne seraient pas dans l’église à ce moment-là à un moment d’adoration depuis leur lieu de travail ou leur demeure.

Enfin, dans le même ordre d’idée, une pratique comme la génuflexion (ou par endroits une inclinaison prononcée du corps) est devenue la règle pour le clergé comme pour les fidèles. Paradoxalement, toutefois, cette dernière pratique a conduit progressivement à une inclinaison systématique de la tête au détriment de la contemplation du Précieux Corps, et il a fallu attendre Pie X, en 1907, pour inciter directement les fidèles à un moment d’adoration accompagné de la prière « Mon Seigneur et mon Dieu ».

L’essor de l’Élévation

L’ouvrage d’Eamon Duffy [6] porte sur une période postérieure et un contexte plus restreint, celui de l’Angleterre des XVe et XVIe siècles, avec l’émergence de l’anglicanisme et le schisme d’avec Rome. Il s’attache en revanche d’autant plus précisément à des pratiques et des faits plus précis et nourris que Josef Jungmann. Ce que l’auteur entend montrer, c’est que le culte catholique de l’époque, malgré une relecture polémique rétrospective qui entendait le montrer comme décadent et usé, était bel et bien vivant au moment de cette rupture soudaine. L’un des points qui permet de l’illustrer est précisément la piété populaire autour de l’Élévation, à la suite du mouvement entamé au XIIe siècle décrit par Jungmann.

La communion était encore rare à l’époque, limitée le plus souvent à Pâques et au viatique reçu sur son lit de mort. L’adoration de l’Hostie consacrée était donc un mode essentiel de participation à l’Eucharistie. Si les raisons de l’introduction de l’Élévation, à la suite des paroles Hoc est Corpum Meum, sont encore sujet de débat selon Eamon Duffy (elle résulterait d’un souci doctrinal : montrer que la consécration du pain est effective avant même que celle du vin ne le soit également) [7], sa place dans l’Eucharistie est suffisamment centrale pour que, notamment, les artistes cherchant à représenter ce sacrement aient choisi couramment de dépeindre l’Élévation. Comme nous l’avons déjà vu ailleurs, l’attachement à ce rite conduit aussi à déployer une tenture derrière l’autel pour faire mieux ressortir l’Hostie consacrée.

De façon plus importante encore, de nombreuses pratiques de piété se développent autour des cierges utilisés à l’autel au moment de la consécration. Fournir ces cierges pouvait donner lieu à des indulgences, et il était fréquent que l’on demande par testament que les cierges ayant servi à veiller son corps lors des funérailles soient ensuite réutilisés pour la consécration. En dehors de leur utilité pratique avérée, il s’agissait également de manifester l’attitude d’adoration du fidèle envers les saintes espèces. Dans le même sens, mais pour les vivants, des guildes se développèrent même pour porter des cierges au moment de la consécration à la place de ceux que leurs occupations empêchaient de participer à l’eucharistie. Voir l’Hostie consacrée devient une nécessité pour beaucoup, de la femme enceinte aux voyageurs, et son passage dans les rues pour aller porter la communion aux malades a été accompagné de façon croissante par des guildes chargées de l’éclairer et de signaler aux fidèles son arrivée – leur offrant ainsi une nouvelle occasion de s’agenouiller et d’adorer.

Un autre élément caractéristique de l’attachement populaire à l’adoration pendant l’Élévation est la décision de percer des trous dans les cloisons des jubés, lorsque les motifs sculptés le rendaient possible, pour permettre aux fidèles placés trop près de ceux-ci de voir tout de même à travers. La même technique est parfois employée aussi pour permettre aux prêtres disant leur messe dans des chapelles latérales de se caler sur le prêtre officiant au maître-autel. L’Élévation devient centrale, au point même que la piété populaire qui l’entoure devient parfois source de désagréments, puisque les clochettes permettent à tous ceux qui sont présents dans l’église, pour des prières personnelles ou la messe d’un autre prêtre, de se retourner voire se diriger (parfois en toute précipitation) vers l’endroit où un prêtre élève l’hostie consacrée, au détriment par exemple de l’homélie ou tout simplement de la messe d’un confrère. C’est ce désir de « voir son Créateur » le plus souvent possible qui a conduit à une multiplication des offices quotidiens, les communautés ou individus qui en avaient les moyens cherchant à tout prix à pouvoir bénéficier de plusieurs offices par jour. La participation à une ou plusieurs messes de semaine est ainsi très fréquente.

L’Élévation n’en a pas moins posé des difficultés théologiques aux fidèles, puisqu’il s’agissait précisément d’adorer par ce rite ce qui, pour les yeux, n’apparaissait que comme du pain, désormais bien plus visible. De multiples récits se répandent sur des personnes prises de doute face à ce que les yeux de la chair leur faisaient voir, mais ramenées par différents biais, y compris des miracles eucharistiques, à la foi dans la Présence réelle. Pour ces mécréants ou hérétiques, l’Hostie consacrée peut ainsi devenir chair sanglante, une vision toutefois sans doute destinée à effrayer plus qu’à apporter un enseignement théologique sur ce qu’était réellement le Corps du Christ : pour les fidèles, on évoque plus naturellement l’Hostie consacrée comme la manne, un lien d’unité ou le pardon des péchés. Un récit rapporte par exemple qu’un juif a vu le prêtre et les fidèles se partager un enfant, signe cruel envoyé à ceux qui ont crucifié le Christ, tandis que les fidèles y voyaient le Pain céleste. Ces visions sanglantes sont toutefois également parfois reçues par certains fidèles, mais elles sont alors liées à l’attente du Jugement, sous la forme de pressants avertissements à se convertir.

De ce rapide double aperçu sur la place et la portée de l’Élévation à partir du XIIe siècle, il résulte que ce rite, incontestablement lourd d’une signification théologique centrale, et précisé par souci de rigueur dogmatique, est surtout d’une grande importance spirituelle pour les fidèles, pour qui il se développe et qui y manifestent leur attachement de multiples façons. Il ne découle pas d’abord, ou en tout cas pas de façon essentielle, d’une réflexion dogmatique convertie en un geste liturgique, permettant de réaffirmer à quel moment précisément les offrandes deviennent pleinement Corps et Sang du Christ. L’attachement des fidèles à l’Élévation manifeste bel et bien une véritable soif de voir Dieu et ils puisent réconfort et joie dans le temps d’adoration qui leur est ainsi offert. On ne peut aujourd’hui encore que se réjouir de la contemplation proposée par la liturgie et prolongée dans la pratique croissante de l’adoration eucharistique. Un regard sur la piété parfois débordante de nos frères des siècles passés ne peut qu’attiser notre propre ferveur.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Exhortation apostolique post-synodale Sacramentum caritatis, 66.

[2] Enarrationes in Psalmos 98, 9 ; CCL XXXIX, 1385.

[3] Missarum Sollemnia. Explication génétique de la messe romaine, trad. revue et mise à jour d’après la 3e éd. allemande, Paris 1952–1956.

[4] Il ne s’agit pas d’élévation au sens propre, mais d’une certaine façon (qu’on retrouve aujourd’hui) de vouloir lier le geste et la parole et d’accompagner les mots accipite d’une ostension de ce qui n’est pas encore (pour quelques instants) le Corps du Christ (NDLR).

[5] Signalons que l’élévation du calice est, quant à elle, restée beaucoup plus rare en tout cas plus tardivement attestée, pour des raisons pratiques mais aussi parce que, par définition, le Précieux Sang n’était pas visible en tant que tel. La première indication incontestable en ce sens se trouve dans le missel de Pie V, mais on n’a certainement pas attendu cette date pour que le Précieux Sang soit élevé de la même façon que le Précieux Corps.

[6] Eamon Duffy, The Stripping of the Altars. Traditional Religion in England 1400-1580, Yale University Press 1992 (1ère édition), 2005 pour la 2e édition revue.

[7] On peut se demander s’il n’y a pas là une réflexion qui est plutôt celle des modernes, l’objection souvent entendue étant la suivante : pour qu’il y ait présence, il faut que le sacrifice soit réalisé, or celui-ci n’a lieu que dans la séparation des espèces, donc le "moment" de la transsubstantiation viendrait après la deuxième consécration, voire à la fin de la Prière eucharistique. C’est ce que semble démentir tout l’usage liturgique qui demande au prêtre de s’agenouiller dès la première consécration, celle du pain. Donc il faut renverser la proposition et dire que, pour qu’il y ait sacrifice, il faut la présence, qui s’opère successivement dans chacune des deux espèces. (NDLR)

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