Rechercher

« L’énigme Charles »

Michel Emmanuel

Si ses spectaculaires succès apostoliques à la tête du Centre Richelieu – l’aumônerie catholique des étudiants de Sorbonne, qu’il dirige, après l’avoir fondée, entre 1945 et 1959 – puis à la basilique du Vœu national au Sacré-Cœur, sur la butte Montmartre – sanctuaire dont il est le recteur entre 1959 et 1985 –, permettent d’affirmer que Mgr Maxime Charles (1908-1993) est une des grandes figures du catholicisme en France au cours de la période de l’après-guerre, force est de constater que, paradoxalement, ce prêtre semble, malgré ses succès, bien isolé dans le diocèse de Paris, en particulier, au cours des épiscopats des cardinaux Feltin (1949-1966), Veuillot (1966-1968) et Marty (1968-1981).

Pourquoi celui que l’on appelle successivement le Père Charles, le chanoine Charles puis Mgr Charles connaît-il pendant une trentaine d’années, non seulement un relatif isolement, mais même, il faut bien le dire, une marginalisation certaine dans son propre diocèse ? Si sa forte personnalité et un tempérament caractérisé par un goût prononcé pour l’indépendance doivent sans doute être pris en compte pour expliquer la situation de Mgr Charles dans le microcosme ecclésial parisien, et si bien des éléments contingents ont sans doute joué pour l’isoler, l’essentiel n’est cependant pas là.

On veut soutenir ici que c’est avant tout pour des raisons bien plus profondes, d’ordre théologique, spirituel et pastoral, que l’abbé Charles se distingue de bon nombre de ses confrères. Si en effet on utilise la grille de lecture élaborée par Jean Chaunu [1] pour tenter de saisir le tournant pris par beaucoup dans l’Église de France au cours des années quarante, à savoir le passage d’une « mystique de la conquête », enracinée dans le phénomène de renouveau qui caractérise le catholicisme en France au cours de la période de l’entre-deux-guerres, à une « mystique de l’enfouissement », dans un contexte marqué par l’expérience traumatisante de la guerre, il est incontestable que l’abbé Charles se refuse très tôt à emprunter la voie que bon nombre de ses confrères sont alors tentés de suivre, alors même que jusque-là, il avait partagé avec eux les mêmes idéaux et le même mode de conquête des âmes au Christ.

Que s’est-il passé ? Est-ce l’abbé Charles qui s’est, sinon radicalisé, du moins raidi ? Pourquoi juge-t-il dangereux pour l’Église de France certains choix, quelle que soit la générosité qui par ailleurs les inspire ? Tel est, sommairement esquissé, « le cas Charles », « l’énigme Charles », dont l’explication, à partir d’un cas individuel, est en réalité significative de toute une partie de l’histoire du catholicisme en France au cours du second XXe siècle.

Sans avoir la prétention de résoudre définitivement cette énigme, on désire toutefois apporter ici, à travers un survol des années de jeunesse de Mgr Charles, en particulier en évoquant successivement ses années de formation, ses débuts dans le ministère et son parcours pendant la Seconde Guerre mondiale, quelques éléments permettant de comprendre la vision « carliste » des choses dans l’immédiat après-guerre, vision à l’origine de choix qui dès lors le distingueront de bon nombre de ses confrères.

1. Les années de formation : un parcours entre exemplarité et singularité

Pour cela, il convient avant tout d’évoquer les années de formation de Mgr Charles, en particulier les racines d’une vocation qui le mène successivement au petit séminaire de Paris (1922-1928) puis au séminaire universitaire des Carmes (1928-1935), afin de déterminer dans quelle mesure ce parcours, en quelque sorte classique et exemplaire, reflète cependant, déjà, la relative singularité de celui qui l’accomplit.

Une vocation précoce, fermement enracinée et durement éprouvée

L’étude des jeunes années de Mgr Charles permet de définir un profil correspondant à bien des égards à des lieux communs de l’histoire d’une vocation sacerdotale : le désir de devenir prêtre est en effet très précoce chez ce jeune homme aux origines sociales modestes [2] et se traduit par une double aspiration à célébrer la messe et à devenir missionnaire [3]. Il y correspond d’une certaine manière également par certains aspects plus douloureux dans la mesure où le propre père de Maxime Charles s’oppose longtemps et farouchement à l’entrée de son fils au petit séminaire, d’abord par rejet de la foi [4], mais aussi parce qu’il rêve pour ce fils unique d’une brillante carrière d’ingénieur. Après bien des péripéties, ce n’est qu’à l’âge de quatorze ans que le fils arrache enfin à son père, à défaut d’encouragements, un consentement formulé du bout des lèvres à son entrée au petit séminaire de Paris à l’automne 1922.

C’est en donc au terme d’une lutte sans merci que Maxime Charles devient petit séminariste, mais cette difficile expérience, pour pénible et douloureuse qu’elle soit, confère au jeune homme un avantage non négligeable sur ses camarades en termes de maturité. En effet, s’il est plus âgé que la plupart de ses camarades de Conflans [5], il est aussi bien plus mûr que bon nombre d’entre eux dans son désir de sacerdoce dans la mesure où il lui a fallu lutter contre les siens pour franchir les portes du petit séminaire, éprouvant ainsi très précocement la solidité de sa vocation [6].

Ce n’est pas tout : si sa vocation a dû s’imposer en combattant l’opposition paternelle, cela ne signifie pas pour autant que le jeune Maxime Charles ne doive rien à ses parents. Il leur doit au contraire bien des choses essentielles, en particulier son identité, à la fois périgourdine et parisienne [7], ainsi qu’un tempérament caractérisé essentiellement par une grande aisance verbale mise au service d’une farouche volonté de convaincre et usant de tous les artifices, en particulier de la galéjade, pour imposer un point de vue. Chez Maxime Charles comme chez ses parents, le verbe est mis au service d’une grande force de caractère, d’une opiniâtre volonté de réussir qui passe par des éclats et des exagérations de toutes sortes qui ne sauraient surprendre dans cette authentique famille méridionale. De fait, on ne peut comprendre le futur Mgr Charles sans insister sur ces aspects de sa personnalité.

Outre un certain réalisme et une grande détermination portés par un tempérament méridional, le même Mgr Charles doit également d’une certaine façon aux siens une certaine sensibilité au scandale du mal, à la souffrance et à la mort. La famille a en effet traversé de nombreuses épreuves : maladies, deuil et angoisses [8] en particulier ont considérablement marqué tous ses membres, et cela ne fait que renforcer la maturité du jeune homme de 14 ans qui intègre le petit séminaire de Paris à l’automne 1922.

Un petit séminariste modèle ?

Élève du petit séminaire de Conflans entre 1922 et 1928, Maxime Charles correspond, surtout dans les premières années, au profil du petit séminariste modèle, tant par sa piété que par son assiduité au travail : de fait, la qualité de ses résultats lui permet de rattraper une partie du retard scolaire pris avant son entrée au petit séminaire.

Plusieurs maîtres exercent sur lui une profonde influence, soit sur le plan intellectuel, soit sur le plan spirituel, soit sur les deux plans à la fois. Le premier est le P. Heusse, dans la mesure où ce prêtre est celui qui lui apprend véritablement à prier. Cette initiation spirituelle est également favorisée par la magnificence des cérémonies au petit séminaire, accrue encore par la beauté du répertoire musical et le savoir-faire du maître de chapelle, le P. Paul Vallet. À Conflans, les élèves ont ainsi la possibilité de bénéficier d’un accès intelligent au mystère liturgique. Mgr Charles ne l’oubliera jamais et tentera de ressusciter cette expérience à plusieurs reprises, en particulier dans les années soixante et soixante-dix à la basilique du Vœu national au Sacré-Cœur, au moyen d’un établissement scolaire dépendant du sanctuaire, la Maîtrise.

Il faut citer encore d’autres maîtres, en particulier le P. Émile Osty [9], et surtout le P. Jules Legendre, qui permet à certains petits séminaristes de faire une expérience aussi singulière que décisive. Dans la colonie de Garlan, en Bretagne, l’abbé Charles s’ouvre en effet, avec un de ses condisciples, Charles Jullion (1909-1931), à une forme d’amitié chrétienne très haute, définie comme un chemin de contemplation et de sainteté fondé sur la confidence réciproque des expériences intérieures, dans le but de s’édifier mutuellement.

Peu à peu, les traits de la personnalité du jeune Maxime Charles se renforcent. Au niveau intellectuel en particulier, dans la continuité de l’enseignement reçu de l’abbé Legendre en classe de seconde, le séminariste s’ouvre aux Humanités, lesquelles sont, dans la tradition de Mgr Dupanloup, particulièrement à l’honneur dans ce petit séminaire. Ainsi Maxime Charles se proclame-t-il volontiers disciple de Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo, et ses carnets regorgent-ils de réflexions ainsi que d’impressions de lectures et de voyages très significatives.

Les dernières années passées à Conflans constituent une période au cours de laquelle certains aspects de la vocation sacerdotale de Maxime Charles évoluent. Si le jeune homme envisage un temps très sérieusement d’entrer chez les trappistes, il s’oriente cependant finalement vers le clergé séculier et aspire à exercer un apostolat dans les milieux populaires. Au fond, sa vocation s’affine plus qu’elle ne change.

Un dernier maître, et non des moindres, joue un rôle important au cours de la dernière année de Maxime Charles à Conflans : le P. Émile Petit est en effet un professeur de philosophie au charme énigmatique qui soigne particulièrement la formation intellectuelle de Maxime Charles et de Charles Jullion, et qui les initie en particulier à la philosophie moderne et aux limites de cette dernière.

À l’été 1928, après l’obtention du baccalauréat, les deux amis entreprennent un voyage en Italie particulièrement révélateur de leurs idéaux, alors qu’ils sont dans la force de leurs vingt ans : une amitié « johannique », le sens de la beauté, l’aspiration à la pauvreté – Maxime Charles fait son entrée dans le tiers ordre franciscain à l’occasion de ce voyage –, et enfin la romanité. Sur ce dernier point, il faut souligner le ferme attachement du jeune homme au souverain pontife, attachement d’autant plus fort qu’il a été auparavant sévèrement éprouvé par la condamnation de l’Action française en 1926. En effet, si l’abbé Charles a éprouvé une admiration certaine pour Charles Maurras, au point d’affirmer plus tard avoir été excommunié pendant vingt-quatre heures, son lien au successeur de Pierre sort particulièrement renforcé de cette épreuve. Plus, il semble véritablement que, à partir de cet épisode, Maxime Charles soit définitivement vacciné contre tout risque de séduction exercé par une idéologie, quelle qu’elle soit. Ce dernier point est particulièrement décisif.

Au sortir de ces six années passées à Conflans, Maxime Charles ne peut tout à fait être considéré comme un petit séminariste ordinaire. D’un point de vue intellectuel, spirituel, ecclésial et pastoral, certains traits s’affirment déjà. C’est au séminaire universitaire des Carmes, à l’Institut catholique de Paris, où celui que l’on appelle désormais l’abbé Charles obtient d’entrer à l’automne 1928, que se poursuit dès lors et plus immédiatement sa préparation au sacerdoce.

Sept années aux Carmes

Pourquoi l’abbé Charles a-t-il délibérément voulu entrer au séminaire des Carmes plutôt qu’au séminaire diocésain d’Issy-les-Moulineaux ? Si en effet il n’est pas le seul parmi les anciens élèves du petit séminaire de Paris à faire le choix du séminaire de l’Institut catholique – chaque année, en réalité, quelques Conflanais sont admis aux Carmes –, l’entrée dans cette institution est conditionnée par le profil intellectuel du candidat, dans la mesure où il s’agit d’un séminaire universitaire, et surtout par l’acceptation du supérieur du séminaire, M. Jean Verdier (1864-1940), le futur cardinal-archevêque de Paris, lequel est arrivé aux Carmes dès avant la Grande Guerre et a littéralement refondé le séminaire en 1919 : alors en effet que, jusque-là, les Carmes n’étaient au fond qu’une maison d’accueil pour des prêtres étudiant à l’Institut catholique de Paris, M. Verdier en a fait un authentique lieu de formation sacerdotale et de préparation aux saints ordres, et, dans les années vingt, les Carmes deviennent véritablement, en formant une élite sacerdotale destinée à la conquête des âmes au Christ telle que la conçoit Pie XI à travers l’Action catholique, le « meilleur séminaire de France », et ce séminaire constitue comme le cœur du grand corps qu’est devenu à cette époque, avec ses diverses écoles et facultés – parmi lesquelles les Facultés canoniques ne sont pas les moindres –, sous la houlette de Mgr Baudrillart, l’Institut catholique de Paris. On comprend alors les raisons qui poussent l’abbé Charles à se présenter à M. Verdier, d’autant plus qu’il n’a absolument pas abandonné son rêve d’évangélisation des milieux populaires parisiens [10].

Les débuts de l’abbé Charles aux Carmes n’en sont pas moins difficiles, surtout sur les plans intellectuel et spirituel. À la Faculté de philosophie scolastique en effet, malgré le prestige de certains de ses maîtres, dont le plus important incontestablement, auprès du R. P. Peillaube, doyen de la faculté, est Jacques Maritain, l’abbé Charles, sans doute en partie en raison de la formation et du recul offerts par le P. Émile Petit à Conflans, peine à se satisfaire de l’enseignement reçu.

S’il accueille sans réserve la pensée de saint Thomas d’Aquin, promue dans la formation du clergé de façon quasi exclusive depuis Léon XIII, il se satisfait moins de la façon dont on lui enseigne le thomisme. Pour le dire autrement, il préfère saint Thomas aux thomistes et, s’il s’approprie toute une partie de l’enseignement reçu, il entretient cependant avec cet enseignement un rapport ambivalent qui le rend d’autant plus suspect aux yeux du R. P. Peillaube que, à la différence de certains de ses confrères plus prudents, il ne s’en cache pas.

Au même R. P. Peillaube, reprochant à l’abbé Charles de ne pas être thomiste, et peu désireux pour cette raison d’accorder sa licence de philosophie scolastique à un tel séminariste, Jacques Maritain répond : « Il n’est pas thomiste, mais il sait pourquoi », et emporte le consentement final du doyen de la Faculté. Sans doute Jacques Maritain saisit-il mieux les nuances qu’il y a dans les réserves émises par le jeune étudiant que ne parvient à le faire le R. P. Peillaube, mais surtout, l’anecdote est révélatrice des rapports difficiles que l’abbé Charles entretient avec certains de ses maîtres, mais aussi avec son nouveau supérieur : à M. Verdier devenu en quelques mois supérieur général de la Compagnie de Saint-Sulpice, archevêque de Paris et cardinal, succède en 1929 à la tête du séminaire des Carmes son plus proche collaborateur, M. Jean Pressoir, avec lequel les relations sont moins faciles.

Plus généralement, se pose ici la question du rapport de l’abbé Charles à l’autorité : s’il ne transige pas sur la question de l’obéissance – cela s’est vérifié dès la condamnation de l’Action française –, et indépendamment des questions d’affects qui par ailleurs jouent aussi un rôle, cette obéissance n’est pas aveugle, et l’abbé Charles fait montre à plusieurs reprises d’un esprit critique dont le côté caustique lui cause sans doute beaucoup de torts.

Du point de vue spirituel également, les débuts de l’abbé Charles aux Carmes sont difficiles : ses carnets portent la trace d’un perpétuel combat spirituel chez ce séminariste qui peine à régler sa vie comme on le fait alors dans un grand séminaire et qui résiste à toute forme d’organisation de son temps, alternant les périodes d’intense activité avec d’autres périodes marquées par l’épuisement et l’apathie. Ce rythme chaotique constitue comme un défi au règlement du séminaire et met en danger l’abbé Charles lui-même qui connaît à cette époque de sérieux problèmes de santé.

En réalité, c’est sous l’angle pastoral que ces premières années de l’abbé Charles aux Carmes semblent particulièrement fécondes, dans la mesure où il passe une partie de son temps libre dans divers patronages et colonies. À cette occasion, il se découvre non seulement des qualités d’organisation et de direction, mais aussi un don pour fasciner les enfants et les jeunes gens en leur racontant toutes sortes d’histoires. C’est dans la colonie de vacances du patronage de Courbevoie, à Pléneuf, qu’il fait ainsi ses premières expériences apostoliques dans les milieux populaires et qu’il se sent encore plus appelé à œuvrer auprès de la jeunesse parisienne.

En 1930-1931, l’abbé Charles effectue son service militaire. Loin de constituer une parenthèse dans ses années de formation, cette période est à la fois un temps d’épreuve mais aussi une école qu’il ne faudrait pas sous-estimer. En effet, s’il connaît un échec initial dans son désir de devenir officier, s’il traverse une épreuve terrible avec la mort de son ami Charles Jullion en septembre 1931, et si plus généralement c’est sa vocation elle-même qui est mise à l’épreuve, dans la mesure où il se trouve arraché au cadre protecteur du séminaire qui est le sien depuis des années, cette période est aussi pour lui une école aussi singulière qu’utile pour ses ministères futurs. Devenu élève officier de réserve dans le corps d’Intendance, l’abbé Charles fait l’École des subsistances au fort de Vincennes et reçoit une formation qui le familiarise avec les questions d’organisation matérielle les plus ardues. Dans tous ses ministères futurs, ce point constituera un atout précieux.

Entre la fin de l’année 1931 et 1935, l’abbé Charles retrouve les Carmes pour y faire ses quatre années de théologie et se préparer directement à son ultime montée vers le sacerdoce. Il connaît alors un extraordinaire épanouissement et prend véritablement une nouvelle dimension. Ses maîtres y sont pour beaucoup, en particulier le plus grand d’entre eux, le R. P. Guy de Broglie, qui, à travers un enseignement particulièrement substantiel, enracine chez le jeune homme la conviction augustinienne que l’homme est fait pour Dieu et qu’il y a en tout homme un désir obscur de Dieu. Ce point est décisif pour saisir le sens de tout le ministère de Mgr Charles. Il faudrait évoquer ici presque tout le corps professoral de la Faculté de théologie pour comprendre quelle est la dette de l’abbé Charles envers ses maîtres M. Robert, M. Tricot, le R. P. Lebreton et M. Vittrant, son professeur de théologie morale pratique, qui rêve de faire de l’abbé Charles son successeur. Il faudrait à ce sujet évoquer l’importance prise par cette dernière discipline en tant qu’elle est appliquée aux questions sociales, pour comprendre l’aisance de l’abbé Charles sur toutes ces questions – c’était déjà cette chaire que M. Verdier occupait quand il enseignait à la Faculté de théologie –, par exemple la question du droit de grève. Sur les questions sociales, l’Institut catholique forme d’autant mieux ses séminaristes qu’il s’appuie sur les jésuites de l’Action populaire, spécialisés dans ces questions.

En marge de la formation reçue, l’abbé Charles fait des expériences décisives, à travers la découverte des Victorins, dont la lecture lui a été recommandée par le P. Urbain Rouziès, le bibliothécaire adjoint de l’Institut catholique, ainsi que par celle des œuvres du cardinal de Bérulle, qu’il dévore littéralement, qu’il met en fiches et sur lequel il compose un long devoir de vacances pendant l’été 1932 (paru ensuite dans Résurrection) : « Prêtre seulement d’après le cardinal de Bérulle ». Au fil des ans, l’abbé Charles devient véritablement une des figures marquantes du séminaire des Carmes, non seulement du fait de son goût pour la théologie trinitaire d’Hugues et Richard de Saint-Victor et en raison de sa conception bérullienne du sacerdoce, mais aussi parce qu’il se révèle de plus en plus homme d’action. Bénéficiant entre autres des conseils d’un jeune professeur de l’Institut catholique, le R. P. Marcellin Fillère, l’abbé Charles s’implique toujours autant dans les œuvres de jeunesse.

Surtout, c’est l’organisation de ce que l’on appelle l’abbaye voyagère [11] qui le place définitivement à part dans le séminaire : à la fin de l’été 1933, il persuade quelques séminaristes de partir avec lui sur les routes de Bourgogne pour mener une sorte de pèlerinage liturgique, pauvre et fraternel, dans le but d’annoncer le Christ dans les villages du Mâconnais et du Beaujolais qu’ils traversent. L’expérience est reproduite à l’été 1934 et devient « l’abbaye vadrouillante » en Auvergne depuis le Cézallier jusqu’à l’abbaye d’Orcival. On peut sans exagérer considérer qu’il s’agit là d’une des initiatives les plus remarquables prises par des séminaristes depuis la naissance du séminaire des Carmes.

Les dernières années de l’abbé Charles aux Carmes sont celles de son ultime ascension vers le sacerdoce, laquelle ne va pas de soi en raison de l’incompréhension qui règne entre l’abbé Charles et M. Pressoir. Il faut également mentionner la singulière direction spirituelle dont est l’objet l’abbé Charles dans la mesure où, abandonné par son premier directeur M. Dupont-Sommer, il se tourne vers un jésuite, le R. P. de La Chapelle puis, à la mort de ce dernier, vers le R. P. d’Ouince. La figure la plus marquante est sans doute celle du R. P. Guillaume de La Chapelle, qui, en jugeant l’abbé Charles « intelligent, mais pas très » ( !), semble discerner la trempe d’apôtre, qui, malgré ses limites et ses faiblesses, paraît être ce qui caractérise le mieux son dirigé.

Le 20 avril 1935, au terme d’un long chemin, l’abbé Charles devient prêtre pour l’éternité, « prêtre seulement », des mains de Mgr Baudrillart, dans la chapelle des Carmes. Quelques jours après, il écrit dans son carnet :

Le samedi saint 20 avril 1935, indignus famulus tuus Domine, a été fait prêtre des mains de S. Exc. Mgr Baudrillart.
Le chant de l’indignité : les litanies des saints.
Je suis prêtre, je suis prêtre.
Mon sacerdoce est une réalité permanente.
Je ne puis plus rien dire, rien exprimer ; je ne suis pas tant écrasé, qu’incapable de m’élever. Je n’ose réaliser, je n’ose exprimer, je ne puis pas. Jésus m’a élevé si haut, me joint de si près à Lui que je n’éprouve qu’un grand sentiment de révérence : un grand désir de disparaître en Lui.
Je ne puis que dire, répéter, très doucement, très humblement, sans essayer de comprendre : je suis prêtre. Moi si indigne ! Je suis heureux et j’aime tout bas. Je suis prêtre [12].

À l’été 1935, c’est pour la Terre Sainte que les 9 membres de l’abbaye voyagère s’embarquent à Marseille dans le cadre d’un pèlerinage « à la rencontre de la sainte Humanité du Christ ». Cette première « Terre Sainte » constitue à la fois une remarquable récapitulation de l’ascension de l’abbé Charles jusqu’au sacerdoce, en même temps qu’elle revêt un caractère programmatique, dans la mesure où c’est bien à la rencontre entre cette sainte Humanité du Christ et l’humanité qui l’ignore que le jeune prêtre désire désormais consacrer toutes ses forces et tout son être.

Le parcours des treize années de formation de l’abbé Charles, entre 1922 et 1935, que nous venons de retracer, permet d’envisager ce jeune prêtre dans son insertion dans la formation de son époque – bien des prêtres parisiens et même français ont reçu le même type de formation que lui au cours de la même période – mais surtout dans sa singularité. À tous points de vue, l’abbé Charles a déjà son style, fait à la fois de force et de foi. C’est dans la « banlieue rouge », à Malakoff, qu’il lui est donné de le déployer entre 1935 et 1939, puisqu’aussi bien c’est là que le cardinal Verdier le nomme vicaire après son ordination.

2. Un « petit vicaire » comme les autres ?

C’est sur sa demande expresse en effet que l’abbé Charles est nommé dans une paroisse ouvrière : « Je voulais avoir un ministère concret de vicaire et mettre en application quelques notions de justice sociale que j’avais acquises à l’Institut catholique [13] », déclare-t-il cinquante ans plus tard et, d’une certaine façon, cette nomination dépasse ses espérances et constitue l’occasion longtemps désirée de mettre en œuvre ses aspirations les plus profondes de conquête du monde ouvrier au Christ, et cela dans un des bastions communistes de la banlieue parisienne au moment même du Front populaire : « J’arrivai au bon moment » affirme-t-il bien des années après : qu’en est-il vraiment ?

De fait, le jeune abbé Charles se signale très rapidement par son audace et sa liberté d’action. Une anecdote est particulièrement significative de ses débuts dans le ministère : dans une rue de Malakoff, il se heurte, le soir de Noël 1935, à un jeune colosse de 16 ans, Claude Lesœur – surnommé par antiphrase « le petit Claude » –, et finit par le conduire jusqu’à l’église paroissiale où le jeune homme se confesse et assiste à la messe de minuit. Bien plus qu’anecdotique, la conversion de Claude Lesœur est en réalité paradigmatique dans la mesure où elle récapitule tout ce que l’abbé Charles veut faire à Malakoff, où il n’est pas arrivé seul puisqu’il vit sur un mode communautaire avec un de ses confrères des Carmes nommé à la paroisse voisine de Vanves, Pierre Biseau.

En quelques années, l’abbé Charles devient un personnage incontournable à Malakoff, notamment à travers l’organisation de conférences religieuses contradictoires dans un cinéma de la ville, le Celtic, au moment de « l’attraction », entre les actualités et le film. C’est un franc succès que ces sortes de conférences de carême qui ont lieu en 1937, 1938 et 1939. L’abbé Charles agit sans complexes et n’est pas particulièrement impressionné par le député-maire Léon Piginnier, acceptant même l’offre que ce dernier lui fait du poste de secrétaire du Comité d’entraide aux chômeurs. Le prêtre obtient bientôt la conversion de son adjoint communiste, ce qui lui vaut de solides inimitiés dans la ville où il doit parfois se déplacer avec des gardes du corps, mais aussi une dénonciation auprès de l’autorité ecclésiastique, car certains dans la paroisse acceptent mal une telle audace.

Ces premières initiatives et ces contacts directs avec le communisme permettent de préciser encore quels rapports l’abbé Charles entretient avec la politique. Disciple du P. Fillère, il n’ignore pas les inquiétudes du religieux mariste à propos de la séduction exercée par le communisme, dès avant la guerre, sur certains aumôniers de mouvements d’Action catholique, même (et surtout) inconsciemment. S’il respecte les communistes, il ne les craint pas et accepte la « main tendue aux catholiques » par Maurice Thorez au moment du Front populaire dans la mesure où il sait avoir le poignet suffisamment solide pour résister voire être le plus fort. Plus largement, on peut dire de l’abbé Charles qu’il estime que la mystique a sa politique, qu’il ne fuit ni ne craint le politique, même s’il ne fait pas de politique.

On retrouve la même audace, reflet de sa détermination et de son zèle, dans ce qui fait l’essentiel de son ministère à Malakoff : les œuvres de jeunesse. C’est auprès de la jeunesse qui lui est confiée qu’il prend des initiatives multiples, en mettant par exemple en place un catéchisme de persévérance pour les jeunes gens venant de faire leur première communion, ce qui permet d’en « retenir » environ 70 %, en particulier par l’intermédiaire des premiers communiants issus de familles pratiquantes qui se voient ainsi assigner une mission auprès de leurs camarades. Autre exemple : il met en place une structure spécifique pour les cadres des mouvements d’Action catholique dont il est l’aumônier, et tous les responsables de la JOC, de la JEC, les cadres du groupe scout, etc., sont ainsi intégrés à une grande équipe qui fait l’objet d’un soin attentif de la part du prêtre, qui celui-ci forme à travers eux une élite spirituelle, intellectuelle et apostolique, en lui dispensant notamment un cours supérieur de religion. Dernier exemple : il fonde une colonie de vacances dans le Jura où, pendant plusieurs semaines, il peut déployer un programme inspiré de la Cité des jeunes du P. Fillère – le patronage de Malakoff est d’ailleurs organisé en Cité paroissiale sur le modèle de ce que le religieux mariste a créé à Jouy-sur-Morin – et œuvrer sans relâche à la sanctification des enfants.

Quels sont les fruits de tant d’efforts ? De fait, ces fruits existent. Le rayonnement de l’abbé Charles est incontestable, et ce sont plus de 2000 personnes qui sont directement touchées par son action, ainsi qu’en témoigne le carnet d’adresse recensant tous les enfants et toutes les familles liés à son œuvre de jeunesse, carnet conservé dans les archives de Mgr Charles. Surtout, l’œuvre de l’abbé Charles, loin d’être éphémère, s’enracine durablement. Un tissu chrétien se constitue, se renforce et, au fur et à mesure de cette croissance, l’abbé Charles se découvre un goût pour rassembler les foules – il participe par exemple au Xe anniversaire de la JOC au Parc des Princes le 18 juillet 1937 – et discerne dans ce genre de rassemblement une occasion d’expérience chrétienne totale et, par là, de conquête de nouvelles âmes au Christ.

Toute cette action est menée de concert avec son confrère Jean Boyer-Chammard, ancien des Carmes qui l’a rejoint à Malakoff, ainsi qu’avec le concours indispensable de jeunes laïcs formés spirituellement et intellectuellement, puisqu’il semble difficile d’atteindre la « masse » sans le concours d’une « élite ». C’est là ce qu’il a de plus précieux à Malakoff, et c’est la raison pour laquelle il prend de ses cadres un soin tout particulier, et ce jusque dans une indispensable ascèse, qui se traduit par l’appartenance de la plupart de ses cadres au tiers ordre franciscain.

Là encore, au long de ses quatre années de ministère à Malakoff, l’abbé Charles est d’une certaine façon « bien de son temps » mais, en même temps, sa façon de mener les choses lui est vraiment propre et confère à ses entreprises une dimension et un caractère remarquables. S’il n’est pas le seul jeune vicaire généreux et entreprenant parmi ceux qui œuvrent auprès de la jeunesse dans la banlieue parisienne, il n’en reste pas moins vrai que l’abbé Charles en constitue une figure remarquable à bien des égards.

3. Dans l’épreuve de la guerre

La guerre constitue incontestablement un tournant dans l’histoire de l’Église de France, dans la mesure où le second conflit mondial semble mettre définitivement un terme au phénomène de renouveau qui, à bien des égards, avait caractérisé cette même Église au cours de la période de l’entre-deux-guerres, en particulier à travers le développement spectaculaire de l’Action catholique spécialisée. En effet, même si certaines initiatives fécondes surgissent justement au cours de la guerre [14], souvent dans la continuité d’actions nées dans les années trente, l’atmosphère n’est cependant assurément plus la même que celle de la décennie précédente dans l’Église de France.

S’il est difficile de mesurer les conséquences psychologiques de la défaite, de la captivité ou de l’occupation sur tous ceux qui, dans le clergé français, ont subi ces épreuves, en particulier les jeunes prêtres qui, dans les années trente, s’étaient comme l’abbé Charles donnés sans mesure à l’Action catholique et à la conquête des âmes au Christ, et s’il est délicat d’analyser l’action de l’épiscopat au cours de cette période, on ne peut cependant nier que la guerre provoque un traumatisme formidable dans l’Église de France. Il faudrait mesurer – mais la chose est-elle possible ? – les sentiments d’échec, d’impuissance ou de culpabilité qui rongent bien des prêtres en France. Un indicateur précieux de ce phénomène est cependant offert par le succès rencontré par La France, pays de mission ?, qui paraît en 1943. Les analyses des abbés Godin et Daniel, pour lesquels la JOC aurait échoué dans son projet d’abattre le mur séparant l’Église et le monde ouvrier, semblent correspondre à ce sentiment d’échec de l’Action catholique que beaucoup éprouvent dans l’Église de France.

Le témoignage d’un proche de l’abbé Charles aux Carmes, André Brien, est ici très significatif : pour ce dernier, la guerre correspond littéralement – le mot est fort mais sans ambigüité – à une période d’aphasie [15]. Si le traumatisme est incontestable, ses conséquences pour l’Église sont plus difficiles à analyser encore. Cependant, la proposition par les abbés Godin et Daniel, à côté de la prédication directe, d’une seconde approche fondée sur une profonde acculturation qui devrait permettre la réalisation d’un christianisme ouvrier, est très significative d’un mouvement de fond dont on ne perçoit sans doute pas tout de suite toutes les conséquences.

Qu’en est-il de l’abbé Charles dans cette période troublée et dans ces débats décisifs ? Son parcours et ses sentiments correspondent-ils à ce que l’on vient de décrire ? Force est de constater que, entre 1940 et 1944, son expérience est très différente de celle de bon nombre de ses confrères.

Lieutenant dans l’Intendance, l’abbé Charles passe d’abord la « drôle de guerre » dans les Ardennes et consacre ses permissions aux œuvres de jeunesse de Malakoff, dont bien des membres sont également mobilisés, tout en offrant ponctuellement ses services comme aumônier à une unité scoute de Sedan. Il subit de plein fouet la violence inouïe de l’offensive allemande de mai 1940 – à Malakoff, on le croit même mort –, reçoit l’ordre de se replier et est finalement fait prisonnier dans la région de Bar-sur-Seine. Le 15 août 1940, il s’évade de l’immense camp créé par les Allemands sur la base aérienne de Longvic, au sud de Dijon, rentre à Malakoff où son curé lui conseille de passer en zone libre, et se retrouve bientôt chez ses parents à Ribérac. Tenté par la préparation d’une thèse sur Bérulle à l’Institut catholique de Toulouse ou de Lyon, il finit cependant par rejoindre les « Chantiers de la Jeunesse » en raison de la confiance que lui inspire le fait que cette entreprise ait pour initiateur un militaire qu’il connaît bien en raison de son implication dans le scoutisme avant la guerre, le général de la Porte du Theil.

C’est ainsi que « l’aumônier Charles » rejoint le groupement qui se crée dans l’Allier, dans la région de Montmarault, à l’automne 1940. Si les relations avec les chefs sont très vite relativement tendues, cela n’empêche pas l’aumônier Charles de se lancer immédiatement dans l’action auprès des jeunes de vingt ans qui lui sont confiés. C’est dans ce cadre qu’il fait la connaissance de Jean Ficheux. La rencontre est exceptionnelle. Ici, il faut laisser parler le prêtre :

J’avais connu aux Chantiers de jeunesse dont j’étais l’aumônier un jéciste de Sorbonne, dont la foi et la générosité rayonnaient d’une manière étonnante sur un milieu pourtant bien difficile, composé de « mocos », comme on disait, militaires du dernier contingent originaires de Toulon et d’Algérie. L’ayant fait libérer quelques jours avant la date officielle pour lui permettre d’entrer au séminaire universitaire de Lyon, j’ai été le témoin de sa popularité auprès de ses camarades, quand ceux-ci l’accompagnèrent en très grand nombre à la gare, malgré le passe-droit de son départ avancé. Les adieux furent de ce type, avec un accent inimitable : « Adieu, petit Jean, tu prieras pour nous. » Or Jean Ficheux – c’est ainsi qu’il se nommait – que je conseillais spirituellement, me faisait une telle impression de sainteté – le mot n’est pas trop fort – que je disais mon acte de contrition avant de l’entendre en confession… Il m’avait dit avec insistance plusieurs fois : « À la fin de la guerre, il faut vous faire nommer aumônier à la Sorbonne. Vous n’aurez qu’à faire ce que vous faites ici aux Chantiers de jeunesse. Vous verrez, ça marchera très bien. » Je n’avais guère apporté attention à ces propos, car, vicaire en monde ouvrier avant la guerre, je n’aspirais qu’à le redevenir. Mais il répliquait : « Je prierai pour cela et vous verrez : cela arrivera. » En juin 1944, j’étais nommé, à mon grand étonnement, par le cardinal Suhard, aumônier de Sorbonne, et ce fut la merveilleuse aventure du Centre Richelieu [16]…

Que fait donc de si particulier l’aumônier Charles à Montmarault pour qu’un des jeunes qui lui sont confiés – et non des moindres – s’enflamme d’un tel enthousiasme prophétique ? En réalité, rien d’autre que ce qu’il sait déjà faire et qu’il faisait déjà au sein de la jeunesse de Malakoff, rien d’autre que d’appliquer ce que le R. P. de Broglie lui a enseigné au séminaire des Carmes. Si l’abbé Charles quitte le groupement de Montmarault au début de l’année 1941 pour rejoindre celui que dirige le chef Vinot à Cormatin, près de Taizé, en Saône-et-Loire, ce n’est absolument pas en raison d’une sorte d’échec pastoral. Bien au contraire, le cadre offert par les Chantiers pour atteindre la « masse », comme on dit alors, lui convient parfaitement. À Cormatin, l’entente avec Louis Vinot est immédiate et complète, et les deux hommes travaillent de concert jusqu’en 1943. Parmi les épisodes mémorables de l’histoire du groupement, il faut citer la construction en 24h d’une chapelle au sommet du Mont Saint-Romain, ou encore les semaines saintes liturgiques organisées dans l’esprit de ce qu’il a pu vivre dans sa jeunesse à Conflans.

L’aumônier Charles devient par la suite aumônier de l’École des cadres des Chantiers de la région dont il dépend, la région Alpes-Jura, à Collonges-au-Mont-d’Or, puis aumônier régional. Au début de l’année 1944, les Allemands ayant démantelé l’organisation des Chantiers de la Jeunesse et arrêté le général de la Porte du Theil, l’aumônier Charles, désireux de continuer à œuvrer auprès de la jeunesse dans des circonstances difficiles, devient quelques temps aumônier national des jeunes gens dépendant du Ministère de la Production Industrielle, ce qui le conduit à revenir à Paris.

Si cette nouvelle aventure tourne court, elle ne disqualifie pas pour autant l’expérience singulière de l’abbé Charles auprès de milliers de jeunes gens âgés de vingt ans au cours des « années noires ». Nommé par le Cardinal Suhard aumônier du Groupe catholique des lettres, le G.C.L., qui rassemble, sous la direction de Michel Habib-Deloncle, des étudiants de Sorbonne, ainsi que vicaire à Saint-Étienne-du-Mont, où les retrouvailles avec un ancien confrère des Carmes, l’abbé Daniel Pézeril, sont particulièrement orageuses, l’abbé Charles embrasse du regard l’expérience qui a été la sienne dans les Chantiers de la Jeunesse et, désireux de la confronter aux analyses des abbés Godin et Daniel, s’attache à composer un livre en forme de réponse à La France, pays de mission ?, intitulé Pleine Masse. Trois ans d’aumônerie dans les Chantiers de la Jeunesse Française [17].

Même si l’ouvrage est inachevé, il est possible à partir des feuillets conservés d’en comprendre le sens général. Il faut cependant préciser préalablement que l’abbé Charles ne se reconnaît pas dans l’analyse qui est celle de ses deux confrères. À Malakoff, en effet, il a vécu une expérience qui ne correspond pas au constat d’échec dressé par les abbés Godin et Daniel, bien au contraire, et les succès qu’il a pu rencontrer ont même trouvé une certaine continuité à l’occasion de son ministère dans les Chantiers. Alors que la guerre n’est pas encore terminée, le plan de l’ouvrage indique à quel point ce retour sur son expérience est en réalité une préparation de l’avenir [18]. Sans entrer dans le détail du manuscrit qui mériterait une étude spécifique, on mesure cependant très bien le décalage qui s’est creusé entre l’abbé Charles et bien des prêtres de sa génération. On peut aussi mentionner qu’il admire profondément le cardinal Suhard tout en émettant extrêmement tôt des « réserves [19] » à propos de la Mission de France, qui attire quelques temps en 1943 l’attention de Jean Ficheux auquel il écrit par ailleurs :

[…] Vraiment ce ministère des Chantiers commencé dans des conditions si difficiles m’aura comblé : retours à Dieu, vocations nombreuses. Restons très unis par la prière. Plus que jamais dans les heures cruciales qui viennent nous serons le sel de la terre… Si nous en sommes dignes. […]

Conclusion

On l’aura compris : il n’y a au fond pas d’énigme Charles, mais une étonnante continuité dans des ministères successifs auprès de la jeunesse avant, pendant et après la guerre, et, si énigme il y a, c’est sans doute plus du côté de l’Église de France, à travers le passage d’une mystique de conquête et de chrétienté à une sorte de traumatisme enfouissant, qu’il faudrait la chercher.

L’abbé Charles n’a pas changé, non pas en raison d’une sorte de fixisme auquel il est complètement étranger, non pas non plus parce qu’il aurait eu bien plus de chance que la plupart de ses confrères, mais sans doute avant tout pour des raisons spirituelles et en particulier en raison de la profonde unité spirituelle et spécifiquement sacerdotale qui caractérise les jeunes années de ce prêtre, comme toutes celles qui ont suivi, lui qui écrivait au temps de sa jeunesse au séminaire des Carmes :

Oui vous m’avez appelé, premier désir d’être saint, séparé, près de vous, dévoué à vous, volonté persistante au milieu de tant de choses d’entrer au séminaire. Seigneur Jésus mes premiers sentiments personnels ont été pour vous. Si j’essaye de distinguer dans les ombres de ce premier appel je vois l’attrait du sacré, du dévoué à l’Invisible. Ô Maître comme je vous remercie de m’avoir ainsi appelé par l’essentiel du sacerdoce. Il me semble que maintenant malgré les griseries passagères de l’apostolat, des organisations c’est vraiment cela que je veux dans le sacerdoce : être tout à vous, associé à Vous. Je vous adore ô Vous l’unique et direct objet de ma vie. Je vous loue, je vous remercie sans fin, au-dessus de mes forces de m’avoir choisi, de m’avoir donné cela. […]
Et voilà qu’au terme de longues années, celles des luttes extérieures et intérieures, celles du Petit Séminaire douces et lâches, celles de philosophie à la recherche de la lumière, celle du Service Militaire qui m’a appris à me connaître, celle de Théologie où j’ai connu la joie de ta vérité et mes limites, après bien des erreurs, bien des chutes, mais par ta bonté extraordinaire toujours dans la voie, le cœur mordu par le désir de toi complètement, j’arrive à la veille des noces éternelles avec Toi. Ô Jésus toujours, définitivement moi à Toi, et Toi à moi.
Jésus lie-moi, lie-moi purement, fortement Ô Jésus. Je le veux avec toute ma volonté, tout ce que j’ai de volonté, tout, tout [20].

S’il est une énigme Charles, il faut la situer dans le mystère d’une âme que Dieu a voulu séduire pour en faire son prêtre, et son « prêtre seulement », et qui s’est effectivement laissé séduire.

Michel Emmanuel, né en 1969, marié, 5 enfants, professeur au Collège Stanislas à Paris, membre de la communauté apostolique Aïn Karem, auteur d’une thèse Devenir prêtre dans l’entre-deux guerres, Les années de formation de Mgr Maxime Charles, qui vient d’être publiée sous le titre La Vie cachée de l’abbé Charles, Parole et Silence 2018.

[1] Jean Chaunu, « L’Évangélisation entre chrétienté et enfouissement », Liberté politique, automne 2010, no 50, p. 33-61.

[2] Il est en effet le fils de Georges Charles, enfant de l’Assistance publique né à Bordeaux et élevé à Ribérac où, au moment de son mariage en 1908, il exerce la profession de coiffeur, et de Marie Charles, couturière de son état. Une fois la famille montée à Paris, Georges Charles devient électricien dans la Compagnie de chemins de fer Ouest-État.

[3] C’est sa mère qui conduit l’enfant à la messe et qui lui en donne ainsi indirectement le goût, et c’est la lecture des exploits des missionnaires dans les Annales de la Propagation de la Foi qui suscite chez lui une vocation missionnaire.

[4] Georges Charles est en effet libre-penseur et enrage quand son enfant, après la messe, revient encore à l’église le dimanche pour les vêpres. Au moment de la première communion de son fils, en 1919, il s’efforce, au moyen d’une hostie non consacrée, de le persuader du ridicule de la foi en la Présence réelle : « Tu vois, mon enfant, ils te feront croire que c’est Dieu, mais regarde bien, ce n’est que du biscuit. » L’enfant est très sensible à ces attaques et, dans sa vieillesse, Mgr Charles se souviendra encore que, quand il était jeune, profitant du moment de solitude offert par une descente à la cave pour y chercher du charbon, il se répétait rageusement, pour se donner du courage avant de remonter affronter son père : « Dieu existe ! Dieu existe ! » Il faut souligner pour finir que Georges Charles embrasse finalement la foi catholique au milieu des années trente. Voir Samuel Pruvot, Monseigneur Charles aumônier de la Sorbonne, Cerf, Histoire, Biographie, 2002, 332 p., p. 38.

[5] Le petit séminaire de Paris est en effet installé à Conflans, sur la commune de Charenton.

[6] La première lettre qu’il envoie à ses parents depuis le séminaire est particulièrement significative de cette précoce maturité : « […] Toi, petite maman chérie, suis-tu bien mes recommandations et ne pleures-tu pas trop souvent ? Écoute-moi, ne crois pas que je ne souffre pas autant que toi de cette séparation, seulement je sais mieux la supporter, et au lieu de pleurer je pense doucement à toi et me figure ce que tu fais. Je pense quand je te reverrai, et je prie surtout pour toi. Hier matin j’ai communié pour toi et ai demandé au Bon Dieu que j’avais reçu d’aller te consoler et te dire que je pensais à toi. […] Et toi méchant papa qui croit que j’ai quitté la maison à cause de ses observations, ne le crois pas. Ne crois pas non plus que je te déteste, alors que je t’aime de tout mon cœur. Je respecte bien sincèrement la douleur que t’ont occasionnée ta désillusion, l’anéantissement soudain des rêves que tu avais faits pour moi, surtout pour les remplacer par un idéal que pour ton malheur tu ne comprends pas. Encore que ta douleur soit légitime je te prie de penser à moi sans colère, et de m’aimer encore un peu, comme je t’aime. Tu en seras payé en retour par mon application au travail et mes bonnes notes. » (Lettre de Maxime Charles à ses parents, 4 octobre 1922, Archives historiques de l’archevêché de Paris (plus bas A.H.A.P.), Archives de Mgr Maxime Charles (plus bas A.M.M.C.), Carton 4, document 13).

[7] La famille est en effet originaire de Ribérac. À peine mariés, Georges et Marie Charles « montent » à Paris. La famille s’installe assez rapidement à Bécon-les-Bruyères, dans la proche banlieue, au Nord-Ouest de Paris.

[8] Marie Charles est en effet atteinte de surdité depuis sa jeunesse. Par ailleurs, le jeune Maxime manque de mourir d’une pneumonie en 1915, et en 1916, c’est le second fils, Jean, qui meurt à l’âge de trois ans dans des conditions épouvantables…

[9] En septembre 1925, pendant les vacances, le P. Osty écrit ainsi à Maxime Charles : « Vous êtes pour moi du nombre de ces jeunes gens à qui j’ose à peine donner le nom d’élèves, et avec qui je suis heureux de converser, sachant bien que nous aurons toujours quelque chose à nous dire. La grande joie de l’éducateur, c’est de recommencer sa vie en d’autres, de permettre à d’autres d’éviter les maladresses qu’il a commises à leur âge, de tracer la route à de jeunes frères, de leur tendre amicalement la main, de leur communiquer sans aucune prétention le modeste bagage de ses connaissances intellectuelles, et mieux encore les ardeurs et les enthousiasmes de sa jeunesse sacerdotale, et vous me paraissez, mon cher ami, pour votre âge, votre éducation, votre tour d’esprit et votre délicatesse, être de ceux avec qui l’éducation est cette collaboration d’amitié. Voilà pourquoi j’ai reçu avec vif plaisir votre lettre, trop bonne pour moi, voilà pourquoi aussi, c’est un autre aveu, bien sincère, j’ai regretté votre départ de quatrième, car vous ajoutiez à la classe, si charmante par tant d’égards, un certain caractère de maturité d’esprit qui, vous absent, lui faisait défaut » (Lettre du P. Émile Osty à Maxime Charles, 11 septembre 1925).

[10] Dans le récit de l’abbaye voyagère reproduit en partie dans ce numéro de Résurrection, il évoque d’ailleurs son entrée au séminaire, le jeune séminariste dont il est question étant l’abbé Charles lui-même : À ce propos, comment ne pas rappeler la conversation qui décida de l’entrée d’un jeune séminariste aux Carmes. M. Verdier demandait : « Vous désirez préparer des licences ? Vous désirez donc être professeur ? – pas du tout, M. le Supérieur, je désire le ministère paroissial – Mais à quoi bon alors vouloir allonger vos études, être diplômé ? – Oh, M. le Supérieur, ne croyez vous pas qu’il faut être bien savant pour faire un bon vicaire – c’est bien, petit vicaire ! Conclut M. Verdier.(Ite et Vos… Pèlerinage septembre 1933, Cahier, A.H.A.P., A.M.M.C. 6, 1).

[11] « voyager » (ou « voyagier »), comme adjectif, est une expression du cardinal de Bérulle qui désigne ainsi l’état de l’humanité du Christ avant sa glorification.

[12] « Prêtre. Abbaye Saint-Martin de Ligugé, mercredi de Pâques 1935 », Carnet 1933-1938, A.M.M.C. 6.

[13] « Mgr Charles : 50 ans de sacerdoce auprès des jeunes », propos recueillis par Gilbert Ganne, Famille chrétienne, no 377, 4 avril 1985, p. 12-19.

[14] On pense ici aux initiatives du R. P. Jacques Loew, dominicain qui partage la vie des dockers marseillais, au P. de Féligonde qui fonde les Bénédictins en paroisse, au frère Michel Épagneul qui crée les Missionnaires des campagnes, ou encore à l’abbé Michonneau qui transforme sa paroisse du Sacré-Cœur de Colombes en communauté missionnaire.

[15] Entretien avec le P. Jacques Benoist, 1er avril 2008.

[16] Lettre de Mgr Charles au Père D., 3 mars 1991.

[17] Pleine Masse. Trois ans d’aumônerie dans les Chantiers de la Jeunesse Française. Feuillets rédigés à l’été 1944 et conservés aux Archives historiques de l’archevêché de Paris en A.M.M.C. 8.

[18] L’ouvrage est en effet composé de 16 chapitres : 1. Une expérience de trois ans (caractères, intérêt), 2. La masse des Jeunes Français devant le Christianisme, 3. Les jeunes Chrétiens (pratiquants, militants), 4. Action directe sur la masse, 5. Atmosphère religieuse en milieu non-confessionnel, 6. Manifestations, 7. Discours (utilité, valeur, conditions, méthodes, résultats), 8. Contacts individuels (contact systématique), 9. Sensibilité de la masse, 10. Élites et masses (Deux élites, Élite fonctionnelle), 11. Prêtre et éducateurs laïques (le contact), 12. Le Christianisme devant les Jeunes Français (religion confessionnelle, large, adaptée, humanisée… non), 13. Christianisme complet (intellectuel, surnaturel, épanoui, christologique, présenté), 14. Offices religieux et Jeunes Français (liturgie traditionnelle mais vivante), 15. La Paroisse et les Jeunes Français (Place aux Jeunes, dans la Paroisse), 16. Prêtres de demain (le problème des Séminaristes). Conclusion.

[19] C’est le terme même employé par l’abbé Charles. Lettre de l’aumônier Charles à l’abbé Jean Ficheux, 30 juillet 1943, Archives de la famille Ficheux.

[20] « Mardi Saint 1934 », Carnet 1933-1938, A.M.M.C. 6.

Réalisation : spyrit.net