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L’enseignement moral de Mgr. Charles

P. Laurent Sentis

Mgr Charles déclarait, un jour, par mode de confidence, qu’il avait été pressenti pour entamer un travail de recherche en théologie morale. Il en avait assurément les capacités. Mais son souci prioritaire était l’évangélisation. C’est au cœur de son labeur apostolique qu’il a intériorisé et assimilé de façon originale l’enseignement qu’il avait reçu. La morale pour lui n’était jamais séparable de la vie spirituelle et de l’action pastorale. A travers ses entretiens, ses prédications, ses conseils, on peut recueillir un certain nombre d’intuitions qui révèlent un solide enracinement dans la Tradition de l’Eglise, une grande cohérence intellectuelle et une expérience étonnante des problèmes que pose la mise en pratique de cette doctrine. Ceux qui ont été les bénéficiaires de cette tradition orale ont tous été stimulés dans leur vie personnelle et dans leur apostolat, tout en demeurant très libres dans leur propre pensée. Aussi n’est-il pas question dans cet article de systématiser cette tradition ou d’entamer un débat sur tel ou tel point. Il s’agit simplement de conserver la mémoire de quelques orientations caractéristiques de la personnalité de Mgr Charles et de montrer comment celles-ci peuvent susciter l’intérêt, non seulement du fidèle chrétien soucieux de droiture morale, mais encore de celui qui cherche une meilleure intelligence de sa foi.

L’enseignement de l’Eglise comme source de la théologie morale

En affirmant par mode de principe que les règles de la vie morale sont transmises par l’Eglise, Mgr Charles entendait prendre ses distances d’une part, par rapport à ceux qui privilégient la démarche philosophique, d’autre part, par rapport à ceux qui n’admettent pas d’autre autorité que l’Ecriture Sainte. Certes, il ne méprisait pas la recherche philosophique, mais soulignait la diversité des systèmes et leur incapacité à fournir la certitude nécessaire dans le domaine de l’action. Il professait aussi le plus grand respect pour la Parole de Dieu, et toute sa spiritualité s’enracinait dans la lecture assidue des textes évangéliques, grâce auxquels il accédait à la vie intérieure de Jésus-Christ. Mais il connaissait le problème posé par la lecture de ces textes et le risque de voir ceux-ci livrés aux interprétations les plus contradictoires.

La doctrine morale de l’Eglise ne se réduit pas à l’énoncé d’un code. Selon la règle énoncée par saint Vincent de Lérins, elle explicite ce qui a été cru toujours, partout et par tous. Il faut donc connaître l’ensemble de la Tradition et faire preuve d’esprit critique. Car seule l’étude historique d’une question morale déterminée permet de distinguer l’essentiel de l’accessoire. Souvent une règle morale est maintenue à travers les siècles en recevant des justifications variées. La sensibilité chrétienne perçoit dans cette règle un enjeu fondamental, qu’elle n’est pas en mesure d’expliciter parfaitement. Nous pouvons poursuivre la recherche, mais ne pas imaginer de façon présomptueuse que les chrétiens des temps jadis n’étaient pas éclairés par l’Esprit Saint. Ainsi, en ce qui concerne l’indissolubilité du mariage, Mgr Charles soulignait volontiers que, non seulement l’Eglise a toujours maintenu cette règle, mais que, pour le maintien de ce principe, elle a payé le prix fort en endurant, par exemple, le schisme de l’Eglise anglicane sous Henri VIII.

Il arrive aussi qu’une certaine hésitation se manifeste au cours de l’histoire. Il faut alors dégager le principe fondamental et ne pas le confondre avec telle directive liée à un temps ou à une culture. Ceci est particulièrement net en ce qui concerne la doctrine sociale de l’Eglise. Quand on étudie l’ensemble des documents pontificaux, on perçoit que les papes n’avaient pas tous la même sensibilité sur le plan social, ni les mêmes préoccupations. Néanmoins un certain nombre de principes généraux sont affirmés de façon constante, et constituent une donnée irrécusable de la foi chrétienne.

Un tel travail historique et critique ne prétend pas accéder à une objectivité parfaite. Entrepris à propos des problèmes concrets que rencontrent les chrétiens d’aujourd’hui, il est mené en dialogue avec les autres théologiens et, en cas de désaccord, il appartient à l’autorité de trancher. Ce travail nous délivre de notre subjectivité. Celle-ci est souvent marquée par notre histoire, notre culture, notre milieu. Il convient de s’en méfier lorsqu’on prétend enseigner autrui, car les fidèles attendent une parole sûre de la part du catéchiste, du prédicateur ou du confesseur. L’intermédiaire humain doit modeler, autant que faire se peut, sa pensée sur celle de l’Eglise.

Liberté dans l’explication

Cette exigence de fidélité à l’Eglise, en ce qui concerne les normes morales, n’est pas un abandon du travail intellectuel, mais au contraire un stimulant pour le théologien. Celui-ci est invité à expliquer les principes, à les justifier et à en montrer l’utilité. Et dans ce domaine, il jouit de la plus grande liberté. Un exemple particulièrement net apparaît en ce qui concerne la vie conjugale. Quand il abordait cette question, Mgr Charles proposait une vaste perspective sur l’amour des époux et comparait celui-ci à la vie trinitaire. Mais sa théologie trinitaire se développait à partir de Richard de Saint-Victor. La perfection de l’amour consiste non pas dans l’amour mutuel de l’amant et de l’aimé, mais dans l’amour commun de l’amant et de l’aimé pour une troisième personne. Dans cette ouverture est atteinte la pleine oblativité de l’amour. Ainsi l’amour de l’homme et de la femme n’est vraiment parfait que dans une disponibilité à l’égard de cette troisième personne qu’est l’enfant, fruit de leur union. Et le plaisir sexuel est un écho, lointain mais réel, de la joie éternelle de Dieu. Aussi le plaisir, le soutien mutuel des époux et la fécondité sont indissociables. C’est la raison pour laquelle on ne saurait légitimer la volonté délibérée de dissocier plaisir, fidélité et fécondité. Cette intuition a quelque chose de grandiose : la famille humaine offre une image de la vie trinitaire, et nous aide à comprendre quelque peu les profondeurs de l’amour éternel. Réciproquement, la perception de cet amour éternel donne à la sexualité une incomparable noblesse. La dignité reconnue à la sexualité humaine devient un appel à un comportement qui soit en harmonie avec cette dignité. La morale sexuelle est exigeante, Mgr Charles le savait bien, et seul un puissant motif d’ordre mystique peut susciter une adhésion libre à cette morale.

Le problème de la morale naturelle

On voit d’après l’exemple proposé dans le paragraphe précédent que Mgr Charles ne croyait guère à la morale naturelle. Pour bien comprendre son scepticisme à cet égard, il faut se souvenir que la théologie scolastique dans laquelle il avait été formé distinguait fortement l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. Dieu, disait-on, aurait pu nous créer dans un état de pure nature. L’homme aurait alors poursuivi une fin proportionnée aux forces de sa nature, et cette recherche aurait reçu comme règle l’ensemble des préceptes de la morale naturelle. Mais il a plu à Dieu d’élever l’homme à une fin plus haute, surnaturelle, et de lui donner la grâce nécessaire pour parvenir à cette fin. Cette spéculation sur l’ordre hypothétique de la nature pure permettait de rechercher un ensemble de règles morales qui s’imposent à l’homme au titre de sa nature, indépendamment de la révélation historique. Or, pour des raisons analogues à celles qui ont animé le futur cardinal Henri de Lubac, Mgr Charles s’est insurgé contre cette idée d’une fin naturelle. Comment Dieu pourrait-il créer un être spirituel sans l’appeler à partager sa propre vie ? Saint Thomas d’Aquin, auquel la théologie scolastique se croyait fidèle n’a, quant à lui, jamais imaginé cette dualité de fins. Certes, il existe un bonheur imparfait , accessible en cette vie et dont ont parlé les philosophes. Mais, par nature, l’homme désire connaître Dieu même si, en raison de la transcendance du Créateur, la réalisation de ce désir n’est possible que par le don gratuit et immérité de la lumière de grâce. Mgr Charles faisait donc partie de ce groupe de théologiens qui interprétaient saint Thomas à la lumière de saint Augustin et qui ont dû attendre le concile Vatican II pour que soit reconnue la justesse de leurs intuitions. Mais, allant jusqu’au bout de cette intuition, il craignait surtout qu’on laisse de côté la folie de la Croix pour chercher sur cette terre un certain épanouissement humain, trop humain : sa critique de la morale naturelle était liée à son radicalisme évangélique et à sa volonté d’ordonner tous les actes de la vie humaine au mystère de Dieu révélé en Jésus-Christ.

Cela n’impliquait aucun mépris de la raison, ni un refus de dialogue avec les non-chrétiens. Mgr Charles ne voulait pas que la morale fût réduite à l’ensemble des règles que l’homme raisonnable parvient à élaborer par ses propres forces. Il estimait que la raison devait d’abord se laisser instruire par la Révélation et, seulement dans un deuxième temps, montrer la cohérence et le bien-fondé de ce qu’elle avait reçu. D’ailleurs, il savait utiliser des arguments adaptés à ses interlocuteurs. Il faisait appel à l’expérience vécue, au bon sens, à la sagesse des nations, et sa forte culture philosophique lui permettait de retrouver le meilleur de cette doctrine aristotélico-thomiste, dont il n’avait rejeté que le caractère systématique. Grâce à cette manière de voir, il débattait de façon honnête et loyale, sans se troubler lorsque la discussion n’aboutissait pas. La vérité, pensait-il, ne dépend pas de la justesse des arguments, et si des interlocuteurs ne partagent pas la même foi, ils peuvent assurément faire un bout de chemin ensemble, mais au bout d’un certain temps, ils doivent bien reconnaître une divergence de point de vue.

La fin et les moyens

La critique du concept de morale naturelle rend particulièrement délicat le problème des actes intrinsèquement pervers. Les théologiens moralistes ont en effet l’habitude de qualifier ainsi certains comportements humains incompatibles avec la loi naturelle. Le choix délibéré de ces comportements rendant impossible l’adhésion à la volonté de Dieu, il en résulte qu’on ne peut justifier ce choix en aucun cas. Pour le dire autrement, une fin bonne ne justifie pas n’importe quels moyens. Quand on interrogeait Mgr Charles à ce sujet, il inversait la formulation ; au lieu de dire « un acte contraire à la loi naturelle ne peut être justifié en aucun cas », il disait : « si l’Eglise nous dit qu’un acte n’est justifié en aucun cas, c’est qu’il s’agit d’un acte intrinsèquement pervers ». Tout ceci mériterait une discussion approfondie. Mais rapportons plutôt quelques histoires, par lesquelles il mettait en valeur la portée de cette doctrine.

La première concerne Jean-Pierre Hadengue, fonctionnaire français au Maroc au moment de l’insurrection, qui reçut l’ordre de fusiller dix hommes pris au hasard. Connaissant le P. Charles et confiant dans son jugement, il l’appela en pleine nuit au téléphone pour lui demander conseil. Celui-ci répondit alors : « Sous aucun prétexte, tu ne peux tuer un innocent. Tu n’as pas le droit en conscience de mettre à mort un homme qui n’a pas été reconnu coupable. » L’officier a donc suivi sa conscience et a été destitué. Mais le gouvernement, au temps de la quatrième République, changeait souvent de couleur politique. Pierre Mendès France, arrivant au gouvernement, félicita le jeune fonctionnaire de son courage et lui fournit de l’avancement.

La deuxième concerne la guerre nucléaire. Mgr Charles a soutenu loyalement les évêques français au moment de leur déclaration sur le problème de la dissuasion. Cependant, il estimait que cette dissuasion posait une question morale extrêmement grave. Et, pour illustrer cette difficulté, il racontait sa réaction au moment du bombardement d’Hiroshima : « Beaucoup de gens se réjouissaient parce que l’on sentait que la guerre allait bientôt se terminer. Pour ma part je pensais qu’un certain nombre de civils innocents avaient été tués, et je me sentais très réservé devant ce bombardement, car je pensais et je continue à penser qu’aucune raison ne peut justifier le meurtre d’un innocent. Je ne suis pas sûr que ce bombardement ait été légitime sur le plan moral. »

La troisième se rapporte à l’affaire Mesrine. On se souvient que cet homme, surnommé « l’ennemi public n° 1 », a été tué par des policiers qui voulaient l’arrêter. Officiellement, il s’agissait d’un cas de légitime défense. Or un certain nombre de gens estimaient que, vraisemblablement, les policiers avaient abattu Mesrine de sang froid et que, si cela avait été le cas, ils avaient bien fait. Mgr Charles réagissait alors avec vigueur : « On n’a pas le droit de tuer délibérément un homme sans jugement. On n’a pas le droit d’abattre un homme comme on abat un chien. N’oublions pas que Mesrine est, comme nous, un homme pour lequel le Christ a versé son sang, prions donc pour lui et, si ce n’est pas un cas de légitime défense, il faut aussi prier pour ceux qui ont tué de façon injustifiée. »

La grâce et l’héroïsme

Nous le voyons d’après les exemples qui viennent d’être cités, Mgr Charles ne séparait pas la morale de la vie spirituelle. Et il comprenait celle-ci comme un engagement radical à la suite du Christ, pouvant conduire jusqu’à l’épreuve décisive, celle d’une fidélité qui par amour supporte l’épreuve, la souffrance, l’humiliation et, à l’horizon de tout cela, le témoignage du martyre. Le christianisme, comme marche à la suite du Christ, est assurément un chemin de bonheur mais, à l’occasion, il peut devenir un chemin de croix. Et celui qui le prêche éprouve de façon aiguë ce qu’il peut y avoir d’indécent à imposer à autrui un fardeau qu’il n’a pas lui-même soulevé du doigt. C’est pour cela qu’il doit, avant tout, se montrer compatissant : cela n’est possible que s’il a lui-même pris sa part de souffrance pour le royaume. Mais il ne doit pas renoncer à lancer un appel au courage et l’héroïsme. Et beaucoup d’hommes et de femmes se montrent sensibles à cette invitation au dépassement de soi. Ils découvrent alors en eux-mêmes des ressources insoupçonnées et en conçoivent une légitime fierté.

Cependant, l’héroïsme chrétien revêt une coloration très particulière. Eloigné de tout orgueil, il résulte de l’humble confiance en la grâce de Dieu, plus forte que nos faiblesses. C’est pourquoi Mgr Charles n’hésitait pas à évoquer la dimension surnaturelle de la morale. L’effort humain a sa place, il parvient parfois au but, mais souvent il nous fait toucher du doigt notre impuissance. Dire qu’il est impossible de mettre en pratique certains préceptes n’est pas une objection contre ces préceptes, mais l’occasion de confesser que tout est possible à Dieu. Le chrétien, conduit par l’exigence morale jusqu’à l’expérience de son impuissance, est invité à s’en remettre à la miséricorde de Dieu et à expérimenter la puissance de la grâce au cœur de sa faiblesse. Le fondement de la vie morale est sans doute l’humilité profonde de celui qui, méfiant envers lui-même, demande chaque jour à Dieu lumière et force pour la journée qui vient. Mgr Charles aimait bien citer saint Philippe Néri : « Mon Dieu, méfiez-vous de moi, je pourrais bien vous trahir aujourd’hui. »

Il ne s’agit pas de négliger l’effort ascétique pour acquérir la maîtrise de soi et les autres vertus. Mais cet effort doit être soutenu par la mystique. Les vertus du chrétien sont les vertus du Christ. Et le culte du Cœur du Christ est le lieu privilégié de cette contemplation des vertus du Christ. Petit à petit, le chrétien attentif au mystère de Jésus est transformé intérieurement et revêtu de l’Homme Nouveau : « Au moment de la tentation, tourne-toi intérieurement vers Jésus crucifié. » Tous ceux qui ont suivi ce conseil de Mgr Charles s’en sont trouvés bien.

L’utilité de la casuistique

Le point le plus étonnant de la personnalité de ce prêtre était son aptitude à passer sans transition d’un registre à un autre. Sa conception de la mystique pourrait faire voir en lui un émule de Blaise Pascal, un de ces théologiens qui se désintéressent des subtilités de la casuistique. Or ce n’était nullement son cas. Sans hésiter, il donnait tort à l’auteur des Provinciales, et rappelait que la vie morale concerne la vie concrète dans toute sa complexité. Il ne voulait pas que se perde la sagesse de tous ceux qui se sont préoccupés des cas de conscience. Une chose est d’inviter à la perfection, autre chose est d’aider une personne confrontée à un choix difficile. Il estimait alors que son devoir était d’adopter le système probabiliste : s’il y a un argument sérieux en faveur de la liberté, il ne convient pas de lier la conscience.

En agissant ainsi, il n’avait pas le sentiment de faire une concession à la faiblesse humaine. Imposer à autrui ou à soi-même une loi qui n’est pas certaine lui semblait être une faute contre la prudence. Est-il besoin de rappeler que, selon Aristote et saint Thomas, l’homme prudent n’est pas l’homme précautionneux, mais l’homme avisé ? En ce sens, la prudence, l’art de décider intelligemment dans les situations particulières, est la plus haute des vertus morales.

En ce domaine, l’intérêt de l’enseignement de Mgr Charles est surtout lié aux anecdotes qu’il racontait pour illustrer certains principes. Ainsi il attachait une grande importance au principe du volontaire indirect : si un effet mauvais est lié à un effet bon et si le bien supprimé par l’effet mauvais n’est pas disproportionné par rapport à l’effet bon recherché, il est légitime de vouloir cet effet bon lié à cet effet mauvais. Ce principe ne signifie pas qu’on peut faire le mal en vue d’un bien. Et, dans la vie concrète, il faut une certaine finesse pour faire la différence. Ainsi, pour reprendre l’affaire Mesrine, tuer quelqu’un en situation de légitime défense est une chose ; abattre, de sang froid, même un criminel, en est une autre. De même, apaiser la souffrance d’un malade, au risque d’accélérer sa mort, ne peut être assimilé au fait de donner un cocktail lytique dans le but de donner la mort. Le principe du volontaire indirect permet de libérer la conscience, dans des situations où un plaisir vénérien est provoqué indirectement lors de certaines activités (sportives ou professionnelles) qui, de soi, sont légitimes. Il trouve aussi son application en temps de guerre. Faut-il vraiment entrer dans toutes ces subtilités ? Mgr Charles le pensait et estimait qu’une théologie morale qui se contenterait d’énoncer des principes généraux et ne se prononcerait pas sur les cas difficiles, risquait de plonger ces principes dans le flou. Au contraire, c’est en cherchant à appliquer ces principes dans les situations complexes qu’on acquiert une perception de ce que ces principes signifient au juste.

Le réalisme pastoral

Confronté, comme tous les prêtres, aux drames et aux difficultés des fidèles, Mgr Charles a toujours su maintenir à la fois le sérieux de l’exigence évangélique et une grande charité pastorale qui lui permettait d’accueillir avec douceur et bonté tous ceux qui s’adressaient à lui. Il savait alors donner des conseils précis et adaptés. Pour illustrer ce réalisme, j’exposerai d’abord ce que, de façon humoristique, il appelait le principe du paillasson, puis comment, bien avant qu’on en parle de façon officielle, il avait découvert et mis en pratique le principe de gradualité.

Le principe du paillasson est lié à une fine analyse du comportement humain. Imaginons un homme marié entraîné dans une aventure extraconjugale avec une amie d’enfance. Malgré tout, cet homme souhaite être fidèle à son épouse. D’un certain côté, indépendamment de toute perspective d’adultère, il souhaite revoir cette amie ; d’un autre côté, il sait que, mis en sa présence, la tentation devient très forte. Il est clair que c’est avant de sonner à la porte de l’amie en question qu’il faut réfléchir et prendre la résolution de repartir, d’où le nom donné au principe. Autrefois on aurait dit qu’il fallait fuir les occasions dangereuses. Mais cette petite histoire montre bien comment nous entrons progressivement, mais non pas de façon irrésistible, dans le péché. Il est beaucoup plus facile d’éviter une défaillance si l’on s’y prend suffisamment tôt.

Le principe de gradualité, quant à lui, est lié à la pratique du sacrement de réconciliation. Mgr Charles se rendait compte que parfois son pénitent n’était pas en mesure de changer de conduite sur un point important. Que faire ? Comment maintenir les principes sans décourager la bonne volonté ? La solution consiste à proposer un effort en direction de la loi. Aussi petit soit-il, cet effort, consolidé par la grâce du sacrement, sera peut-être le point de départ d’une conversion. Au moins, il aidera le pénitent à se maintenir dans une attitude de lutte. Il faut remarquer à quel point une telle analyse renouvelle la pratique du sacrement de pénitence. Le prêtre ne se présente pas comme un juge ou comme le ministre d’une formalité. En quelques minutes, il cherche, en dialogue avec le pénitent, l’effort précis qui est adapté à la situation. Cela demande beaucoup de prudence et d’humanité, car il n’y a pas de solution toute faite. Chaque situation est nouvelle et aucune n’est insoluble.

Conclusion

S’il fallait retenir un seul point parmi tous ceux qui ont été exposés, c’est peut-être l’importance de la vertu de prudence dans la pensée et la pratique pastorale de Mgr Charles. En ce moment de l’histoire de l’Eglise où beaucoup attendent un renouveau de la théologie morale, il est facile de s’en tenir à la lettre de la loi, que ce soit pour condamner autrui ou pour condamner la loi. Mais toute condamnation est stérile. Au contraire, la prudence, c’est-à-dire la connaissance approfondie des principes, jointe à la finesse dans l’appréhension des situations concrètes, est féconde. L’intelligence pratique portée par une volonté droite ne se contentera pas de formules toutes faites ; attentive à la réalité concrète, elle manifeste ainsi le respect qu’elle porte à la personne humaine. En définitive, Mgr Charles nous a appris que la véritable intelligence est charitable et que la véritable charité est intelligente. Qu’il en soit remercié.

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

Réalisation : spyrit.net