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L’éthique du soldat chrétien à l’épreuve des conflits contemporains

Général Bertrand de Lapresle

Il s’agit pour moi de tenter d’apporter ici un témoignage sur la façon dont le soldat et le chef militaire que je fus a vécu, ou a cherché à vivre, sa foi catholique, notamment dans les périodes de tensions et de crise, au cours d’une carrière de quelque quarante années vécues au service des armes de la France. Je le ferai très modestement, sans aucune prétention de présenter quelque vérité générale que ce soit, en matière d’éthique et de déontologie, mais en espérant seulement qu’un tel témoignage pourra présenter un intérêt, du fait des analogies et des possibilités de transposition qui existent indubitablement entre les problèmes que connaît un soldat sur le terrain en période de crise, et certaines situations difficiles que chacun doit gérer dans ses responsabilités de chef de famille, de cadre et de citoyen.

Des analogies profondes existent en effet entre le monde civil et celui des armées. C’est d’ailleurs pourquoi l’univers des affaires a tant emprunté, au cours des âges, au vocabulaire, et au delà du vocabulaire, aux concepts militaires : stratégie de l’entreprise, attaque d’un marché, guerre économique, raid d’une société sur une autre, etc. Je constate cependant, et c’est probablement un indice de progrès, que désormais, c’est de plus en plus le langage et les concepts de l’économie qui gagnent l’univers militaire. Ainsi par exemple, nous n’avons jamais autant parlé, dans nos régiments, de rationalisation des choix budgétaires, de gestion participative par objectifs, de ratios de gestion et d’indicateurs de performances de toute nature…

Je note au passage, et c’est une coïncidence riche d’enseignements, qu’au moment où nous traitons de l’éthique du soldat chrétien à l’épreuve des conflits contemporains, nous vivons une période particulièrement stimulante sur le thème des liens entre religion et société civile. Je soulignerai quatre points :

  • Nous sommes d’abord encore marqués par les réflexions qu’a suscitées le quarantième anniversaire de la merveilleuse encyclique, Pacem in Terris, publiée par le bon Pape Jean XXIII le 11 avril 1963.
  • L’année même de cet anniversaire, le Président Bush engageait en Irak une coalition essentiellement américano-britannique dans une croisade des forces du Bien contre celles du Mal, alors que le dictateur, aujourd’hui déchu, d’un empire qu’il voulait laïque, déclarait lui-même, au nom d’Allah, la guerre sainte contre les envahisseurs infidèles. Aujourd’hui, le monde entier observe la douloureuse situation géostratégique qui prévaut, et disserte sur ses conséquences encore tragiquement incertaines.
  • Parallèlement, depuis la fin de la guerre froide, plusieurs milliers de soldats français sont impliqués, au nom de notre Nation française, sous l’égide d’organisations internationales comme l’OTAN, l’Union Européenne, ou les Nations Unies, au service de la paix dans de délicates missions d’interposition entre des factions, trop souvent embrigadées sous des prétextes à connotation religieuse : Côte d’Ivoire, Afghanistan, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, etc..
  • Et, trop nombreuses, prévalent encore sur notre planète, voire dans nos propres banlieues, de déplorables situations qui instrumentalisent la religion, et s’y référent selon des modalités tout à fait contestables.

Pacem in Terris, guerre d’Irak, conflits armés à travers le monde, et crises internes d’identité nationale, autant d’éléments qui rendent plus actuelle que jamais la nécessité de mettre clairement à leur place, de façon non seulement théorique mais pratique, Dieu (ou Allah) et César, et de promouvoir une éthique nourrie par une connaissance précise de la déontologie de chaque profession. Un tel effort de clarification éthique apparaît particulièrement important pour le soldat, aujourd’hui confronté à des conflits multiformes, alors que sévit en Occident une grave confusion des repères, voire une dévastatrice perte des références. Les Écoles de formation d’officiers de Saint-Cyr l’ont parfaitement compris. C’est pourquoi elles viennent de créer à Coëtquidan un pôle universitaire d’éthique et de déontologie dont le premier directeur, le Professeur de philosophie Henri Hude, a récemment publié un remarquable manuel [1] qui propose de précieux éléments de réflexion et de méditation, propres à permettre à chacun de mettre à l’épreuve et de renforcer les fondements éthiques de son action.

J’évoquerai d’abord six étapes marquantes de ma vie d’officier, en y associant quelques thèmes qui ont animé le chrétien que j’ai toujours cherché à être. Puis, en fonction de ce que j’ai pu tirer de ces expériences, je tenterai de recenser quelques idées plus générales qui me semblent avoir éclairé, de la lumière de la Foi et de l’Espérance, les conditions dans lesquelles j’ai vécu ces périodes de crise et de tensions, dans l’idée fondatrice que seule compte, ou devrait compter, la Vie Eternelle.

Six étapes marquantes de ma vie d’officier

1. Vocation militaire, années de formation

Comme c’est le cas pour beaucoup de soldats, ma vocation d’officier est née d’un souci fondamental de servir, de choisir un métier où l’on s’engage totalement. J’ai choisi cette voie, animé de la certitude que l’existence terrestre n’est pas la valeur ultime, et que pour que la vie mérite d’être vécue, il faut savoir la subordonner à des valeurs qui la dépassent et lui donnent tout son sens. Enfant lors de la deuxième guerre mondiale, préparant Saint-Cyr lors de la chute historique du camp retranché de Dien-Bien-Phû (1954), puis à l’École des Blindés de Saumur et à l’École des Troupes aéroportées à Pau, j’avais une haute idée de la valeur du sacrifice, selon la phrase de saint Irénée « le sang des martyrs est semence de chrétiens », et le précepte évangélique : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Elevé dans le culte des Bournazel, des Péguy, des Charles de Foucauld, des Guy de Larigaudie, j’éprouvais aussi l’attrait de la fonction militaire, à l’image du centurion à qui le Christ a manifesté une particulière affection. M’attirait donc un métier qui n’hésite pas à promouvoir des préceptes aussi forts que celui « d’aimer ses hommes », et où sont vertus quotidiennes la « fraternité d’armes » avec les « compagnons de combat », les valeurs puissantes de cohésion et de solidarité. Un métier qui développe tout naturellement un sens aigu de la caractéristique exorbitante du soldat et de l’officier, serviteurs des armes de la Nation, qui doivent savoir offrir leur vie, mais aussi engager celles de leurs subordonnés, et plus encore celles de leurs adversaires.

J’éprouvais comme valorisant le sentiment de se mettre corps et âme au service de la force, vertu cardinale et don du Saint Esprit, par opposition à la violence, usage pervers des capacités du plus fort. Je recherchais un style de vie procurant des sensations fortes d’aventure humaine et spirituelle : le parachute, l’entraînement intensif, l’effort physique, l’occasion de tester ses limites en allant délibérément jusqu’à sentir « frémir en soi le pauvre bougre » face à la peur, à la faim, au sommeil, aux besoins essentiels non satisfaits. Est alors décapée la carapace artificielle de la vie de tous les jours, qui risque d’éloigner chaque être de la vérité. Tel est à n’en pas douter l’esprit de cette magnifique prière de l’aspirant André Zirnheld, mort pour la France lors de la deuxième Guerre Mondiale : « Mon Dieu, donne-moi la tourmente, donne-moi la souffrance…, mais donne-moi force et courage, mais donne-moi la Foi ». L’idée est de se mettre à même de mesurer la relativité des événements, au prix de la confrontation en équipe à des situations de crise, pour s’attacher à concentrer notre capacité d’action et d’indignation sur des objectifs qui en valent vraiment la peine…

En l’occurrence, pour un chrétien, cette recherche de l’aventure, au risque de l’épreuve, n’a de sens que dans la perspective de l’existence d’un Dieu Amour, et du seul objectif qui vaille pour ses fidèles : la Vie éternelle à la lumière du Ressuscité et de la Sainte Trinité.

2. Lieutenant parachutiste en Algérie

Avant de rejoindre mon premier régiment de hussards parachutistes en Afrique du Nord, j’ai ressenti le besoin d’effectuer une retraite au Foyer de Charité de la Part-Dieu à Poissy, dans le souci d’être armé spirituellement face aux inévitables situations délicates que j’aurais à affronter. Cette retraite devait être suivie de plusieurs autres, avant chaque départ en mission lointaine, pour mieux s’y préparer, ou au retour de ces séjours opérationnels pour en tirer les enseignements personnels, professionnels et éthiques.

Je respectais alors, sans le savoir ce « devoir de s’asseoir » très sagement préconisé par les Équipes Notre Dame. Courir certes, mais savoir après quoi courir, être sûr que le jeu en vaut la chandelle, et qu’au terme de cette course, nous serons plus proches de la Vie éternelle. A la veille de cette aventure algérienne, il me semblait essentiel de me livrer à une réflexion approfondie et éclairée par l’enseignement de l’Église sur la problématique de la conduite à tenir vis-à-vis de l’adversaire, des blessés, des prisonniers, des suspects militaires ou civils, ou sur la manière de se prémunir contre le culte pervers de la recherche immédiate d’un résultat opérationnel factice voire contreproductif, faute d’avoir réfléchi au cadre général de l’action et d’être ferme surs ses options personnelles.

S’asseoir avant d’agir, c’est se donner une bonne chance de réagir le moins mal possible en cas de crise, grâce à des réflexes conditionnés par de fermes résolutions, prises très en amont, dans le calme de la méditation où se forgent les certitudes profondes, qui seules permettent d’échapper à la malsaine pression du moment et de l’environnement.

J’ai ainsi vécu mes premières opérations. Puis est survenu le putsch des généraux d’Alger d’avril 1961, qui a suscité de graves réflexions sur les liens entre les autorités politiques et les autorités militaires, sur leurs devoirs respectifs d’information, de transparence, d’anticipation, sur la relativité de l’impératif de discipline et d’obéissance, sur les valeurs d’honneur et de fidélité, sur la solitude de la conscience de chacun devant les choix ultimes, sur ce qui distingue, à mon sens, l’éthique, profonde conviction personnelle mûrement réfléchie, de la déontologie, règle professionnelle qui définit aussi clairement que possible la voie vers le Bien commun.

Ce fut aussi une riche période de réflexion sur le rôle du chef en crise, qui doit finalement en toutes circonstances respecter la liberté de conscience de ses subordonnés. Comment ne pas renvoyer ici aux merveilleux écrits du Commandant Hélie Denoix de Saint Marc, sur les choix et les responsabilités de ceux qui deviendront, dans le langage de l’époque, « des soldats perdus » ? En ce qui me concerne, la question d’un tel choix ne s’est pas posée, grâce à la décision éclairée de mon Colonel, qui nous a alors recentrés sur une mission exclusivement opérationnelle face au barrage tunisien.

3. En Allemagne face aux forces du Pacte de Varsovie

D’abord Capitaine, puis Général au moment de l’effondrement des forces adverses, j’ai assumé ces responsabilités, que j’ai vécues outre-Rhin au cours des années soixante à quatre-vingt-dix, dans la période de la problématique éthique, très difficile et controversée, de la dissuasion nucléaire, alors heureusement associée à son indissociable complément humain aujourd’hui abandonné : la conscription. Inévitablement confrontés dans la quotidienneté de notre métier de soldat à cette problématique, nous avons été grandement aidés par l’étude approfondie de la lettre des évêques de France : « Gagner la Paix », comme par les débats suscités par la mémorable altercation survenue entre l’amiral de Joybert et Monseigneur Riobé, alors évêque de Tours : « Monseigneur, occupez-vous de vos oignons » !

Les circonstances suggéraient alors d’approfondir culture et réflexion sur le droit de la guerre, sur les Conventions de Genève, sur la doctrine de l’Église en matière de « Guerre Juste », sur les notions assez complexes mais essentielles du « Jus ad bellum », le droit à faire la guerre, et du « Jus in Bello », le droit appliqué à la conduite de la guerre. S’imposait de ce fait un sentiment très fort de la nécessité pour tout acteur de la vie privée ou publique, à quelque niveau que se situe sa responsabilité, de mûrir sa culture doctrinale et spirituelle. Nous, soldats, nous étions ramenés au « devoir de s’asseoir », et à ce constat que faisait Napoléon à propos du métier militaire, mais qui s’applique évidemment aussi à chacun : « La pire immoralité, c’est de faire un métier qu’on ne connaît pas parfaitement »

Nous étions ainsi confrontés à l’intersection très large, et éthiquement problématique, entre les domaines relevant de Dieu et ceux qui relèvent de César avant que, ma génération d’officiers ne ressente autant de satisfaction que de fierté la fin de cette « Guerre de quarante ans », gagnée sans ouvrir réellement le feu, victoire concrétisée par la chute du Mur de Berlin, que j’ai eu le privilège de vivre en direct, le 9 novembre 1989, alors que je commandais la Troisième Division Blindée française dans le Sud de l’Allemagne.

Dans cet esprit, on peut rêver que la devise de Saint-Cyr, « ils s’instruisent pour vaincre », soit complétée par un additif plus conforme à notre idéal chrétien : « Plutôt convaincre que vaincre », et que le paragraphe réglementaire du cadre d’ordre du chef militaire aux échelons tactiques, intitulé « Conduite à tenir vis-à-vis de l’ennemi » reçoive une première réponse de principe : « tenter d’abord de s’en faire des amis » !

4. Colonel commandant un régiment de Légion Etrangère au Liban

Le commandement de Légionnaires, de « Képis blancs », est d’abord une passionnante école d’humanité, une réponse virile à la question lancinante du cantique : « Laisserons-nous à notre table un peu de place à l’étranger ? ». Exercer la responsabilité de la formation d’engagés, tous très éprouvés par les premières années de leur vie, souhaitant repartir à zéro, à la recherche de repères durables et clairement lisibles, c’est s’attacher à commander avec discernement des soldats totalement disponibles et dévoués à leur chef, n’exercer que l’autorité qui nous est conférée mais l’exercer avec passion, dans les stricts domaines où elle doit s’appliquer : « au service des armes de la France ». C’est éviter la tentation du chef de bande et du culte de la personnalité, ne pas vouloir à tout prix être aimé, mais vouloir en revanche aimer soi-même comme on aimerait être ou avoir été aimé.

A titre anecdotique, je reste marqué par l’épisode du souhait d’un de mes légionnaires hongrois à Lourdes qui, au terme d’un émouvant Chemin de Croix, lors d’un pèlerinage militaire international, sollicité de recevoir le sacrement de pénitence par notre aumônier militaire avant la messe qui allait suivre, m’a demandé de se confesser à moi qu’il connaissait par cœur, plutôt qu’à ce prêtre qui l’intimidait…. Commander des Légionnaires, c’est être habité par le souci de les « servir », en épanouissant leur personnalité, en les aidant à découvrir leurs « talents » et à les faire fructifier. Et quelle merveilleuse récompense que leur réussite ultérieure dans la vie civile, grâce à l’équilibre personnel acquis sous le fanion de la Légion, dans l’honneur, la discipline, la fidélité…

Le premier engagement opérationnel dans une mission de « maintien de la paix » auquel j’ai été confronté à la tête de ces Légionnaires s’est produit au service d’une population libanaise dramatiquement frappée par la guerre civile. Arrivés à Beyrouth au printemps 1983, peu de temps après les épouvantables massacres perpétrés dans les camps palestiniens de Sabra et de Chatila, nous avons d’emblée compris que quelques vérités comportementales, et donc de caractère éthique, s’imposaient à nous :

  • Devoir incontournable d’essayer de comprendre le mieux possible la culture et la motivation des parties opposées, d’apprendre à écouter, à entendre, puis à expliquer, en nous attachant à pratiquer à temps et à contretemps ce que j’appellerai la vertu du dialogue.
  • On ne peut rayonner que la paix que l’on a en soi. Et nous étions assez bien préparés à cette mission pour bénéficier d’un tel état d’esprit. A cet égard, les autorités militaires, mais aussi politiques, doivent être attentives au taux d’absence de leur garnison des soldats et des cadres envoyés en lointaines missions extérieures. Il y a un devoir absolu, sans paternalisme, de faciliter la vie familiale de nos soldats, facteur d’équilibre personnel, et finalement d’efficacité professionnelle.
  • Ne promettre que ce que l’on est personnellement assuré de pouvoir tenir. Ma génération est restée lourdement marquée par le terrible destin des Harkis, abandonnés à leur sort inhumain malgré les promesses de la République. Avec une évidente différence d’intensité, mais pas vraiment de nature, j’imagine que ces douloureuses évocations peuvent susciter auprès de responsables civils des échos, qui porteront par exemple sur certains drames du licenciement, et du chômage qui s’ensuit.
  • Encourager et faciliter l’action de nos aumôniers militaires, quelle que soit la religion qu’ils professent, facteur du moral et de l’équilibre de nos soldats en action extérieure.

5. Général commandant en chef en ex-Yougoslavie

Le Liban, où s’opposaient au nom de leurs convictions religieuses, chiites, sunnites, druzes, maronites, m’avait déjà sensibilisé aux vertus irremplaçables de la laïcité, synonyme de liberté de culte, de respect des consciences et des convictions, et de tolérance, par opposition aux deux écueils opposés que sont d’une part le laïcisme, perversion sectaire et liberticide de la laïcité, et d’autre part une religiosité intolérante et source de conflits. Cette profonde conviction a été encore renforcée, dix ans plus tard en ex-Yougoslavie par l’attitude terriblement sectaire de certains Serbes orthodoxes, Croates catholiques, ou Bosniaques musulmans.

A titre d’exemples vécus, j’ai douloureusement ressenti :

  • la scandaleuse instrumentalisation par le Président croate Tudjman de la visite du Pape Jean Paul II à Zagreb, en septembre 1994 : le Pape ne serait venu que rendre un hommage appuyé à celui qui restaurait enfin la Croatie multiséculaire dans sa grandeur passée.
  • l’attitude d’émouvante et obéissante déférence du sanguinaire général Mladic, chef de l’armée serbe de Bosnie, à son poste de commandement de Pale, dans la banlieue de Sarajevo, vis-à-vis du respectable pope orthodoxe à la barbe fleurie, qui était à l’évidence de longue date son directeur de conscience.
  • le comportement fascinant de certains Franciscains de Medjugorge qui, m’ayant invité à partager un verre de délicieuse eau-de-vie de prune de leur fabrication, avaient déposé dans l’antichambre de leur réfectoire leurs Kalachnikov, avant de longuement développer leur thèse de base « Tuez les tous ! Dieu y reconnaîtra les siens ! ». Je me croyais alors dans une scène du film Le nom de la Rose !

Au cours d’une période difficile, mais passionnante, de commandement de la Force de Protection des Nations Unies dans les Balkans (FORPRONU), par ailleurs riche de contacts politico-militaires de haut niveau, et de fréquentes rencontres avec les autorités civiles et militaires des Nations Unies et de l’Alliance Atlantique, se posait souvent à moi une question de fond, aux profondes résonances déontologiques et éthiques : Qui est mon chef ? La France ? Les Nations Unies ? L’OTAN ?

Or « on ne peut servir deux maîtres ». S’impose alors, pour trouver une réponse pertinente, une imploration fréquente de l’Esprit Saint. Je dois confesser que dans mon commandement en ex-Yougoslavie, je l’ai bien souvent appelé à l’aide. Et notamment avant toute grande décision. Par exemple celle d’engager contre les agresseurs serbes de la poche musulmane de Gorazde, en avril 1994, le premier appui aérien réel effectué par des avions de l’OTAN depuis la création de cette Alliance en 1948. J’ai alors éprouvé presque physiquement la valeur inestimable du soutien, immatériel mais si précieux, de la famille et de la « base arrière », soutien de ceux qui pensent à vous et prient pour vous, en l’occurrence par exemple pour moi, prières des Sœurs du Carmel de Vannes ou des Pères de l’abbaye de Timadeuc.

6. Gouverneur des Invalides

La caractéristique de cette fonction que j’ai eu le privilège d’exercer, c’est un contact quotidien avec ceux qui ont sacrifié leur histoire personnelle au destin collectif de la France, avec ceux que leur douloureuse immobilité imposée conduit à la méditation, et à une appréciation profondément renouvelée de ce qui fait la valeur de la vie. Etre attentif aux besoins de compagnie, d’échange, et surtout d’écoute et de réconfort que chacun peut ressentir dans la solitude du soir de la vie amène à évaluer sereinement « ce qui reste dans le tamis des derniers jours », par rapport à ce que l’on imaginait y mettre dans la force de notre âge.

Mérite d’être méditée la fière et sobre devise de l’étendard des Invalides : Tous les Champs de Bataille  ; ceux de toutes les guerres évidemment, et chaque Pensionnaire des Invalides porte dans sa chair la marque douloureuse d’au moins l’une d’entre elles, mais champs aussi des batailles combien meurtrières et cruelles, et chaque jour à recommencer, contre l’isolement, la solitude, la souffrance, et surtout, pire encore, l’oubli et l’indifférence. En cela les Invalides, comme tant de nos associations d’anciens mutilés de guerre, sont un lieu touchant de concrétisation du commandement « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à Moi que vous le ferez »

Désormais Vice-président des « Gueules Cassées », je trouve très stimulante la devise de l’Union des Blessés de la face et de la Tête, « Les Gueules Cassées » : Sourire quand même. Comment mieux traduire le sentiment de la relativité des malheurs de la vie, de l’importance du regard des autres, la réalité vitale de ce besoin permanent de « chercher le Visage du Seigneur », notre devoir de rayonner notre Joie de Ressuscité. Un chef triste est un triste chef, tant est importante une certaine forme d’humour, de nature à détendre les situations inutilement explosives, et à relativiser la gravité des situations auxquelles nous sommes confrontés. A cet égard, le « sens de l’humour » s’apparente, pour moi, au « sens de l’amour », dans la mesure où il tend à rappeler qu’il n’y a pas de désastre irrémédiable pour celui qui sait que la seule réalité vraiment essentielle est la Vie éternelle.

Quelques idées générales

De ces expériences de ma vie de militaire, quelles leçons me semblent transposables à la vie civile, à la vie chrétienne en général ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut envisager les caractéristiques de la vie militaire. Pour le soldat, la vraie question n’est pas l’interrogation pernicieuse et réductrice qui nous est trop souvent posée : « peut-on à la fois être soldat et chrétien ? », mais, et bien dans cet ordre, « comment être soldat, voire chef militaire, quand on est chrétien ? ».

La première réponse qui vient à l’esprit est évidemment la suivante : être habité par le respect de l’homme, de sa dignité, de sa valeur irremplaçable, et être persuadé de la primauté absolue de la vertu de Force sur la perversion de cette vertu qu’est la violence. Mais ce pourrait être la réponse de tout humaniste. Où est la spécificité chrétienne ?

Elle repose, selon moi, sur le fait que le christianisme est porteur de valeurs profondes, qui sont certes des valeurs humanistes, mais transcendées par l’amour de Dieu présent au cœur de tout homme. Au respect de l’homme qui est une valeur humaine fondamentale, nous avons à ajouter une dimension infinie, car nous savons que cet homme est habité par l’amour du Christ, nous savons que le Christ continue d’une certaine façon à s’incarner en tout homme. Et ceci doit évidemment dicter notre comportement au regard de toutes nos rencontres et de toutes nos responsabilités. Le Christ est présent dans la personne de mes chefs, mais surtout dans celles de mes subordonnés et aussi dans celle de mes adversaires.

Il me semble essentiel de distinguer à ce sujet la notion d’ennemi de celle d’adversaire du moment, et de toujours se souvenir que l’opposant d’aujourd’hui sera le partenaire et le plus souvent l’allié de demain, pour agir à son égard en conséquence. En soldat, je récuse, à ce propos, la mauvaise traduction du commandement de Dieu « Tu ne tueras pas ». La vraie traduction, bien différente, est selon moi : « Tu ne commettras pas de meurtre ». Là prennent tout leur sens les notions fondamentales de légitime défense de soi et d’autrui, de maîtrise de la force, et de proportionnalité de la rétorsion, qui fondent la notion de guerre juste déjà évoquée.

Dans cet esprit, l’exercice du commandement par le chef militaire chrétien doit respecter les principes que l’enseignement social de l’Église propose aux catholiques. Ils se résument, selon moi, à quatre :

  • Le premier, nous venons d’en parler, c’est la dignité de la personne. Il constitue le pilier qui sous-tend l’ensemble.
  • De lui découle le principe de subsidiarité, qui est la façon de respecter les personnes au sein d’une hiérarchie et de les responsabiliser. Chaque fois que possible, ne dîtes pas « faites », mais « faites faire ». Et il est clair qu’il y a un lien très étroit entre les principes de subsidiarité et de solidarité.
  • En parallèle à la dignité de la personne, se situe le primat de l’amour. Aimer en commençant par « aimer ses Hommes ». D’ailleurs, nous dit saint Paul dans Corinthiens 1, 13, « l’amour rend service ». On peut considérer cette phrase comme la charte de nos armées, au service des armes de la Nation.
  • Quant au service que le chef militaire doit rendre à ses hommes, il est tout entier contenu dans le mot autorité. Etymologiquement, exercer l’autorité, c’est augere, « faire grandir ». Il faut être convaincu, et l’expérience le confirme bien souvent, qu’en chaque homme, chez chacun de mes légionnaires, sommeillent des aptitudes, dans une discipline qu’il m’appartient de déceler. Et notre tâche est de chercher en permanence à faire émerger en l’autre ses talents parfois cachés, et à l’aider à les faire fructifier au service de la collectivité.

Cette relation de confiance est rendue possible dans toute collectivité humaine si celle-ci devient réellement une communauté de personnes capable de susciter trois dimensions de développement : celle des personnes, celle des relations interpersonnelles, et celle de la solidarité du groupe. Le chef chrétien, militaire, mais évidemment aussi civil, doit d’abord aider les hommes à grandir, à s’épanouir, à développer leurs talents. Mais il doit aussi s’attacher à ce que les relations interpersonnelles soient basées sur la cohésion, la confiance, la solidarité, et l’entraide, plus que sur le rapport de force et la compétition. Il faut enfin que la communauté dont le chef a la responsabilité se perçoive comme partie d’un ensemble plus vaste, vivant et solidaire, qui partage et rayonne les mêmes valeurs. En l’occurrence, s’agissant de nos armées, la communauté en question, c’est encore la Nation, avant peut-être que lui soit ajoutée l’Europe, ou la Communauté Internationale. Mais nous n’en sommes pas encore à ce stade.

En second lieu, dans la crise, comme dans la vie, il est essentiel de s’être posé la question du « pourquoi » et du « comment ». Le pourquoi donne le sens, le comment conduit au choix des modalités de l’action à conduire. On trouve cette distinction entre le pourquoi et le comment dans la doctrine sociale de l’Église, avec la distinction entre Intérêt général et Bien commun. Le pourquoi correspond à l’intérêt général, donne son sens à la mission, et la situe au service des objectifs assignés à la Force armée par le pouvoir politique. Le comment coïncide avec le souci du bien commun, et en crise, pour le soldat avec la doctrine du moindre mal.

A ce sujet, il est évidemment essentiel que tout dirigeant, civil ou militaire, ait une idée claire du pourquoi et du comment de l’action qu’il conduit et des responsabilités qu’il exerce. Et s’il est chrétien, sa vision devra bien sûr s’éclairer de sa Foi et des prescriptions de l’Église sur les domaines en cause.

Troisièmement, dans la perspective de la crise et du conflit, le chef doit avoir gagné, en période de calme et de paix, la confiance de ses subordonnés. Cette confiance, elle s’acquiert par la connaissance mutuelle. Connaître chacun de ses subordonnés, et en être connu. Avoir su échanger dans le calme, à temps et à contretemps. Et plutôt au retour d’un footing effectué en commun que de part et d’autre d’un bureau. Avoir fait ses preuves à l’exercice et dans le drill pour qu’à l’heure de la crise, les subordonnés « obéissent d’amitié », selon la belle maxime du général Frère. Avoir mis en œuvre le sens de l’anticipation, de la sincérité, de l’honnêteté.

Dans le monde militaire, il existe une heure de vérité humaine et chrétienne, à ma connaissance sans véritable équivalent encore dans la société civile : le moment important et délicat où le chef communique leur notation annuelle à chacun de ses subordonnés, qui sont extrêmement sensibles au respect et à la considération qui leur sont manifestés lors d’un long entretien en tête-à-tête, tirant un bilan complet, sincère et constructif de l’appréciation portée sur chacun.

Autre idée essentielle : tout chef qui essaie vraiment de vivre en profondeur les valeurs chrétiennes qui l’animent est aidé, en quelque sorte naturellement, par l’action de l’Esprit Saint. Comme l’ont ressenti certains grands chefs de notre histoire militaire, prendre une décision, surtout si elle est difficile, est toujours plus facile à celui qui a prié auparavant. A mon modeste niveau, j’en atteste par expérience — même si les résultats ne sont pas précisément ceux qui étaient attendus ou espérés, les voies du Seigneur restant souvent impénétrables, tant il est vrai que Dieu écrit droit avec des lignes courbes.

Encore faut-il, excusez-moi d’insister, que cette prière soit personnelle et intime, et ne remette pas en cause cette vertu majeure de notre République qu’est la laïcité. « Pour prier, retire-toi dans le silence de ta chambre ». A cet égard, le chrétien que j’essaie d’être ressent un profond malaise devant les prières publiques faites par certaines autorités, américaines par exemple, qui en appellent à Dieu. Le gamin que j’ai été se souvient trop précisément du « Gott mit uns », gravé sur certains ceinturons, bien avant les appels à la guerre sainte, aux consonances plus contemporaines.

Cette réflexion nous amène à l’essentiel de l’essentiel, qui me semble résider dans la réponse à la question suivante : que peut faire un soldat chrétien — quel que soit son niveau hiérarchique —, pour vivre sa foi, la témoigner et la communiquer à l’intérieur de son unité ? Il n’y a à mon sens qu’une seule réponse : c’est par sa manière de vivre et de se comporter qu’il faut rendre témoignage. Relisons saint Matthieu (5, 16) : « Que votre lumière brille devant les hommes. Alors, en voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux Cieux ». L’exemple est plus éloquent que les discours.

Toutefois, je voudrais souligner la valeur irremplaçable de la communication. Dans mon métier d’officier, j’ai fait l’expérience en tout temps, mais surtout dans les périodes de tension et de crise, de la valeur irremplaçable du dialogue. Convaincre plutôt que vaincre, je l’ai suggéré plus haut. Pour cela, il faut donc avoir appris la langue de l’autre. Comment, par exemple, servir efficacement au développement de la paix en Bosnie sans avoir médité des ouvrages aussi essentiels pour comprendre la culture très riche des populations locales que des livres incontournables comme Le Pont sur la Drina ou Les Chroniques de Travnik du célèbre prix Nobel, Ivo Andric ? Quelles pénibles caricatures de ce thème du dialogue que les longues négociations de paix conduites en novembre 1995, sur la base américaine de Dayton, entre les Bosno-Serbes qui s’acharnaient à « serbianiser » le serbo-croate et les Serbo-Croates qui le « croatisaient » ! Chaque partie exigeait donc des interprètes. Quel précieux temps perdu à des traductions polémiques entre responsables parlant en fait la même langue apprise dans les mêmes écoles !

Rappelons ensuite que l’enseignement multiséculaire de l’Église définit la Paix comme tranquillitas ordinis, « la tranquillité de l’ordre » (saint Augustin, La Cité de Dieu). Mais vient immédiatement à l’esprit la question : quel type d’ordre faut-il promouvoir ? Par quel ordre remplacer le désordre que l’on déplore, pour donner aux hommes et aux femmes victimes de ce désordre la possibilité de vivre dans la liberté, la justice, et la sécurité ?

La réponse est évidemment difficile. Est-ce celle qu’apportent les soldats de la coalition occidentale en Irak ? Ce n’est pas sûr du tout. Pour le soldat, c’est d’abord à la Nation qu’il appartient d’apporter une réponse convaincante, dans le respect absolu des règles déontologiques qui encadrent la spécificité exorbitante qui fait du soldat le détenteur des armes de la France. Mais il est clair qu’in fine, la réponse appartient à la conscience de chacun d’entre nous. Elle sera ce que lui dictera son éthique personnelle, et il peut hélas parfois exister, selon mes définitions, de cruelles incompatibilités entre éthique personnelle et déontologie du métier. La réponse ne peut en tous cas pas faire abstraction des principes moraux enseignés par Pacem in Terris, encyclique fondamentale, qui nous rappelle sur ce thème la place centrale de la dignité humaine et des droits humains.

Je voudrais donc conclure en rappelant les quatre piliers de la Paix, tels que Jean XXIII les définissait dans cette encyclique. Ces quatre piliers sont la Vérité, la Justice, l’Amour, et la Liberté. « La Vérité disait-il, constituera le fondement de la Paix, si tout homme prend conscience avec honnêteté que, en plus de ses droits, il a aussi des devoirs envers autrui ». Et il continuait : « La Justice édifiera la Paix, si chacun respecte concrètement les droits d’autrui, et s’efforce d’accomplir pleinement ses devoirs envers les autres. L’Amour sera le ferment de la Paix si chacun considère les besoins des autres comme ses propres besoins, et partage avec les autres ce qu’il possède, à commencer par les valeurs de l’esprit. Enfin la Liberté nourrira la Paix et lui fera porter du fruit si, dans le choix des moyens pris pour y parvenir, chacun suit sa raison, après avoir saisi toute occasion de l’éclairer, et assume avec courage la responsabilité de ses actes ».

Quel édifiant et exigeant programme pour fonder l’éthique d’un chrétien, qu’il soit civil ou militaire !

Conclusion

Il m’apparaît, en conclusion que la Paix n’est pas tant une question de structures que de personnes. Certes les structures et les procédures de paix — juridiques, politiques, et économiques par exemple — sont nécessaires, et d’ailleurs souvent précises : citons dans le domaine militaire les Conventions de Genève et ses protocoles additionnels ; citons aussi les récents outils de la Justice Internationale, sur laquelle il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire, que sont les Tribunaux internationaux, ou la Cour pénale internationale, en cours de montée en puissance à La Haye. Mais ces structures et ces procédures ne sont elles-mêmes que le fruit de la sagesse et de l’expérience accumulées au long de l’histoire, à travers d’innombrables gestes de paix posés par des hommes de paix qui ont su persévérer dans la voie de leur conscience sans céder au découragement.

A mon modeste niveau, je retiens en résumé, en matière d’éthique, trois attitudes d’esprit qui doivent animer le soldat et le chef militaire qui consacre sa vie au service de la Paix, et qui espère, le moment venu, recevoir la récompense promise dans les Béatitudes aux artisans de paix :

  • la conscience aiguë du fait que la paix n’est pas un état, c’est une dynamique. En la matière rien n’est jamais durablement acquis, et le soldat a un rôle particulier à jouer. La paix se mérite sans cesse, au prix d’investissements matériels, mais aussi et surtout, moraux et spirituels, et donc éthiques. A chacun d’apporter sa pierre à l’édifice commun, à la mesure de sa propre paix intérieure.
  • le respect rigoureux et inconditionnel de la personne humaine, en qui je vois la personne du Christ, son image et son message.
  • la primauté absolue de l’exemple sur le discours.

Général Bertrand de Lapresle, né le 5 septembre 1937 à Marseille, entré à Saint-Cyr en 1957. Du grade de lieutenant en Algérie à celui de général d’armée en ex-Yougoslavie, quarante années de commandements opérationnels.

[1] « L’éthique des décideurs » Ouvrage préfacé par Henri de Castries, édité aux Presses de la Renaissance, septembre 2004.

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