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L’évangélisation face à la crise de la raison

Thibaud Collin

L’annonce de l’Évangile est une exigence baptismale. Cette annonce peut prendre des modalités diverses mais la nécessité d’une annonce explicite a été rappelée par tous les derniers papes. En quoi le « régime mental » dans lequel nous vivons est-il une circonstance à prendre en compte par ceux qui décident de répondre à cet appel du Christ et d’annoncer à nos contemporains la Bonne Nouvelle du Salut ? Comme le dit l’adage scolastique : « ce qui est reçu est reçu selon le mode de celui qui reçoit ». Dès lors, le danger est grand pour l’évangélisateur de sous-estimer le conditionnement que forme l’esprit de notre époque et ainsi de rater son objectif par négligence dans le discernement des circonstances.

On pourrait objecter que l’évangélisation n’est pas du marketing et qu’il est tout à fait inapproprié d’aborder cette activité avec les canons de l’efficacité en cours dans la communication mondaine. L’évangélisateur n’aurait pas à chercher à convaincre, il ne serait là que pour témoigner ; et beaucoup de reprendre les mots savoureux de sainte Bernadette, à propos de la Vierge, en réaction au scepticisme des gendarmes : « Elle ne m’a pas chargé de vous convaincre, mais simplement de vous le dire. » N’est-ce pas, en effet, Dieu qui touche les cœurs et les tourne vers Lui, et non pas moi ? N’y-t-il pas un secret orgueil à m’imaginer que je puisse convertir par mes propres paroles, ajustées à la « cible » ? Il y des tableaux de chasse mais pas d’évangélisation.

Tout cela est certes frappé au coin du bon sens chrétien mais recèle un danger opposé, peut-être beaucoup plus tentant, à savoir un certain angélisme, un refus de saisir l’épaisseur de la coopération que le Seigneur exige de nous pour étendre son Salut à tous. Parce que, si l’on suit cette critique jusqu’à ses présupposés ultimes, on peut tout aussi bien en conclure que, nos paroles comptant si peu, à quoi bon les prononcer et même à quoi bon parler du Bon Dieu ? N’est-Il pas assez grand pour se présenter tout seul à ceux que nous côtoyons ?

Dans l’absolu, sans nul doute, mais si Dieu a voulu étendre sa Vigne par d’humbles ouvriers, il convient alors de Lui répondre avec le plus de générosité possible, et donc aussi le plus de compétence possible. L’évangélisation est une activité humaine par laquelle nous coopérons au travail de l’Esprit-Saint dans les cœurs et les intelligences et, à ce titre, comme tout acte régi par la vertu de prudence, elle se doit de prendre en compte les circonstances, notamment ici le conditionnement social et mental. Il est temps de préciser ce qu’il convient d’entendre par là.

Normal, le pluralisme ?

Notre régime mental est le relativisme ou le pluralisme de droit. Celui-ci se distingue du pluralisme de fait qui consiste à constater que sur tel sujet il existe différentes positions irréductibles. Ainsi certains croient que Jésus est Fils de Dieu et d’autres croient qu’il n’est qu’un prophète voire un imposteur. Le pluralisme est vu par le sens commun libéral comme le régime normal de la raison dans une société libre, c’est-à-dire dans laquelle le pouvoir politique n’impose pas une conception de la vie bonne. Toute la question est de savoir ce que l’on entend par normal. Soit cela désigne l’objet d’un constat sociologique et on en reste au pluralisme de fait ; soit on le considère comme l’expression de la nature de la raison et on aboutit au pluralisme de droit. Il faut entendre par cette expression que la pluralité des positions est intégrée comme légitime (et irréductible en elle-même) par chacun des interlocuteurs. Ainsi par exemple la question « Dieu existe-t-il ? » Dans une optique de pluralisme de fait, on constate que les réponses sont différentes et donc opposées. C’est-à-dire, de deux choses l’une : soit Il existe, soit Il n’existe pas. Les deux propositions ne peuvent pas être vraies ou fausses en même temps. Elles ont exclusives. Dans une optique de pluralisme de droit, les réponses diverses ne sont plus interprétées comme contradictoires mais comme l’expression d’une conviction enracinée dans une identité à respecter. Le critère de vérité a été exclu de la question, qui dès lors devient indécidable en elle-même. « Pour toi, Dieu existe. Pour moi, il n’existe pas. » Celui qui prétend affirmer la vérité, et donc l’erreur dans laquelle se trouve son interlocuteur, est perçu comme intolérant et irrespectueux. Ce « régime de la conviction » repose, selon Marcel Gauchet, sur un choix mais sur « un choix dont je suis moi-même, en fait, l’objet : son enjeu n’est pas du côté de la vérité du message auquel je me rallie, mais du côté de la définition subjective qu’il me procure ». Cette reconfiguration identitaire de la croyance en terme de conviction exprimant mon moi, et à ce titre devant être respectée, est au cœur de nombreux phénomènes actuels (communautarisme, « épidémie des phobies » ?, etc.).

Un défi pour les chrétiens

Or ce pluralisme de droit heurte de plein fouet l’annonce de l’Évangile. Comme l’affirme le cardinal Ratzinger dans la conférence magistrale qu’il a donnée à la Sorbonne pour le jubilé de l’an 2000 : « Au terme du IIe millénaire, le christianisme se trouve, précisément dans le domaine de son extension originelle, en Europe, dans une crise profonde, qui se fonde sur la crise de sa prétention à la vérité. » Cette altération actuelle du goût de la vérité n’est pas sans conséquences sur l’évangélisation. Rappelons que la vérité est « l’adéquation de l’intelligence au réel », autrement dit qu’elle implique la reconnaissance par l’homme qu’il n’est pas mesure de tout ce qui est. Ma subjectivité ne se réalise pleinement qu’en se recevant d’une Source qui lui est antérieure et supérieure et en se décentrant vers une réalité qui s’offre à elle. Le réalisme de la connaissance est donc le présupposé de toute adhésion de foi. D’ailleurs une réelle conversion ne semble pouvoir être vécue que dans un tel terreau. Comment se laisser toucher par une rencontre si je pense que ce que j’ai rencontré n’existe pas vraiment, que ce n’est qu’une construction mentale ou une simple conviction qui m’aide à vivre ? À l’heure où il s’agit de « construire un sens à sa vie », l’évangélisation risque donc d’apparaître comme une tentative pour imposer à autrui sa conviction personnelle et donc comme une violation de la « liberté de conscience ». Si on ajoute à cette disposition sociale la diffusion d’une vision faussée de la théologie des religions et de l’œcuménisme ainsi qu’une mauvaise compréhension de la volonté salvifique de Dieu, l’élan missionnaire pour le « salut des âmes » apparaît à beaucoup comme le résidu d’un christianisme archaïque et « moisi ». Pourquoi évangéliser si tout le monde est de toute façon sauvé ? L’éclipse massive, dans certaines sphères ecclésiales, de la prédication sur les fins dernières contribue à considérer l’évangélisation comme une activité suspecte et réservée aux « sectes ». Contre de telles dispositions mentales, dont il faut mesurer la force de nuisance, les derniers papes, du Bienheureux Paul VI au Pape François, n’ont eu de cesse de rappeler l’urgence et le devoir impérieux de l’annonce explicite de l’Évangile à nos contemporains. Admettons que les raisons internes à cette crise disparaissent grâce à une vie et à une formation intellectuelles et spirituelles adéquates, il n’en demeure pas moins que le pluralisme de droit nommé plus haut demeurera une puissante disposition mentale brouillant le statut des paroles et du témoignage chrétiens. Comment relever un tel défi ? Comment affronter le relativisme postmoderne qui est bien souvent le nouveau visage du laïcisme, et qui pour cette raison passe inaperçu, car il semble plus doux et paisible que sa forme anticléricale antérieure ? Ce n’est plus : « Tu n’as pas le droit de parler ! » mais plutôt : « Cause toujours tu m’intéresses ! » On me laisse certes parler mais mes paroles sont comme dévitalisées car reçues comme l’expression de ma seule subjectivité, par définition relative à moi.

Renverser les perspectives

Le premier élément, non pas de réponse (qui pourrait prétendre régler en quelques mots un problème si profond ?) mais de réflexion, concerne le regard de celui qui annonce le Salut en Jésus Christ. Se voit-il comme le membre d’une communauté minoritaire, plus ou moins tolérée par une société indifférente et relativiste ? Une telle approche sociologique dispose, soit à transiger pour amadouer son interlocuteur et se faire accepter comme un interlocuteur crédible et valable, soit au contraire à sur-jouer la radicalité sous un mode contestataire. Ces deux manières d’assumer la marginalité dépendent d’une même approche mondaine. L’autre attitude est de se percevoir comme au centre et au sommet du monde, non pas bien sûr par ses seuls forces et mérites, mais en tant que participants de la nature divine. Par ce « retour au centre », le point de vue sur le monde et sur mes interlocuteurs est celui là-même de Dieu, Créateur et Sauveur de ce même monde et de ces mêmes interlocuteurs. Or c’est Lui qui m’envoie comme témoin auprès de ceux qui ne le connaissent pas ou qui L’ont oublié. Mais ceux-là sont déjà dans les mains de Dieu. Dieu est toujours déjà-là en eux. Il est le Seigneur de l’univers et de notre société comme de toutes les sociétés humaines. Certes sa royauté n’apparaît pas selon les critères mondains mais « comme elle éclate en son ordre ! » L’évangélisateur n’est donc pas cet excentrique qui va s’excuser de déranger ses interlocuteurs, c’est celui qui s’adresse à eux en sachant que Dieu y est déjà mystérieusement présent et que donc ses pauvres paroles n’ont pour fonction que de faire (re)naître un écho, une réminiscence, desceller une source intérieure qui bien que recouverte est là. Notons que ce renversement de perspective ne consiste pas à passer d’un complexe d’infériorité à un complexe de supériorité, mais à se recevoir soi-même comme envoyé par le Seigneur auprès de ses autres enfants, au sein d’un monde qui n’existe que parce qu’il est maintenu dans l’être par son Amour et sa Sagesse. Nous sommes envoyés comme les fils du Roi, non pas comme conquérants, selon une logique de puissance militaire ou commerciale, mais comme mendiants selon une logique de reconnaissance de ce qui est déjà offert et qui attend d’être accueilli. « Je me tiens à la porte, et je frappe. » (Ap 3,20)

Le deuxième élément de réflexion, articulé au premier, est de renouer la trame de la rationalité chrétienne entre annonce de l’Évangile, désir de vérité et sens de la vie. En effet, de deux choses l’une : soit on considère que, la postmodernité ayant déconstruit le concept de nature humaine et de loi naturelle (principalement l’inclination de l’esprit humain vers la vérité), la nature humaine a effectivement disparu. Mais alors c’est que cette nature humaine n’a jamais existé et que les présupposés anthropologiques et logiques de la foi chrétienne sont faux aujourd’hui comme hier. Dans ce cas, on ne voit pas ce qui resterait à annoncer ! Soit on considère que, bien que nous vivions une crise profonde de la raison, celle-ci demeure mue, même à son insu, par la vérité à laquelle elle est proportionnée par son Créateur. La prétention chrétienne à la vérité a alors pour conséquence collatérale de réveiller, voire de restaurer, le désir de vérité immanent à l’homme en quête de bonheur. Cela ne signifie pas que toute annonce explicite est l’occasion d’une telle réappropriation de ce qui était jusqu’alors enfoui, mais cela permet de déployer les implications anthropologiques de l’évangélisation. Comme à chaque période de crise dans l’histoire de l’humanité, l’Église une nouvelle fois joue son rôle de suppléance. « La foi sauve la raison » car la foi est participation à la Raison divine, source de tout être doué de raison. L’évangélisateur, englué dans le brouillard du pluralisme de droit, peut ainsi s’en libérer en recevant de cette « lumière de foi » la certitude que ses interlocuteurs possèdent en eux une soif de vérité irréductible à tout conditionnement social et mental. Cette prise de conscience permet, et peut-être exige, de questionner son interlocuteur sur son propre rapport à la vérité dans la conduite de sa vie. Bref, l’évangélisateur qui veut aujourd’hui communiquer le Christ qui l’habite doit peut-être aussi se faire un peu Socrate.

Thibaud Collin, marié, père de quatre enfants, agrégé de philosophie, enseigne la philosophie à Paris au collège Stanislas. Auteur de Divorcés remariés : l’Église va-t-elle (enfin) évoluer ? (DDB, 2014)

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